J’ai donc tenté de suivre, dans cette étude aux thèmes emboîtés, une certaine logique de la résonance, des assonances ou des échos qui furent pour Aragon l’un de ses buts les plus désirables, celui de construire un monde sonore, un monde « habité par le chant », où la maison des sons abrite nos vies et les nourrisse avant que les désaccords, le bruit simple et la mort physique ne réduisent ces musiques à néant.
Nous ne sommes un sujet qu’en résonnant pour ou dans un autre sujet, de sorte que cet écho, rassurant voire jouissif, implique un glissement ou une certaine confusion des genres et des identités. Pétri de relations, donc vulnérable, l’amoureux mais aussi bien n’importe qui tiennent leur être de l’Autre, qui les soutient à l’existence : « Je suis soulevé de terre par une force en moi qui vient d’autrui » (page 179). Il n’est pas difficile dans le cas d’Aragon de nommer cette force ! Toute la dernière partie de la section finale, « Elsa entre dans le poème », renchérit sur cette dépendance banale par une déclaration d’allégeance totale (qu’on lisait déjà dans Le Roman inachevé et tant d’autres titres), page 181 :
Je n’entends plus dans ma voix que sa voix
Je ne vois plus que ce que ses yeux voient
Abnégation renouvelée page 182, où nous lisons par exemple
Musique de ma vie ô mon parfum ma femme
Empare-toi de moi jusqu’au profond de l’âme
Entre dans mon poème unique passion
Qu’il soit uniquement ta respiration
Il est curieux de remarquer que l’apostrophe « unique passion » peut se lire comme une apposition à « mon poème », par où le poème d’amour se retourne ironiquement en amour du poème : Elsa n’y entrerait que comme son pré-texte, la dévorante passion d’Aragon demeurant avant tout d’écrire ! De même l’étrange topique de l’alter écho, en fusionnant Aragon à celle qu’il dit adorer, brouille la frontière entre elle et lui, confond deux êtres en un, en permettant du même coup à cette louange obsédée de lui revenir : l’amour fou qu’on prenait pour le comble de l’altruisme se retourne en narcissisme bien compris, plus Aragon fait l’éloge délirant d’Elsa et plus il fait le sien… (Ce retournement deviendra patent dans La Mise à mort, où l’éloge dithyrambique du chant de Fougère par Anthoine ne célèbre en dernière analyse que son propre chant.)
Ou pour le dire autrement : le masochisme évident de tant de déclarations amoureuses de notre auteur ne l’abaisse que pour mieux l’exalter, le masochisme est une ruse du narcissisme.
Les dernières pages des Poètes (avant l’Epilogue), concernent particulièrement notre séminaire consacré (sur le papier) aux recherches « génétiques » puisqu’Aragon, pour y parfaire son allégeance amoureuse et répondre à une interrogation précédente mais cruciale, « qui vraiment parle et d’où vient la chanson » (page 29), nous découvre une surprenante scène d’écriture :
J’essayerai pour toi cette fois de me suivre
De reconstituer mon itinéraire tâtonnant la genèse
Comme dit l’autre du poème
Quelle valeur accorder à cette soi-disant remontée génétique aux sources de son inspiration ? Aragon veut nous prouver que l’origine de son chant est en Elsa, il se montre obsédé par cette attribution. Le « matériau » (dirait le psychanalyste) qu’il apporte est évidemment invérifiable, ou sujet à caution : n’arrange-t-il pas les mots biffés et réécrits, avec un soin maniaque, en vue d’une conclusion acquise d’avance ? Sa quête d’origine (« D’où me viennent les mots que je lie et délie » page 185) lui découvre (page 202)
Une origine flagrante à ma pensée
D’être réduit à l’écho l’inconscient écho de tes paroles
Et le livre est là sur mes genoux avec cette statue écrite il n’y a pas à discuter
noir sur blanc
La chauve-souris, comme la Victoire de Samothrace, sont empruntées au chapitre 28 de Roses à crédit (Gallimard 1959), le roman d’Elsa Triolet qui ouvre le cycle « L’Âge de nylon ».
Dont acte. Et après ?
Au terme d’un livre largement consacré à la question, en effet obsédante, de l’origine (que le jeune Louis dut ruminer souvent), ces pages qu’on dira laborieuses, ou labyrinthiques, s’achèvent sans surprise et au bout du compte (du conte ?), pour conclure ou pour tout simplifier (tout résumer) sur le Nom capital, placé « pour en finir » page 205 comme butée à ce long poème :
Et ma vie au bout du compte
Se résume au nom d’Elsa
Entrer dans l’orchestre
Une telle conclusion, si elle fermait notre volume, serait cependant trop convenue, ou étriquée, ce qu’Aragon dut sentir puisqu’il fit suivre « Elsa entre dans le poème » d’un somptueux, d’un vertigineux « Epilogue » où pour le coup Elsa absente a quitté la page ou la scène.
