André Breton le souterrain ?

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Notre voyage à Antraigues s’est prolongé, pour Odile et pour moi, durant deux semaines où nous avons traversé en voiture et à vélo l’Aubrac, la région de Conques, le Lot et le Quercy, où notre périple s’arrêta à Saint-Cirq Lapopie, une destination que je désirais depuis longtemps connaître, puisque c’est le village élu par André Breton, qui y acheta une maison en 1951. Le hasard a voulu que le même jour, nous descendions le matin dans la voisine grotte ornée de Pech-Merle, et que nous visitions l’après-midi cette maison, qui abrite actuellement une exposition sur les utopies surréalistes, déclinées en un regroupement de tableaux qui m’étaient tous d’artistes inconnus, à l’exception d’Unika Zürn dont on découvre un émouvant dessin à l’encre, prêté par notre ami JF.

Que dire de cette visite ? Je suis rétif à la peinture dite surréaliste, elle n’éveille pas grand-chose à mes yeux alors qu’elle prétend pourtant toucher l’imaginaire en moi, ou le rêve, ou le merveilleux, et nécessairement les rate : ce sont en effet autant de domaines où il ne faut surtout pas faire exprès. Mais j’étais curieux, connaissant bien le Moulin d’Aragon à Saint-Arnoult en Yvelines (acheté à la même époque), de comparer les deux demeures, et d’essayer d’imaginer dans celle-ci le cadre de vie de Breton. Autant le Moulin apparaît chaleureux et toujours « habité » – on y voit le bureau d’Aragon surmonté des livres (plusieurs étagères) consultés pour écrire La Semaine sainte, on y visite la cuisine, la chambre à coucher, ou le grand salon avec la cascade de la roue du Moulin – autant la demeure abandonnée par Breton semble froide, désertée de toute présence. Je n’ai pas visité sans déception cette (petite) bâtisse admirablement située dans le surplomb du Lot, mais définitivement (?) privée d’écho. 

Deux phrases m’ont hanté durant ce parcours, les derniers mots de Breton disant en septembre 1966, dans l’auto sanitaire qui l’emportait vers la mort, « Je fais une bien mauvaise sortie » – mais, ajoute Aragon qui la rapporte je crois dans sa nécrologie, en est-il de bonnes ? Et cette autre confidence, très touchante si l’on songe qu’après leur rupture de 1932 ces deux hommes réunis par miracle en 1917, et qui fondèrent ensemble le surréalisme, ne se sont plus vus, plus jamais parlé depuis !… Breton aggrava leur divorce au point de tout brader de son ami, les livres dédicacés (avec quels bonheurs de plume), les lettres (aujourd’hui publiées) et particulièrement un cahier de dessins et de manuscrits paradoxalement intitulé « Garde-le bien pour mes archives », lui aussi heureusement réédité en fac-simile dans les années 2000. Il faut rappeler également, pour éclairer la violence (unilatérale) de cette rupture, cette phrase prononcée par Breton dans le Connecticut où, en 1942, il rendait visite à leurs amis communs Hannah et Matthew Josephson (qui, choqué, la rapporte dans ses mémoires), « Je voudrais, si j’en avais le pouvoir, qu’Aragon soit fusillé demain dès l’aube ». Aragon risquait alors sa vie dans la Résistance française, Breton était planqué aux Etats-Unis… 

Ce conflit entretenu jusqu’à sa mort par Breton posait aux directeurs de salle le problème, lors des premières de théâtre, de placer les deux hommes de façon telle qu’ils ne se croisent pas ! Aragon pourtant, sans les renier, témoigna de façon personnelle et touchante de ses années surréalistes, dans Les Yeux et la mémoire (1954) et surtout dans Le Roman inachevé qui contient d’admirables pages sur la naissance de l’écriture automatique, et la période des sommeils. On peut trouver aussi que le personnage de Ménestrel, qui représente Breton dans Aurélien, échappe à la caricature (cette « pire forme du désespoir »). Mais on cueille la phrase que je voulais dire quelque part aux dernières pages de l’Oeuvre poétique, et elle en dit long sur la puissance d’écho, ou de murmure, venue de Breton : « J’écoute souvent en moi la voix d’André, non pour la réfuter, mais pour mieux l’entendre ».

