Notre voyage à Antraigues s’est prolongé, pour Odile et pour moi, durant deux semaines où nous avons traversé en voiture et à vélo l’Aubrac, la région de Conques, le Lot et le Quercy, où notre périple s’arrêta à Saint-Cirq Lapopie, une destination que je désirais depuis longtemps connaître, puisque c’est le village élu par André Breton, qui y acheta une maison en 1951. Le hasard a voulu que le même jour, nous descendions le matin dans la voisine grotte ornée de Pech-Merle, et que nous visitions l’après-midi cette maison, qui abrite actuellement une exposition sur les utopies surréalistes, déclinées en un regroupement de tableaux qui m’étaient tous d’artistes inconnus, à l’exception d’Unika Zürn dont on découvre un émouvant dessin à l’encre, prêté par notre ami JF.
Que dire de cette visite ? Je suis rétif à la peinture dite surréaliste, elle n’éveille pas grand-chose à mes yeux alors qu’elle prétend pourtant toucher l’imaginaire en moi, ou le rêve, ou le merveilleux, et nécessairement les rate : ce sont en effet autant de domaines où il ne faut surtout pas faire exprès. Mais j’étais curieux, connaissant bien le Moulin d’Aragon à Saint-Arnoult en Yvelines (acheté à la même époque), de comparer les deux demeures, et d’essayer d’imaginer dans celle-ci le cadre de vie de Breton. Autant le Moulin apparaît chaleureux et toujours « habité » – on y voit le bureau d’Aragon surmonté des livres (plusieurs étagères) consultés pour écrire La Semaine sainte, on y visite la cuisine, la chambre à coucher, ou le grand salon avec la cascade de la roue du Moulin – autant la demeure abandonnée par Breton semble froide, désertée de toute présence. Je n’ai pas visité sans déception cette (petite) bâtisse admirablement située dans le surplomb du Lot, mais définitivement (?) privée d’écho.
Deux phrases m’ont hanté durant ce parcours, les derniers mots de Breton disant en septembre 1966, dans l’auto sanitaire qui l’emportait vers la mort, « Je fais une bien mauvaise sortie » – mais, ajoute Aragon qui la rapporte je crois dans sa nécrologie, en est-il de bonnes ? Et cette autre confidence, très touchante si l’on songe qu’après leur rupture de 1932 ces deux hommes réunis par miracle en 1917, et qui fondèrent ensemble le surréalisme, ne se sont plus vus, plus jamais parlé depuis !… Breton aggrava leur divorce au point de tout brader de son ami, les livres dédicacés (avec quels bonheurs de plume), les lettres (aujourd’hui publiées) et particulièrement un cahier de dessins et de manuscrits paradoxalement intitulé « Garde-le bien pour mes archives », lui aussi heureusement réédité en fac-simile dans les années 2000. Il faut rappeler également, pour éclairer la violence (unilatérale) de cette rupture, cette phrase prononcée par Breton dans le Connecticut où, en 1942, il rendait visite à leurs amis communs Hannah et Matthew Josephson (qui, choqué, la rapporte dans ses mémoires), « Je voudrais, si j’en avais le pouvoir, qu’Aragon soit fusillé demain dès l’aube ». Aragon risquait alors sa vie dans la Résistance française, Breton était planqué aux Etats-Unis…
Ce conflit entretenu jusqu’à sa mort par Breton posait aux directeurs de salle le problème, lors des premières de théâtre, de placer les deux hommes de façon telle qu’ils ne se croisent pas ! Aragon pourtant, sans les renier, témoigna de façon personnelle et touchante de ses années surréalistes, dans Les Yeux et la mémoire (1954) et surtout dans Le Roman inachevé qui contient d’admirables pages sur la naissance de l’écriture automatique, et la période des sommeils. On peut trouver aussi que le personnage de Ménestrel, qui représente Breton dans Aurélien, échappe à la caricature (cette « pire forme du désespoir »). Mais on cueille la phrase que je voulais dire quelque part aux dernières pages de l’Oeuvre poétique, et elle en dit long sur la puissance d’écho, ou de murmure, venue de Breton : « J’écoute souvent en moi la voix d’André, non pour la réfuter, mais pour mieux l’entendre ».
On ne s’installe pas dans le surréalisme, on n’y fait pas carrière, on ne s’en réclame pas. Mais sa voix (du surréalisme, ou de Breton) ici ou là nous traverse, nous secoue. Est-ce d’avoir visité le matin même la grotte de Pech-Merle, d’y avoir déchiffré, éclairées par des lanternes sourdes, les très émouvants dessins de chevaux, d’aurochs, de mammouths, de bisons, tracés là 29000 ans environ avant notre ère ? Je suppose que Breton forcément est descendu dans ces grottes, qu’il les a à tâtons parcourues ; mais avait-il conscience, choisissant cette résidence ou cette région, d’être relié à elles, abouché à ces ténèbres, voué pareillement aux cultes mystérieux qui firent dessiner ces hommes (ou ces femmes) pour quelles géniales et incompréhensibles inventions ? On dispute toujours des « raisons » de ces dessins, s’agissait-il d’apprivoiser la force de ces bêtes redoutables, de s’identifier à elles, de réparer le tort qu’on leur faisait en les chassant, de célébrer leur beauté, leur supériorité… ? Quel écart entre ces splendides images, et l’indigence des toiles surréalistes qui s’efforcent pourtant de ranimer, de convoquer les souffles venus du souterrain, du rêve, du désir, des rencontres baptisées « hasard objectif »…
Le fondateur du surréalisme n’a pas choisi un chemin de lumière, et on ne le rencontre pas en plein jour ; il chercherait plutôt les éclairs, les visions entrevues, il habite l’ombre et les replis de la caverne. Lui-même, inquiet des récupérations trop visibles (celles de la peinture de Dali, ou des toiles de Magritte aussitôt changées en posters), a réclamé l’enfouissement du surréalisme, son occultation au moins provisoire. Je ne suis pas surréaliste, et je n’aime pas qu’on abuse de cet adjectif (encore récemment employé par Trump pour qualifier l’attentat) ; il ne s’agit pas d’aller sur, ou au-dessus (de la mêlée, de quel réel ?), mais de descendre, entre les rêves, entre les tombes, à la rencontre pourquoi pas de ces chevaux miraculeusement découverts (en 1924, tiens l’année du Manifeste ! et par un gamin de seize ans, André David), depuis 30000 ans et plus qu’ils retenaient leur galop, leurs hennissements dans les profondeurs.
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