On connaît les démêlés de Woody Allen avec la psychanalyse, le catalogue de ses commentaires ou de ses blagues à son endroit remplirait un volume, qui ne manquerait d’ailleurs pas d’intérêt ! Au-delà de ses inépuisables vannes sur ce sujet, il lui est arrivé pourtant de consacrer tout un film à des aspects essentiels de la cure, comme l’identification ou le transfert traités avec légèreté mais profondeur dans Zelig, ou avec ce film Une autre femme que je découvre tardivement, et qui pour plusieurs raisons m’émerveille.
Sa sortie en 1988 n’aurait reçu aux E.-U. qu’un accueil mitigé ? Déçue, la maison de production Orion se serait alarmée du virage pris par son auteur, de moins en moins drôle, voire carrément grave ? Les raisons d’apprécier Woody ne sont décidément pas les mêmes de part et d’autre de l’Atlantique, et le purgatoire (pour ne pas dire plus) auquel un maccarthysme d’un type nouveau le condamne aujourd’hui en dit long sur le niveau culturel de l’Amérique, après quatre années de présidence Trump !
Woody est devenu indésirable et inaudible dans son propre pays ? Raisons de plus pour accueillir ce trésor national, le fêter et tenter d’entendre ce que dans ce film exceptionnel il nous dit.
Marion Post (Gena Rowlands)
Entendre, le maître-mot de toute cure, est précisément au cœur de cette intrigue : dans le studio où elle s’est retirée pour écrire, Marion (Gena Rowlands) entend littéralement des voix. Par un conduit d’aération, les dialogues du cabinet de psychanalyse qui jouxte son appartement lui parviennent clairement, quoique légèrement assourdis par une distance qui pourrait être aussi celle de l’imagination, de la méditation ou du rêve. Donc Marion entend des voix. Et, depuis cette retraite propice aux états modifiés de conscience ou à une écoute paradoxale, il lui semble très vite qu’une voix en particulier, qu’elle se met à guetter et à écouter anxieusement, lui parle d’elle.
Quel tremblemenr de terre pour cette professeure de philosophie, directrice de son département, quinquagénaire respectée pour sa réussite sociale et professionnelle ! Dans le cours d’une vie apparemment sans histoires, le pitch ou la péripétie de cette intrigue insinue ce qu’un freudien nommerait peut-être l’irruption d’une inquiétante étrangeté. Ce concept mal cerné, et accueillant, recouvre en particulier (si l’on en croit le texte canonnique de Freud intitulé Das Unheimlich) des expériences de dépersonnalisation, ou plus exactement qui décentrent le sujet en le faisant douter du lieu (« familier ») où il se trouve. Das Unheimlich déplace le foyer, le siège de la conscience ou des représentations ordinaires : quelqu’un, de là-bas (à quelle distance ?) me parle, au sens fort ou transitif de ce verbe, et ce quelqu’un est donc mon double, mon intime ou mon miroir. Je suis parlé(e) par l’autre, je m’entends dans sa voix – quelle impensable topologie ! Et quel désir invincible d’approcher cette autre femme s’empare aussitôt de moi (qui, où moi ?)… Marion n’est pas sujette à perdre facilement la tête, la folie n’est pas son fort mais on la sent ébranlée, ou gravement déstabilisée, par cette écoute d’abord involontaire, qui va pousser et aggraver en elle une lézarde, tout un travail de sappe ou de déconstruction d’une personne qui se croyait accomplie, voire heureuse, alors qu’elle se cramponnait à la cuirasse ou à la façade de ce qu’on appellerait avec Winnicott son faux self.