On ne s’installe pas dans le surréalisme, on n’y fait pas carrière, on ne s’en réclame pas. Mais sa voix (du surréalisme, ou de Breton) ici ou là nous traverse, nous secoue. Est-ce d’avoir visité le matin même la grotte de Pech-Merle, d’y avoir déchiffré, éclairées par des lanternes sourdes, les très émouvants dessins de chevaux, d’aurochs, de mammouths, de bisons, tracés là 29000 ans environ avant notre ère ? Je suppose que Breton forcément est descendu dans ces grottes, qu’il les a à tâtons parcourues ; mais avait-il conscience, choisissant cette résidence ou cette région, d’être relié à elles, abouché à ces ténèbres, voué pareillement aux cultes mystérieux qui firent dessiner ces hommes (ou ces femmes) pour quelles géniales et incompréhensibles inventions ? On dispute toujours des « raisons » de ces dessins, s’agissait-il d’apprivoiser la force de ces bêtes redoutables, de s’identifier à elles, de réparer le tort qu’on leur faisait en les chassant, de célébrer leur beauté, leur supériorité… ? Quel écart entre ces splendides images, et l’indigence des toiles surréalistes qui s’efforcent pourtant de ranimer, de convoquer les souffles venus du souterrain, du rêve, du désir, des rencontres baptisées « hasard objectif »… 

Le fondateur du surréalisme n’a pas choisi un chemin de lumière, et on ne le rencontre pas en plein jour ; il chercherait plutôt les éclairs, les visions entrevues, il habite l’ombre et les replis de la caverne. Lui-même, inquiet des récupérations trop visibles (celles de la peinture de Dali, ou des toiles de Magritte aussitôt changées en posters), a réclamé l’enfouissement du surréalisme, son occultation au moins provisoire. Je ne suis pas surréaliste, et je n’aime pas qu’on abuse de cet adjectif (encore récemment employé par Trump pour qualifier l’attentat) ; il ne s’agit pas d’aller sur, ou au-dessus (de la mêlée, de quel réel ?), mais de descendre, entre les rêves, entre les tombes, à la rencontre pourquoi pas de ces chevaux miraculeusement découverts (en 1924, tiens l’année du Manifeste ! et par un gamin de seize ans, André David), depuis 30000 ans et plus qu’ils retenaient leur galop, leurs hennissements dans les profondeurs.      

14 réponses à “André Breton le souterrain ?”

  1. Avatar de xavier b. masset
    xavier b. masset

    « Et voici que je suis le premier aéré mort », André Breton in « L’impossible », 1930, cité par Dusan Matic dans son « André Breton oblique », 1976.
    Aragon dont le corps servirait d’antre à la mémoire de la voix d’André Breton, cela irait bien dans le sens poétique « larger than life » de l’auteur de ce terrible « Front Rouge », un poème dessiné comme une grotte, dont tous les diverticules de la provocation furent retournés comme un gant et exposés à l’air libre, déjà en 1930.
    On ne pourra retirer à André Breton, sur ces entrefaites, d’avoir suggéré dans « Misère de la poésie », combien l’utilisation de slogans en littérature pouvait faire capoter (à dessein ?) à la fois la force d’un propos et la pénétration d’un style.
    Nous pourrons sans aucun doute, ni perte d’estime de soi, tout autant partager votre retenue sur la peinture purement d’esthétique surréaliste, mais certainement pas nier l’acuité de son regard général, et combien particulier, sur celle qui l’inspira.
    Je pense aux tableaux de Balthus, à ceux de Séraphine de Senlis ou du douanier Rousseau.
    Des peintres d’une civilisation très raffinée comme pour le premier, ou tout aussi amplement bruts dans leur finesse, anhistorique, pour les deux autres.
    Breton cherchait l’alchimie du verbe fondue dans celle du trait, de l’art pariétal (je suis sûr qu’il dut écrire quelque chose sur le sujet, ne serait-ce que pour mettre une claque à l’Abbé Breuil, lui qui ne souffrait aucune idée de transcendance officielle, et pour faire pièce à Georges Bataille, son autre Némésis avec Aragon, qui écrivit un texte pour Skira, ou via la revue Le Minotaure, sur Lascaux, qui ne resta pas dans les mémoires, d’après les spécialistes de la chose), à Magritte, en passant par Uccello, dont il révérait les résonnances mystérieuses, de concert avec Antonin Artaud.
    Artaud qui revendiquait de vouloir « En finir avec les chefs-d’œuvre », à l’image de Picasso qui en remettait une couche devant les vierges de Lespugues et les déesses primitives d’Altamira, avec son solaire et tonitruant : « En quinze mille ans, on a rien inventé. »
    Breton donnait la primeur à l’art médiumnique, pour ne pas dire ‘magique’, concept moqué par Caillois, par là, avait-il raison quant à la destination — ésotérique ou d’ordre artistique, propitiatoire ou pour la beauté du geste — de cette émanation préhistorique ?
    Un rêve que d’entrer dans une grotte peinte avec l’être aimé.
    Le plus merveilleux des tandems, la plus belle des peintures d’un été.
    (Je suis lourdement de passage — mais toujours avec plaisir– dans vos colonnes aujourd’hui, excusez-moi d’y être un peu bavard aujourd’hui.)

