Voici un des films majeurs de Woody, indéniablement (quatre Oscars en 1978), celui qui fit de lui, après une première période d’œuvrettes drôles mais conçues davantage comme des successions de gags, le cinéaste de notre génération. Oui, je crois qu’Annie Hall à cette date permit à des types comme nous de se réclamer d’une « génération Woody ».
Où en étais-je lors de sa sortie ? À tenter d’assurer l’avenir d’une revue trimestrielle (Silex) que nous venions de lancer avec une bande de copains ; je revois notre comité de rédaction discutant du charme de ce film, riant de ses bons mots, mais à l’époque rien de plus, et je ne consacrais pas une ligne à Woody Allen dans Silex, étourdi que j’étais ! Il n’est pas trop tard pour tenter de reconnaître, une bonne fois, quel génie particulier est ici à l’œuvre, et en quoi Annie Hall, aujourd’hui encore, a de quoi nous émerveiller.
Le film se recommandait à l’attention de cette époque par quelques repérables innovations de surface, de celles qui firent les succès d’un Godard : le split screen par exemple, où l’on voit les deux protagonistes consulter chacun de leur côté leurs psychanalystes ; l’écran coupé en deux, mais aussi les propos tenus soulignent leur séparation. « Faites-vous souvent l’amour ? Sans arrêt, trois fois par semaine (répond Annie) / Très peu, trois fois par semaine (Woody) ». (Je connaissais bien cette situation, me trouvant alors moi aussi en psychanalyse croisée avec mon épouse et, circonstance aggravante, sur le même divan.)
Autre truc, la sous-conversation révélée par le jeu des sous-titres qui nous disent à quoi pensent les deux protagonistes sous les propos convenus de surface. Ou encore le regard-caméra et les adresses au public : dans la scène avec McLuhan (saisi dans son propre rôle), Woody nous prend carrément à témoin et conclut « Ah si la vie pouvait être toujours comme ça ! ». Mais le film déjà s’ouvre par un stand-up où Woody, sur fond neutre, enchaîne deux blagues. Ou encore l’innovation du long plan-séquence où le son est dissocié de l’écran : nous entendons la conversation des deux amis bien avant de les voir remonter vers nous le boulevard, où on les distingue d’abord à peine (belle façon de filmer New York, où les personnages collent aux rues) ; ou encore la confrontation, dans la même salle de classe, du petit Alvy et de son personnage adulte. Ou enfin le truc de la musique absente : contrairement à ses autres films, souvent pimentés de ce jazz que Woody joue avec son orchestre, Annie Hall s’ouvre dans un silence total, et n’admet dans son déroulement que trois ou quatre musiques résidentes ou relevant de l’action, notamment le très beau « It Had to Be You » chanté par Diane (ce bannissement de toute musique importée caractérisera le « dogme 95 » proposé plus tard par quelques cinéastes danois).
Cette énumération suffisait pour donner à ce film ses lettres de modernité, mais est-ce bien cela qui fit son charme aux yeux des jeunes gens que nous étions ? Je crois que ce qui m’a tout de suite enchanté, et qui me charme encore dans Annie Hall, c’est sa fluidité, et son caractère résolument intime. Toute l’histoire, Woody l’a assez répété dans ses entretiens, est au passé, ce film nous raconte aussi exactement que possible, avec distance donc, avec humour et tendresse, les difficultés et la fin du couple qui fut le leur, et que le cinéma d’une certaine façon immortalise, tout en prononçant son décès. « Annie c’est fini ! » Mais la pellicule qui énonce ce message lugubre ne peut se retenir de nous montrer d’Annie des images radieuses, Diane Keaton y crève l’écran et son personnage s’incruste pour longtemps dans notre mémoire.
Ce vacillement du temps propre au film (c’est une histoire ancienne / ça arrive maintenant à l’écran) est très sensible, par exemple, dans les flashes-back de l’enfance, entre l’école et le milieu familial : l’existence n’était pas facile pour le jeune Alvy, coincé entre sa mère plutôt rudoyante et ses lamentables maîtresses d’école, mais la magie du souvenir, comme chez Fellini (Huit et demi fut pour Annie Hall une source d’inspiration et un modèle difficile à repousser), nimbe les scènes remémorées d’une irrésistible nostalgie. La scène de l’univers en expansion, face à un médecin goguenard, celle des querelles de table (en split screen avec la famille d’Annie), celle de la salle de classe où un Alvy/Woody adulte demande aux gamins ce qu’ils deviendront… La vie allait cahin-caha dans la maison branlante abritée sous le « grand huit » de Coney island, mais c’était ma famille, mais c’était notre vie semble murmurer Woody en forme d’hommage ou de gratitude envers cette enfance disparue. Et d’ailleurs toujours susceptible de resurgir, comme les auto-tamponneuses reviennent à la fin du film.
Annie de même disparaît et revient, elle est toujours et plus que jamais merveilleusement là, tellement plus vraie peut-être ou désirable à l’écran que dans la « vraie vie », à la faveur de cette résurrection lumineuse propre au film ! Je me demandais, à propos de Ombres et brouillards et des poursuivants de Kleinman, ce qui faisait courir Woody. Pourquoi a-t-il produit tant de films, une bonne cinquantaine à ce jour ? Pourquoi les avoir enchaînés avec cette régularité, cette cadence acharnée, comme un pommier produit ses pommes ? La réponse est donnée d’évidence dans celui-ci, comme dans tous les suivants : parce que tourner un film, et d’abord en écrire le scénario, apporte à son auteur une grande jouissance ; Woody ne s’éprouve jamais mieux lui-même que dans ce travail exigeant auquel il s’applique obstinément, consciencieusement de tout son être.