Woody a souvent scenarisé la dénonciation (ou l’impossible dénouage) par un personnage de son identité truquée, ou enlisée, les impostures étouffantes du rôle que l’individu se donne pour paraître, ou se croire plus vivant : Alice, Blue Jasmine, ou (chroniqué ici même) le magicien trop sûr de ses trucs dans Magic in the moonlight… Les ravages du mensonge qu’on se fait à soi-même, un caractère corseté de principes hautement proclamés, la mauvaise foi, la comédie, offrent autant de ressorts à la fois comiques et tragiques, bien exploités par Woody. On a souvent rapproché cette Autre femme, le plus bergmanien, le plus intérieur de ses films (après Intérieurs et September), des Fraises sauvages où un vieux professeur est amené, au soir de sa vie, à une révision déchirante de ses étouffantes valeurs. Chez Bergman, je citerais surtout Sonate d’automne, pour l’affrontement très dur de la mère, pianiste accomplie, avec la fille dont elle a sacrifié la vie au nom de sa carrière artistique.
Mais ce film de Woody me semble plus fort, plus dramatique (malgré son happy end), car le conflit y concerne moins deux protagonistes extérieurs que Marion contre Marion : l’autre femme, qui doit remplacer celle qu’à cinquante ans passés elle est devenue, c’est elle. À cet égard, l’injonction du poème de Rilke tiré du livre de la mère , « Tu dois changer ta vie », sonne comme la morale suprême (de ce vers du poète, Peter Sloterdijk a tiré un gros livre d’analyses des pièges de l’individualisme contemporain).
Comment va changer cette vie ? La voix, l’autre femme en elle s’insinuent, et démolissent peu à peu une première ou coutumière assurance. Marion est de ces femmes qui en imposent, autour desquelles les autres gravitent. Tout le scénario imaginé par Woody consiste à la faire vaciller de son trône. Assaillie dans son pré carré par des rencontres, des propos qui ébranlent sa sécurité, nous la voyons aux prises avec le doute, avec le double, autant de menaces qui la font se déplier successivement, quitter sa première enveloppe à la recherche d’une plus sûre vérité. Marion, trop froide sans doute, n’a pas que des amis et ceux qu’elle appelle ainsi lui apprennent au fil du film leur ambivalence à son égard, les mélanges de l’amour et de la haine (Claire, ou son frère Paul) ; son père de même (très touchant John Houseman), croyant avantager sa fille préférée, l’a poussée dans une réussite de l’intellect qui a trop écrasé en elle la vie des passions ou des sentiments. Marion s’économise, elle a fait avec Ken (son second mari, cardiologue) un choix « sûr » en repoussant Larry, le romancier un peu trop sentimental à son goût (Gene Hackman) ; de même elle a rompu avec Sam, son premier mari qui fut d’abord son professeur, en avortant et refusant cet enfant que lui attendait, mais qu’elle a préféré sacrifier à son ambitieuse carrière…
Woody, Mia et la ribambelle
La question de l’enfant (en avoir ou pas ?) s’avère cruciale, car celle (l’autre femme, jouée par Mia Farrow) que le scénario ne nomme pas mais qui est créditée par le générique de fin du prénom de Hope, est enceinte. On connaît le rapport très singulier entretenu par l’actrice avec les enfants, puisqu’elle en eut quatorze, par adoption ou naturellement. Il se trouve qu’au moment de ce film, Mia était réellement enceinte et qu’elle accoucha en plein tournage. La scène où Marion la découvre pleurant chez l’antiquaire, au pied d’une reproduction du tableau de Klimt représentant une femme nue de profil au ventre très proéminent, tableau précisément baptisé « Hope », n’est pas de hasard : est-ce Marion, approchant enfin physiquement son double, qui lui prête sa propre (secrète) déploration de ne pas avoir eu d’enfant ? Circonstance que l’on peut dire aggravante (touchant la gravité de toute cette histoire), Mia se trouve plus précisément enceinte de Woody, qui donnera le prénom de Satchel à ce fils né en 1988 – mais cette paternité ne figure pas sur l’acte de naissance, Mia « oubliant » d’y porter le nom du père, comme si elle doutait (ou ne voulait pas) qu’il le fût. De fait, une forte présomption pèse sur cette filiation : Satchel (rebaptisé Ronan et qui est devenu, dans son métier d’avocat, l’un des plus féroces procureurs contre un père accusé de child abuse sur sa fille adoptive Dylan), ne ressemble nullement à Woody, mais plutôt à Frank Sinatra, ancien amant de Mia qui entretenait toujours avec lui, en 1988, une tardive liaison.