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Vous n’êtes pas trop long, Xavier ! Oui, je vous le confirme, quel rêve d’entrer dans une grotte ornée avec l’être aimé… Comme, peut-être, de passer une nuit au Musée du Louvre, ou du Caire, équipé d’une simple lampe-torche ?

  2. Avatar de Jacques
    Jacques

    Cher penseur qui randonne, cher randonneur qui pense, mais comment répondre avec justesse à

    votre si bonne question ?

    En allant de ce pas, rouvrir le premier numéro de « Médium » où vous écrivez une bonne dizaine de pages sur le couple à Aragon / Breton ? Ou dans un livre de Patrick Lepetit qui a creusé la chose ?

    Peut-être…

    Et si la réponse était à l’intérieur ? Dans le blanc des profondeurs ?

    Cordialement

    Jacques

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Quel est, Jacques, inépuisable documentaliste ! ce livre de Patrick Lepetit que je lirais bien volontiers s’il éclaire la relation si riche, et dramatique, entre Aragon et Breton ?

      1. Avatar de Jacques
        Jacques

        Comment vous répondre, cher Daniel, sans tomber dans les répétitions, les redondances littéraires, en essayant de vous apporter quelque chose qui tient la route tout en sortant des sentiers battus ?
        Patrick Lepetit est un auteur de livres sur le surréalisme et l’un dans son titre mentionne le parcours souterrain de ce mouvement artistique révolutionnaire, né après la première guerre mondiale.
        Pour lui, ce mouvement revêt d’autres dimensions fondamentales, en particulier son imprégnation par divers ésotérismes hérités du romantisme et du symbolisme. C’est donc ces aspects souterrains que le livre de Monsieur Lepetit se propose d’explorer.
        Je ne saurais vous dire, pour l’heure, si dans cet ouvrage que je n’ai pas encore lu, l’auteur mentionne Gaston Bachelard qui cite André Breton dans quatre livres mais ignore Louis Aragon, oncques mentionné dans toute son œuvre. Pour quelles raisons ? Il est possible que l’auteur me réponde sur ce point précis.
        Dans le courant médiologique que nous connaissons, notre chef de file a publié une réponse à Jean Clair sur le surréalisme dans un beau petit livre « L’honneur des funambules ».
        Mais revenons derechef à notre auteur, M.Patrick Lepetit. Icelui a donné une conférence remarquable le trente octobre deux mille vingt-deux à La Halle Saint-Pierre, à Paris, sur le surréalisme et les mythes celtiques.
        Une sacrée conférence où moult sujets en la matière sont développés à l’aide de diapositives.
        J’ai retenu ce passage :  »

         » C’était en somme comme si se réfléchissait, dans ce ciel présent et visible, la lumière d’un autre pays, peut-être plus proche – bien qu’il demeurât invisible ». Toujours cet indéterminé, cette imbrication de deux réalités qu’exprime bien la fameuse phrase d’Eluard et Breton : » Il y a un autre monde, mais il est inclus en celui-ci » tant il est vrai que « L ’Au-delà, tout l’Au-delà » est « dans cette vie ». Or c’est précisément de leur coexistence confuse que nait la surréalité. Des passages existent entre les deux mondes, gué, entrée d’une grotte, marécage, pont (…) »

