Je rentre d’une visite de trois jours à Tanger, invité par l’Institut français et par l’Ecole supérieure du roi Fahd de communication et de traduction, où se tenait une importante rencontre (annuelle) réunissant quelques trois-cents chercheurs (spécialistes des médias, politologues ou sociologues) venus de quantité de pays (Etats-Unis, Union des Emirats Arabes, Europe…) pour réfléchir aux formes et aux implications de la « communication de crise » ; on m’avait proposé d’y faire la conférence d’ouverture.
Une visite à Tanger ne se refuse pas. Je me souvenais très mal de cette ville, traversée à deux reprises sans vraiment nous y arrêter, et on m’assure d’ailleurs qu’elle a beaucoup changé. J’avais emporté en viatique le livre de mon ami grenoblois Robert Briatte, qui y vécut et y enseigna deux années, s’y liant d’amitié avec Paul Bowles (et sa femme Jane) dont il écrivit la biographie. Et certes Tanger demeure une ville propice aux écrivains et aux artistes, où l’on s’enorgueillit d’avoir (diversement) retenu des créateurs aussi réputés que Delacroix, Matisse, Jean Genet, William Burroughs ou Roland Barthes qui tous, moins longtemps sans doute que Bowles, y séjournèrent. Cela me rappelle une cocasse conversation que j’eus avec Michel Tournier, dont j’avais commenté le chef d’œuvre Le Roi des Aulnes dans la revue Critique (en 1971, mon premier article publié !). « Et où partez-vous en vacances ? – En Afrique ». Venant de l’auteur de Vendredi, j’imaginais l’immersion dans un paysage vierge, une remontée vers les origines. « Oui, je vais assez souvent à Tanger ! »… Les motifs sans doute sexuels de cette villégiature n’en faisaient pas une destination spécialement héroïque.
Le nom de Tanger m’évoque une musique des Beatles, un rocher en vis-à-vis de Gibraltar (les fameuses « colonnes d’Hercule ») et l’idée encore plus floue d’une tangente, une façon de prendre la fuite mais aussi d’effleurer ou de longer cette réalité énorme et grondante, la mystèrieuse et profonde Afrique dont Tanger, n’en déplaise à Tournier, n’est au plus qu’une infime protubérance tournée vers nous, une tête d’épingle faisant mine, à l’endroit le plus resserré du détroit, d’agrafer les deux rives.
Il est assez émouvant, depuis les remparts de la Casbah, de contempler la côte d’Espagne. Descendus de la terrasse du Café bleu, nous n’y étions pas seuls : une dizaine de jeunes gens qui semblaient soutenir les murs regardaient eux aussi vers l’autre continent, comme on enjambe avec le long espoir du regard un bras d’eau infranchissable. L’étroitesse du détroit ne peut que faire rêver, combien cette mince barrière aura provoqué de drames ? Deux sœurs championnes de natation, racontait le journal lu dans l’avion, venaient de la franchir courageusement à la nage, avant de retourner chez elles de ce côté-ci : elles n’avaient voulu, ont-elles déclaré au terme de leur exploit, que décourager les candidats au départ et leur rappeler « de quel côté étaient leurs racines »… La distance à couvrir est de quinze kilomètres environ mais il faut compter avec les courants, et comment se représenter sans frémir tous ceux, épuisés à mi-course, que l’eau a emportés irrémédiablement vers le large, perdus à la dérive entre deux côtes qui s’écartent à chaque minute davantage, quelque effort qu’ils fassent, happés par le néant aussi sûrement que les cosmonautes du film Gravity, et avec aussi peu de réserve de ciel ou d’air…
On songe aussi au film de Téchiné, Loin, tourné ici sur le port de Tanger (aujourd’hui déplacé), d’où les clandestins tentent par tous les moyens de se glisser à bord des camions. Les trafics en tous genres sont intenses à partir de cette côte, extrême passerelle vers notre grasse Europe, et Robert m’a raconté comment sa voiture de paisible prof rentrant en France via Algésiras s’était trouvée à deux reprises désossée par les douaniers, à la recherche de la drogue.
