Anniversaire du spectre

Publié le

Aujourd’hui samedi 23 avril, jour qui doit couvrir de drapeaux et remplir de discours la bonne ville de Stratford-upon-Avon,  la critique officielle enterre donc Shakespeare dans le mauvais cercueil. La dépouille de Tchekov aussi voyagea dans un wagon marqué « Huîtres » !

Je ne reviens pas ici sur les développements récents de la querelle en paternité, je me contente de reproduire, pour marquer cet anniversaire, un court texte de Tassinari (l’auteur dont après tout je suis parti pour écrire mon propre livre), dans lequel il résume  le coeur de ses intiutions. La recherche se nourrit de faits et d’arguments discutables ; en amont de ceux-ci, il y a aussi l’intime conviction, ou les sentiments du chercheur. Quels que soient les développements des recherches et échanges à venir, je partage avec Lamberto l’étonnement devant la liste des coïncidences qu’il énumère ici :

Tous les chemins shakespeariens mènent à John Florio

« D’où vient à Shakespeare tout son Montaigne ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio a traduit les Essais de Montaigne, traduction prête en 1600 mais publiée en 1603.

D’où lui vient sa connaissance de l’œuvre de Giordano Bruno ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio a passé deux ans et demi avec Bruno à l’ambassade de France à Londres.

D’où vient à Shakespeare sa connaissance de l’œuvre de Tasso, Aretino, Ariosto, Berni, Boiardo, Machiavelli, Lasca, Guarini, Bembo, Guazzo, Cinzio, Bandello ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio avait tous leurs livres dans sa bibliothèque en plus d’enseigner ces auteurs aux jeunes aristocrates anglais.

D’où lui vient sa connaissance de Boccaccio ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio est l’auteur de la première  traduction intégrale du Decameron.

D’où vient à Shakespeare sa connaissance de la Bible et des liturgies catholique, protestante et hébraïque ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio a étudié la théologie à l’université de Tübingen et que son père, en plus d’être fils de juifs convertis au catholicisme, avait été frère Franciscain et par la suite prédicateur protestant.

D’où lui vient sa connaissance de la musique ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio a introduit les masques à la Cour et a assisté la reine Anne et le roi James dans les choix des musiciens.

D’où viennent à Shakespeare ses sentiments aristocratiques ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio a eu le comte de Southampton comme élève, puis comme ami et protecteur. De plus, il a été pendant presque seize ans secrétaire personnel de la reine Anne et aussi son valet de chambre et son professeur de langues. Il a aussi traduit en italien une œuvre du roi James, le Basilicon Doron.

D’où lui viennent toutes ses lectures de livres étrangers et anglais ?  On ne le sait pas. Mais on sait que Florio a laissé dans son testament à son élève et protecteur William Herbert, troisième comte de Pembroke, 340 livres en italien, français et espagnol. Et un nombre non précisé de livres anglais, sûrement des centaines, il les a légués à sa femme Rose. Tous ces livres ont maintenant disparu…

D’où viennent à Shakespeare tous les nouveaux mots qu’il a forgés ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio, linguiste, lexicographe et traducteur, est un lecteur passionné et « professionnel » de livres anciens et modernes. C’est aussi un polyglotte maniaque de la langue et des langages : son dictionnaire The New World of Words contient 74 000 mots italiens et plus de 150 000 mots anglais. Il en a lui-même forgés, suivant la même méthode que Shakespeare, plus de mille.

D’où lui vient sa surprenante et profonde connaissance de la culture et du vécu juifs tel qu’il le démontre dans Le Marchand de Venise ainsi que dans d’autres pièces ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio est fils d’un converso.

D’où lui vient sa sensibilité pour l’exil ? On ne le sait pas. Mais on sait que Florio a vécu personnellement l’exil comme jeune enfant et comme jeune adulte. Sans oublier que ses ancêtres juifs ont la plus profonde expérience de l’exil.