        Une partie importante de cette conférence de Monsieur Lepetit est consacrée au roman arthurien et à la quête du Graal.
        Notre orateur de citer Aragon :
        « Même Aragon, qui toute sa vie se réclamera du surréalisme, le Aragon de 1942, se souvenant sans doute aussi d’Apollinaire, commet un Brocéliande dans lequel, autour du personnage de Merlin, il revendique la reprise de « tous les merveilleux français » : 40 » Le temps torride étreint l’arbre étrangement triste / Tord ses bras végétaux au-dessus de l’étang / Et des chaînes d’oiseaux chargent ce chêne-christ // L’enchanteur n’en est plus l’invisible habitant / Et si ce n’est Merlin qui s’est pris à son piège / Qui demeure captif dans le bois palpitant? » Un fragment qui fait écho à ce passage du poème « Merlin et la vieille femme » d’Apollinaire : 41 « Au carrefour où nulle fleur sinon la rose / Des vents mais sans épine n’a fleuri l’hiver / Merlin guettait la vie et l’éternelle cause / Qui fait mourir et renaître l’univers. »

        Et de poursuivre et conclure en ces termes :

        Chez les surréalistes, aussi, les voyages périlleux à travers le monde tel qu’il est, mènent vers le royaume obscur dont ils ramènent, qu’ils soient créateurs ou non, des trésors – fabuleux ou non – à condition d’avoir conservé cette pureté qui permet l’émerveillement. Mais la quête, manière de traverser la Terre Gaste où nous vivons, est également chez eux métaphore du désir de découvrir les secrets dissimulés dans l’inconscient, de rencontrer l’amour, de préférence fou, et, au-delà, éternelle recherche du merveilleux ! Les convergences sautent aux yeux…
        (…) Trois cent ans de durée poétique se sont abreuvés à la Table Ronde. C’est pourquoi il fallait que les restaurateurs de la merveille retrouvent le chemin enfoui. C’est pourquoi le chef du surréalisme s’appelle Breton (éblouissant hasard), même s’il s’adresse aux magies parisiennes. C’est pourquoi Julien Gracq ne pouvait situer le Château d’Argol ailleurs que dans le beau pays de Storrvan, et la maison où va mourir le Beau Ténébreux ailleurs qu’au fond d’un golfe, au bord de la mer celtique. »
        Aujourd’hui et demain, c’est la fête au pays breton et plus pécisément dans une petite ville du Finistère qui s’appelle Kerouan. Un spectacle son et lumière sur « Le roi Arthur » avec la troupe théâtrale Ar Vro Bagan.
        Pur hasard de circonstances, un ami agriculteur de Kerouan, Hervé Harnois, éleveur de vaches Gwenn-ha-du et créateur de la laiterie familiale artisanale « Ker Ronan » m’a invité avec mes proches dans son fief, ces jours-ci, sans faire allusion à cette repésentation dans sa commune.
        Cet ami-là, aimable collègue paysan et habile entrepreneur ne parle pas uniquement « fromages ». Un esprit ouvert qui reçoit chez lui, par exemple, ce jeune universitaire, spécialiste de Bergson et maintenant dans le giron du management entrepreneurial, que l’on a vu un jour, à côté de Régis Debray, sous une grange, dans les herbages d’Intermezzo.

        Loin des estrades payantes, le réel pur et dur, peut aussi faire signe, dût-il s’exiler à domicile.
        Et quand l’aventure se dessine dans « la courbure de l’espace-temps » on voit dans ses lettres interverties le « superbe spectacle de l’amour ». Est-ce par hasard, cette renversante anagramme ?
        La quête du Graal, c’est quoi au juste ?
        Un jour de mai mil neuf cent quatre-vingt-deux, je me touvais au Bourget, là où sur scène Francis Lemarque chantait « Marjolaine ».
        Au kiosque de la fête, j’ai acheté un numéro des cahiers du Centre national d’études, signé par un breton, M. Jean Rosmorduc.
        « La laïcité, et la science ou l’esprit critique contre le dogmatisme et le mysticisme (tentative d’approche historique) »
        Le dernier chapitre est consacré à « La quête du Graal ».
        En ce temps-là, le député-maire de la ville où est né André Breton, dans une lettre, me citait longuement la « Dialectique de la nature » de F.Engels.
        J’aime passionnément la fin de votre billet. Le cheval est dans la locomotive,dites-vous, cher Arthur !
        Il est désormais dans les profondeurs où la croyance littéraire, chère au physicien, garde le droit à l’existence depuis que les résultats de la recherche scientifique se trouvent être de nature à lui laisser lesdites profondeurs.