Klimt, Espoir
Dans sa biographie écrite souvent au vitriol (Flammarion 2000), John Baxter nous apprend que la dégradation du couple Mia-Woody date de cet accouchement, donc de ce tournage, soit que le père se soit détourné d’une femme blessée par la césarienne, soit que la mère accaparée par le bébé ait négligé avec le supposé géniteur toute relation ultérieure, allant jusqu’à lui interdire l’accès de son appartement. Il nous suffit, dans le cadre de cette première reconnaissance du film (qui demanderait une longue étude) de relever qu’il mentionne ou met en scène ce qui fut la passion de Mia, avoir des enfants. Plusieurs autres effets de réel percent la pellicule, comme autant de collages ou de courts-circuits coupant la fiction : Woody avait comme voisin de son appartement, dominant Central park, un cabinet de psychanalyste (et ce dispositif dont il s’amusait ressurgira sur un mode plus ludique qu’ici dans Tout le monde dit I love you) ; John Houseman, dans le rôle du père de Marion, annonce qu’il entre dans le dernier tournant de sa vie, et de fait ce tournage fut son dernier, précédant de peu sa mort… Une meilleure connaissance des circonstances permettrait sans doute d’allonger cette liste.
Car Une autre femme est un puissant exercice d’élucidation, qui ne se contente pas de mettre en scène une psychanalyse (réussie par « Hope » qui quitte son thérapeute), mais qui réfléchit aux tours et détours d’une conscience qui se cherche et, si l’on en croit le happy end final, finit par se trouver. Comment travaille un inconscient ? Cette entité, élevée au rang de scénariste ou d’organisateur tout-puissant par les psy, est ici montrée en acte, comme sur une planche d’anatomie mentale, dans les rêveries, les flash-backs, les sautes d’attention et de mémoire qui nous font assister aux courants de conscience de Marion, saisis comme en direct avec une grande fluidité. La méprise ou le heureux hasard par lequel elle entend sa propre histoire, ou reconnait sa situation, dans les murmures de l’autre femme à son psy…, sonnent comme le ressort de l’intrigue : Marion ne peut avancer (dans sa vie coincée) que par le détour du récit de cette femme, c’est elle-même qu’elle entend en l’autre, en écho. Cette acoustique coudée ou réverbérante dit bien les ressources du transfert, et en général de nos identifications ; or si Marion s’entend en Hope, celle-ci de son côté, dans le récit qu’elle donne postérieurement à son thérapeute de leur rencontre au restaurant, ne veut pas devenir Marion et se sert d’elle comme repoussoir, donc peut-être comme levier de sa propre guérison. Les effets croisés de ce transfert suivi de contre-transfert ne sont pas pour rien dans l’heureux dénouement de l’intrigue, qui passe aussi par d’autres rêves-miroirs, notamment celui du théâtre (déjà esquissé dans Annie Hall) où le personnage principal se projette pour comprendre sa propre histoire. Mais c’est finalement au miroir (généreux) du roman largement autobiographique offert par Larry à Marion que celle-ci découvrira la qualité d’un amour repoussé, et se réconciliera avec sa propre vie, trouvant la force de quitter le mari qui la trompe. Ces successifs effets de vérité doivent beaucoup à la psychanalyse, mais plus encore aux ressources du jeu cinématographique identifié à une cosa mentale, une machine à montrer comment cela marche une tête, à coups de projections, de ressouvenirs et d’identifications.
À Central park avec Larry (Gene Hackman)
Dans ce film de fantômes, qui joue magistralement des brouillages de l’altérité, aux frontières indécises du même et de l’autre, du proche, du propre, de la famille et de l’étranger dans son inquiétante étrangeté…, Woody (un autre Woody ?) si moqueur parfois sur les ressources de la psychanalyse côtoie celle-ci, l’illustre, et lui rend pour finir un bouleversant hommage.
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