Il y a une contradiction sidérante, qu’Olivier Barbarant ne semble pas apercevoir dans sa Notice de l’édition Pléiade des Poètes, entre l’allégeance ou l’offrande acharnée qu’Aragon fait de son inspiration à Elsa, et la leçon la plus constante de ce volume, une leçon ou une conclusion plus exaltantes que la répétition du nom de l’aimée à la source de tout chant. Cet opus de 1960 passe en effet en revue quantité de chants ou de figures d’intercesseurs qui tous ont façonné la voix de notre auteur. Si Aragon, féru d’histoire et de remontées génétiques, se penche sur la ou les sources de sa poétique, il ne peut sans un extraordinaire étrécissement de sa quête d’origine borner celles-ci à un roman d’Elsa ! La prospection conduite dans les pages précédentes a mis en évidence un ruissellement de paroles affluentes qui toutes ont enfanté l’auteur-fleuve des Poètes, dont tout le texte donne à entendre un magnifique chant de reconnaissance : Aragon cite ses sources, il leur rend grâce comme peu de ses contemporains ou de ses confrères en écriture surent le faire. D’Eschyle à Elsa, le catalogue des inspirateurs n’est pas mince, et l’arbrisseau de ce dernier nom ne saurait nous cacher leur forêt…
Mais un autre retournement est à méditer. Qui vraiment parler (et) d’où vient la chanson… La question ici ou là rampante, et qui surgit en pleine évidence avec le chant majeur de l’Épilogue, n’est plus celle, génétique, de l’origine, mais celle de la destination et des successeurs (qui feront l’objet d’un chapitre du Fou d’Elsa) ; non de l’amont, mais de l’aval du chant. Non pas d’où vient, mais où va l’écho ?
Lors de la parution de ce livre, l’auteur des Poètes atteint l’âge de soixante-trois ans. Il sait, avec Elsa et comme lui-même l’a martelé dans La Semaine sainte, que leur grande affaire à tous deux est d’ouvrir l’avenir, de quoi, par qui sera-t-il fait ? (Contrairement aux Grenadins, qui n’en ont pas.) Tout le texte de l’Épilogue, si savoureux à mettre en bouche, constitue une poignante transmission de cette question aux jeunes gens, une réflexion d’une ampleur peu commune sur ce que c’est que transmettre, sur les futurs acheminements du chant. Pour lequel il n’y a pas de route tracée d’avance : comme il le redira dans Blanche ou l’oubli, les écrits sont des bouteilles à la mer, promis à tous les hasards de la tempête, aux injustices d’autrui et à la distraction. Pourtant, il faut parier sur l’écho,
(…) le chant n’est pas moins beau quand il décline
Il faut savoir ailleurs l’entendre qui renaît comme l’écho dans les collines
Nous ne sommes pas seuls au monde à chanter et le drame est l’ensemble des chants (page 212)
La sublime conclusion de l’Épilogue fait de l’orchestre ou du chœur des hommes l’aboutissement des échos et l’horizon du chant. Ses accents passent de bouche en bouche, comme on lisait déjà page 172,
Chante chanson d’un chanteur à l’autre ah chante
Chante chanson comme la flamme d’arbre en arbre
Comme la foudre de clocher en clocher
Force érotique de liaison et vecteur d’unisson, le chant rassemble les hommes, les soulève et peut propager l’incendie. Chanter c’est chercher à s’unir, s’étendre, libérer une force collective « qui ressemble à l’amour » (page 171) puisque les lendemains, l’idéal autant que l’amour irrésistiblement se chantent… Son chant déborde le chanteur en direction des autres, il demande à être repris. Les pages 172-175 développent cette « charnelle appartenance à l’orchestre », où l’auteur est amené parfois à n’être plus « qu’un moment du thème et l’accomplissement / Passager de ce qui vient après moi » ; où, comme le fanal intermittent du phare, « Sans le savoir je gifle la nuit ». Cette splendide métaphore des égarements et des retours de l’écho illustre bien la distribution hasardeuse des paroles du poète, leur transmission au petit bonheur… Or ceci s’écrit l’année même où Léo Ferré met en musique les dix poèmes de son album consacré à Aragon. Où, prenant essor sur ce disque, le relais de la musique ainsi accouplée aux vers va susciter en avalanche les voix de Jean Ferrat, Marc Ogeret, Monique Morelli, Catherine Sauvage…, il est impossible de citer tous ces successeurs, ces généreux souffleurs de vers ou d’échos.
Lit-on encore Aragon aujourd’hui ? me demande-t-on quelques fois, avec dans la voix pressée d’enterrer ce gêneur la pointe d’un soupçon… Oui, les chiffres de l’éditeur sont bons, mais c’est surtout par la chanson qu’il touche le public : Aragon depuis Léo Ferré nous entre par les oreilles, les chansons l’ont emporté dans la bataille de la transmission, l’écho a gagné la partie.
(Fin de « Aragon et la chauve-souris »)
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