        Faut-il croire à cette légende d’une « source » que l’on y trouva ?

        Jacques

  3. Avatar de Patrick Lepetit
    Patrick Lepetit

    Mes livres, hélas, n’éclairent pas la relation Breton/Aragon ! Mais beaucoup semble avoir été dit sur cette histoire de trahison (?), de remords (?), certes des plus complexes en ce qu’elle implique d’humain. En revanche, si la maison d’André Breton peut sembler si froide aujourd’hui, c’est qu’elle n’a pas été « protégée » comme celle d’Aragon. Elle n’est pas devenue lieu de mémoire – mais sans doute notre projet est-il différent … Vendue en 2002, elle a même failli être rachetée par des Américains ou des Japonais ! J’ai eu la chance d’y passer quelques moments, avant la « restauration » et la transformation en musée. Il y avait là encore un esprit ! Quant à Pech-Merle, admirable en effet, je suis surpris que personne ici n’y fasse allusion au scandale provoqué par Breton.

  4. Avatar de JFR
    JFR

    Voici donc la triste histoire sur Internet….

    Le procès surréaliste et préhistorique d’André Breton

    En 1953, André Breton comparut au tribunal correctionnel de Cahors pour dégradation d’une peinture rupestre, représentant la trompe d’un mammouth à la grotte de Pech-Merle.
    André Breton choisit d’habiter Saint-Cirq Lapopie dès 1951. Il y demeura la plupart du temps en période estivale. « Saint-Cirq Lapopie a disposé sur moi du seul enchantement : celui qui fixe à tout jamais. J’ai cessé de me désirer ailleurs » écrivait-il.
    En 1952, sa quiétude fut troublée par une affaire à la fois surréaliste et préhistorique. Le 24 juillet 1952, les gendarmes Pons et Combelles, de la brigade de Lauzès, furent prévenus téléphoniquement, à 16 heures, par le guide des grottes de Pech-Merle qu’une rixe venait d’éclater entre André Breton et Monsieur Bessac, député MRP du Lot et gérant de la grotte. Ce dernier avait sollicité l’intervention de la gendarmerie. Arrivés sur les lieux en motocyclettes, ils se livrèrent à une enquête poussée.
    L’affaire
    Dans la matinée, André Breton s’était rendu aux grottes de Pech-Merle pour les visiter, accompagné de sa femme, de son ami Adrien Dax , de l’épouse et de la fille de ce dernier. La visite commença sous la direction de monsieur Bessac, député du Lot, mari de la concessionnaire des Grottes. A ce moment, une trentaine de personnes faisait partie du groupe dont un certain nombre d’enfants conduits par leurs instituteurs. Tout à coup, le député Bessac s’aperçut qu’André Breton touchait avec le doigt un dessin figurant sur une des parois de la grotte. Le député-guide lui fit remarquer qu’il était interdit de toucher à ces dessins, ainsi que l’indiquaient d’ailleurs de nombreux avis affichés en divers points. Loin de s’incliner, le maître du surréalisme renouvela son geste, effaçant avec le pouce une partie du dessin. Il fut effacé sur une longueur de trois centimètres et le doigt d’André Breton fut recouvert d’une matière noire semblable à du fusain. Monsieur Bessac lui donna alors un coup de gaule sur la main. L’agresseur fut traité « d’épicier, de faussaire ». Une altercation s’ensuivit, suffisamment violente pour apeurer les enfants du groupe. Mme Bessac porta plainte. L’écrivain fut donc inculpé pour dégradation de monument historique. Il ne contesta pas les faits mais l’authenticité du dessin qu’il jugeait retouché ce qui l’avait amené à faire ce geste de vérification. Il prit pour le défendre Me Marty, professeur à la Faculté de Droit de Toulouse et Me Mercadier, avocat à Cahors.
    Avant le procès, Breton tenta de faire intervenir des gens haut placés pour faire cesser les poursuites engagées contre lui. En vain. Plusieurs écrivains (Albert Camus, Julien Gracq, Claude Levi-Strauss, Pierre Mac Orlan, André Malraux, François Mauriac etc…) essayèrent via un communiqué, dans le Figaro littéraire, de lui éviter une amende. Les journaux parisiens tirèrent à boulets rouges sur le député Bessac, « forgeron de son état », « ex-mécanicien à Cahors » qui « s’est voué à la préhistoire ». La revue Arts alla même jusqu’à faire un montage entre deux photos du mammouth publiées avec 30 ans d’écart pour soutenir la thèse de Breton.