Mais plus précisément : parce que la proximité biographique du film avec sa propre vie transfigure celle-ci. On a déclaré, pour le rabaisser, que Woody Allen réalisait toujours le même film, on pourrait le dire de l’œuvre de tout grand créateur. Chacun travaille avec son monde propre, et il existe à l’évidence un monde-Woody, voire un petit monde, comme je m’enchantais dans mon adolescence à lire Le Petit monde de don Camillo, ou plus tard Small World du cher David Lodge… L’intrigue de Annie Hall nourrira celle de Manhattan, puis de Meurtres mystérieux à Manhattan sans que cette redondance nous pèse, au contraire, je suis ravi de suivre Woody dans son exploration attentive, amoureuse des mêmes lieux ou de la même femme.
Concernant Diane Keaton, nous savons quelle admiration il a pour elle, depuis le début, et après que leur rupture ait transformé l’amour en une amitié loyale et indéfectible. L’un et l’autre se doivent beaucoup depuis ce cadeau sans prix, cet Annie Hall qui a placé Diane au rang d’une espèce de mythe pour notre génération ; avec ses gilets d’homme, ses grosses godasses, sa cravate ou son drôle de chapeau, Diane/Annie incarne une femme vraiment pas comme les autres, aux maladresses et aux réparties tellement attachantes… Une bonne fée dans la vie de Woody, un ange-gardien attentif, tout le contraire de Mia Farrow qui vint après et avec laquelle il vécut plus longtemps, mais dont le visage de vierge préraphaëlite cachait les manigances et l’âme d’une fée Carabosse !
Mia Farrow dans The Purple Rose of Cairo
Woody n’enchaîne les films avec cette frénésie que pour l’excitation d’éprouver cela, l’incarnation du texte qu’il leur fournit par des acteurs dotés de vrais corps, de vraies voix ; et pour quitter au final ce monde réel, où vous n’avez le choix « qu’entre l’horrible et le désespéré » (dixit Alvy), pour cette assomption scintillante en cet accomplissement lumineux, numineux, la formidable compensation que l’écran apporte à nos existences enlisées.
Le film devait s’intituler d’abord Anhedonia, l’incapacité à s’emparer du bonheur. Et cette notion résumait bien en effet la condition de l’homme (et de la femme) modernes décrite par Woody, parvenus à une enviable liberté ou disponibilité, mais qui se retourne contre eux quand, au nom de l’expression ou de la réalisation de soi on répudie ses engagements, qu’on n’aime pas se laisser piéger. Annie et Alvy se ressemblent dans leur individualisme et cette névrose qui les fait osciller entre l’attachement et la quête permanente d’autres horizons, chacun ne pouvant faire que le malheur de l’autre, tout en reconnaissant chez cet autre le miroir ressemblant de ses propres défauts. Ces deux-là se prennent, se quittent, se reprennent ; le choix par Annie d’une carrière à Los Angeles agit sur le petit juif new-yorkais comme un repoussoir, il n’aime pas le soleil, déteste l’industrie du cinéma et les rires en boite des studios de télé, il n’envisage (pas plus que Woody) de vivre loin de Central park. Ils se pardonnent pourtant, se recherchent mais ne peuvent s’empêcher à nouveau de se fuir au nom du même narcissisme, que tous deux déballent longuement sur le divan du psy (fréquenté depuis quinze ans par Alvy, un début encourageant !).
La scène avec McLuhan, « Ah si la vie… »
Ce titre Anhedonia, abandonné à juste titre, me fait songer que Sartre en son temps caressa d’abord l’idée d’intitulerLa Nausée « Melancholia » ; or la conclusion de son livre touche au ressort même de la création chez notre cinéaste, et le marasme de Roquentin ressemble aux ruminations solitaires et au pessimisme radical d’Alvy/Woody ; lui aussi cherche (et trouve) le salut en faisant advenir, par le moyen de la pellicule, un monde plus vrai, plus propre, plus petit sans doute mais enfin habitable. « Ah, si la vie pouvait toujours ressembler à ça ! ».
Dans quantité de déclarations, et encore au tout début de son film, Woody a rappelé combien il avait voulu, avec celui-ci, tourner la page des précédents et entrer enfin dans le vif d’une histoire grave et douloureuse, d’un drame où chaque spectateur reconnaîtrait ses propres doutes et tourments. Une première version paraît-il, trop éclatée et incohérente, perdait le public ; j’admire comment, dans sa version définitive, ce film troué d’enfance, de blagues, d’actes manqués et de ruminations philosophiques parvient à épouser et à nous faire partager le flux chahotique d’une conscience. Ce que du côté de Joyce, de Proust ou des romanciers américains, on appelle aussi le monologue intérieur. Pardon pour ces hautes références, mais elles ne me semblent pas déplacées pour saisir ce qu’inaugurait Annie Hall.
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