Nous avons habité ici successivement deux hôtels, le Rembrandt puis le Ryad Mogador plus loin sur la baie. Le premier soir, nous nous sommes rendus par la petite rue très commerçante de la Liberté, après avoir longé le consulat de France, la galerie Delacroix et le très bel hôtel Menzeh, au cinéma le Rif qui regarde les murs de la Médina. Il fait courageusement office de cinémathèque ou de salle d’art et d’essais et on y projetait ce dimanche « La Soif du mal » d’Orson Welles (Touch of evil), une autre histoire de frontière (Mexique-USA) tournée en 1958. Il est difficile d’approfondir en une seule vision les coups de sonde de ce film très noir ; c’est la troisième fois que je le voyais, avec toujours le même frisson devant le jeu d’Orson lui-même prêtant sa peau bouffie au plus pourri des flics, les ennuis de Janet Leigh au motel (dans celui de Psycho d’Hitchcock, elle mourra poignardée sous la douche), ou l’inoubliable Marlène en tenancière d’établissement, dont un piano mécanique ponctue les apparitions. « He was something of a man », sa dernière phrase détachée en épitaphe sur le cadavre énorme de Welles avalé par les immondices de la rivière, autant que la lancinante musique du bastringue collée à sa silhouette de gitane hanteront longuement le spectateur.
Or c’est à quelques encablures d’ici que le même Orson Welles tourna, six ans avant ce mémorable film et dans le décor naturel des remparts d’Essaouira-Mogador, les scènes les plus fortes de son Othello, « ou de quoi que ce soit d’autre qui serait fait de la matière dont on fait les rêves », précise Robert dans son livre-hommage à cette « principauté du vide », Tanger s’il y a lieu (L’Entreligne, 1988).
Ce n’est pas le vide qui nous attendait à l’ouverture du colloque mais la précipitation joyeuse et fébrile des étudiants à me tendre leurs micros et à me submerger de questions, avant et après la conférence que je prononçais (et dont je donne en document le texte). Pour la première fois de ma vie, je crois, j’étais traité en VIP, en « guest star », et il est assez revigorant de voir notre pédagogie, le plus souvent morne et routinière de ce côté de la mer, se changer là-bas en émulation, en ébullition de curiosités touchant le rôle de la philosophie dans les études de com, mais surtout les « printemps arabes » (comment sont-ils vus par l’Europe ?), les « mensonges des médias », les chances d’une démocratie assistée par les nouvelles technologies, le rôle des réseaux sociaux face aux divers pouvoirs (dans un pays, le Maroc, qui compte le plus d’internautes parmi les pays arabes), et toujours la place qui revient à la religion dans tout ça !… Les questions personnelles ne sont pas épargnées, comment êtes-vous devenu l’homme que vous êtes ? Pourquoi vous intéressez-vous à Aragon ? et tout en répondant d’abondance, incapable de me dérober à tant de sollicitude, je constate du coin de l’œil que ma femme Françoise est également assiégée par une troupe qui ne la lâche plus, depuis qu’ils ont identifié en elle la psychanalyste…
Moi-même retraité de l’Université depuis neuf ans, je retrouve à Tanger un contact perdu avec la jeunesse étudiante – et pour naïves que soient les questions dont ils m’assiègent, comme elles sont bienvenues dans un monde qui leur mesurera si chichement l’avenir, et qui laissera la plupart de leurs demandes sans réponse… Pourquoi dites-vous qu’on n’a jamais que les médias qu’on mérite ? Pourquoi cette association de la culture et de la clôture ? Vous croyez vraiment la démoncratie impossible sans la laïcité ? Et que pour traduire il faut entrer dans le monde de l’autre ? Pourquoi opposez-vous la communication à l’information ? Et surtout, et toujours : quels conseils pouvez-vous nous donner ?
Je suis comme un juke-box dont ils presseraient tous les boutons à la fois. Chers jeunes gens, si je peux revenir pour quelques conférences à l’invitation du Professeur Tayeb Boutbouqalt, ou d’Alexandre Pajon le dircteur de l’Institut français qui m’ont fait si bon accueil, nous traiterons ces questions avec moins d’impatience et j’essaierai vraiment, je vous le promets, un peu plus longuement d’y répondre.
Laisser un commentaire