    Le procès
    Le procès eut lieu le 13 novembre 1953 devant le tribunal correctionnel de Cahors.
    Me Faugère, un très jeune avocat du barreau de Cahors, représentait Mme Bessac, concessionnaire des grottes et la ville de Cabrerets, partie civile. Il n’y alla pas par quatre chemins, décrivant André Breton comme un poète avide de publicité, un anarchiste de salon et le surréalisme à ses yeux n’était rien d’autre que la préhistoire de la pensée. L’accusé s’amusait à écouter ses propos. « Trois centimètres effacés d’un pareil chef-d’œuvre, c’est beaucoup » s’écria Me Faugère « Je sais bien que M. Breton a fait le même geste dans des grottes de Dordogne. La couche calcaire a alors empêché la moindre dégradation, mais si la trompe de mammouth de Pech-Merle n’inspire pas confiance au visiteur, il pouvait l’écrire, le clamer. Toutes les tribunes sont à sa disposition. On ne fait pas de critique par la destruction ». L’avocat entreprit à nouveau la critique du surréalisme. « Théoricien du délire, champion de l’invective, André Breton est en fin de compte, accusé d’avoir voulu écrire là sa péroraison du dernier chapitre de « L’Humour noir » ». Il enchaîna en reprochant à l’écrivain d’avoir traversé l’Atlantique, en 1943, pour mettre à l’abri sa personne et défendre la civilisation « peau-rouge ». Ces derniers mots et le chiffre des dommages et intérêts demandés ( un million de francs) laissèrent la salle et le tribunal médusés. Me Malvy se porta partie civile pour l’Etat et demanda le franc symbolique de dommages et intérêts, après avoir rendu un hommage appuyé au talent d’André Breton, à la valeur littéraire de son œuvre, à sa probité intellectuelle.
    Le substitut Aillères voulut qu’une amende assez forte sanctionna André Breton.
    Et la défense prit la parole. Me Mercadier fut un avocat spirituel et sarcastique. Il déclara tout d’abord : « Les gens d’esprit sont avec nous. De grands écrivains ont pris parti pour André Breton et Paul Rivet, directeur du Musée de l’homme, en a fait autant ». Il cita ensuite l’abbé Brueil, expert : « Les millénaires contribuent à consolider les dessins préhistoriques ». « Cette phrase éclaire bien des mystères, encore qu’il y ait des miracles dans les grottes et que la salle des Mammouths soit, en outre, une chapelle. Mais une trompe de mammouth, vieille de trois cents siècles, ne devrait pas s’effacer comme cela…Bien sûr, il était défendu d’y toucher, mais l’atmosphère de foire qui entoure la grotte, avec vente de cartes postales, tronc pour le pourboire du guide, buvette à la surface, ne prédispose pas à un état de recueillement. Bessac vend de l’art. Breton est un artiste. Son geste ? Il n’y a pas de quoi fouetter un mammouth. Ne suivez pas le guide et relaxez mon client ». Il termina sa plaidoirie en citant une phrase d’Anatole de Monzie : « Il n’y a pas de pire péché que de pécher contre l’esprit ». Après Me Mercadier, Me Marty demanda aussi la relaxe et, dans le cas où André Breton serait condamné à une amende, que cette amende fusse assortie du sursis.
    Le tribunal condamna André Breton à payer une amende de 25002 francs ; 1 franc pour la commune ; 1 franc pour l’Etat ; 5000 francs d’amende et 20 000 francs de dommages et intérêts.
    Quand la réalité judiciaire foule au pied le surréalisme littéraire. L’histoire ne dit pas si André Breton s’acquitta de son amende.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Wahou quelle histoire cher JF don j’ignorais tout ! Merci de l’avoir ici rapportée…

      1. Avatar de Aurore
        Aurore

        Bonjour, chers amis du blogue !

        En ce jour de « susception » chrétienne, il me plaît d’apporter ma petite pierre à votre si intéressante discussion, Messires.

        Vous savez, un mammouth, ça trompe énormément !

        Monsieur Breton ou dédé pour les intimes doit bien rigoler du haut de son balcon des anges.

        Mammouth où es-tu ? Je l’ai cherché et trouvé finalement dans une belle page du « Tiers-Instruit » de Michel Serres.

        Je ne résiste pas au plaisir de porter à votre connaissance, ce passage :

        « L’invention légère rit du mammouth, lourd; solitaire, elle ignore le gros animal collectif; douce, elle évite la haine qui colle ensemble ce collectif, j’ai admiré ma vie durant la haine de l’intelligence qui fait le contrat social des établissements dits intellectuels. L’invention, agile, rapide, secoue le ventre mou de la lente bête; l’intention vers la découverte porte sans doute en elle une subtilité insupportable aux grosses organisations qui ne peuvent persévérer dans leur être qu’aux conditions de consommer de la redondance et d’interdire la liberté de pensée. » (Fin de citation)

        Faut-il allègrement défendre le geste d’Eléazar, celui des temps bibliques, où la bête s’écroula sous le vengeur ?

        Maison vide d’avant restauration et vente de souvenirs et autres médaillons ? Peut-être…Pas sûr !

        Que sait-on du vide exactement ? Autant poser la question au physicien qui sait répondre sur l’étrangère matière.
        De la grotte Chauvet au Centre Pompidou, le stupéfiant Image, de celui que vous connaissez bien, Monsieur Bougnoux. Pour icelui, le merveilleux surréaliste n’est peut-être que l’autre nom du pays où l’on n’arrive jamais.

        En s’exilant à domicile, peut-on encore appareiller, tous unis vers Cythère ?

        Aurore

        Caissière de supermarché

        1. Avatar de Daniel Bougnoux
          Daniel Bougnoux

          Oui chère Aurore, tous unis vers Cythère, et vers l’Alma Mater… J’ai du mal, d’après la finesse de vos réflexionx, à vous voir en caissière de supermarché ! Mais le propre de nos échanges est d’autoriser les déguisements, et comme disait un cartoon humoristique américain, « sur internet personne ne sait que vous êtes un chien » !

  5. Avatar de Georges Sebbag
    Georges Sebbag

    La comparaison entre le Moulin d’Aragon à Saint-Arnoult-en-Yvelines et l’Auberge des Mariniers de Breton à Saint-Cirq La Popie est éclairante : les deux maisons ont été acquises en 1951. Le Moulin, résidence secondaire ou principale ? Peu importe, Aragon voyage beaucoup par ailleurs. En revanche, printemps, automne, hiver, Breton, qui vit à Paris dans son atelier du 42, rue Fontaine, rencontre tous les jours ses amis au café ou bien chez lui. L’été durant, il séjourne dans le village de Saint-Cirq, ce haut lieu, qui domine le Lot, où une dizaine d’amis, et même davantage, le rejoignent et s’installent comme ils peuvent chez l’habitant ou dans les environs. Le café surréaliste se poursuit : on s’active à des jeux, on découvre la région. Dans les années 1980, nous avons pu, Monique et moi, passer par Saint-Cirq à trois reprises pour rencontrer Elisa Breton. En mai 2024, nous avons constaté que les lieux modestes mais enchantés, habillés et habités par Breton et Elisa, ont disparu. Ils ont été transformés, réduits à des murs (ou des cloisons) d’exposition d’un musée d’art moderne ou contemporain. Le site de Saint-Cirq reste sublime mais on imagine mal croiser dans le village et dans la maison la petite troupe de l’été surréaliste.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Commment Breton lui-même survivrait-il dans ce (très beau) villages entre les bouffeurs de glaces toutes « artisanales »et les échoppes de souvenirs bon marché ? Tu as bien fait de partir, André Breton !

  6. Avatar de Le Baut
    Le Baut

    Où il apparaît que André Breton a raté sa sortie, André David a quant à lui bien réussi son entrée dans le souterrain !

  7. Avatar de ml
    ml

    Réponse à Monsieur Le Baut

    Commentaire compendieux et de bon sens
    qui nous invite à chercher et peut-être à trouver le merveilleux « rigoureux », les pieds bien sur terre.
    Merci

    m l

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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