D’où vient à Shakespeare toute sa familiarité et sa passion pour les choses italiennes ? Une présence qu’on retrouve dans l’œuvre poétique et théâtrale, sur les plans stylistique, linguistique, historique, artistique, géographique, topographique, émotif. On ne le sait pas. Mais on sait que Florio est italien, qu’il a vécu quinze ans à Soglio, petite ville italienne des Grisons, pas loin de Milan, Padoue, Venise… et qu’il a promu la langue et la culture italiennes à Londres par tous les moyens. »

10 réponses à “Anniversaire du spectre”

  1. Avatar de Araminte
    Araminte

    Cher Monsieur,
    Je viens d’achever la lecture de votre essai sur Skakespeare, que j’ai trouvé extrêmement brillant, mené d’une plume magnifique autant que caustique et surtout très convaincant. Vous avez fait une convertie (je n’avais pas de point de vue bien net sur la question) ! Les contre-arguments opposés à la thèse Florio me semblent assez faibles, surtout comparés aux vraies difficultés posées par l’attribution à l’auteur officiel — et que résume ci-dessus Tassinari. Le plus intéressant, dans l’affaire, est peut-être l’extraordinaire résistance des gardiens du pré carré, confinant en effet au fanatisme. La mécanique universitaire révèle bien, ici, sa rigidité.
    Si cette (hypo)thèse me convainc très largement, il y a néanmoins une chose que je ne comprends pas. Je conçois aisément que l’auteur (disons donc Florio) ait tenu à rester dans l’ombre, par prudence, par souci de ne pas déroger en se compromettant avec des saltimbanques, par goût du masque, ou les trois à la fois. On saisit aussi l’intérêt pour Shakespeare de se parer des plumes du paon. En revanche, au moment du Folio, c’est-à-dire à la fin de la vie de Florio, n’aurait-il pas été attendu qu’il se dévoile, estimant n’avoir plus rien à perdre? C’est sans doute de la naïveté de ma part mais j’ai un peu de mal à envisager l’auteur d’une œuvre pareille, dont il se flatte, dans un sonnet que vous citez, qu’elle lui survivra éternellement, renoncer à jamais à être connu de la postérité, au profit d’un imposteur (d’un simple prête-nom, disons). Il me semble que l’orgueil (légitime) du créateur aurait dû, au moins in extremis, prendre le dessus. Sinon, quelle surhumaine modestie ! Et aussi, pourquoi un Ben Jonson, dont vous dites qu’il devait connaître le vrai auteur, ne lève-t-il pas l’anonymat une fois les deux protagonistes morts, puisqu’il leur survit largement ? Quel intérêt a-t-il d’entretenir la mystification ? Pour donner du grain à moudre aux académiques des siècles futurs ? Ce sont ces points qui me laissent perplexe — mais peut-être ai-je raté une ligne argumentative (je vous ai pourtant lu avec autant d’attention que de plaisir) ? Merci, en tout cas, je me sens déniaisée, et également de m’avoir engagée à extraire les Pléiade de ma bibliothèque pour me (re)plonger dans ces œuvres étourdissantes. Bien à vous.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Araminte de cette approbation très sympathique ! Oui (ou plutôt non), l’hypothèse-Florio ne lève pas toutes les difficultés d’une attribution des deux côtés épineuse (mais j’ai moins de mal à croire à Florio auteur qu’au WS officiel, que je trouve totalement improbable). La difficulté que vous mentionnez – pourquoi l’auteur n’a-t-il pas avoué ? – est égale de part et d’autre, car « Shakespeare » non plus n’a jamais reconnu son oeuvre, cf sa dédicace à Southampton de « Vénus et Adonis » qu’il appelle « first heir of my invention », alors qu’en 1593 il a déjà à son actif quelques pièces de théâtre – qui comptent donc pour du beurre ? Autrement dit, cette oeuvre insurpassable n’a pas d’auteur déclaré, personne ne l’a réclamée, ou n’a daigné être William Shakespeare, ce que je trouve renversant… Lisez d’autres billets postés sur mon blog, je vais d’ailleurs revenir prochainement sur les réactions que mon livre a suscitées, pour faire un point d’étape. Et essayer de répondre à vos questions, que je me pose aussi !

  2. Avatar de Araminte
    Araminte

    Je me suis abonnée à votre blog et attends avec impatience d’autres billets sur le sujet. Vous avez créé en moi une quasi- fébrile libido sciendi !
    Bien à vous.

  3. Avatar de ViveLeQuébecLibre
    ViveLeQuébecLibre

    Monsieur Bougnoux,
    J’ai lu avec plaisir votre essai sur Shakespeare. J’ai beaucoup apprécié. Le seul fait de contester une pseudo-vérité tout à fait bancale m’a réjoui. J’adore quand on déboulonne les mythes. Merci. Votre proposition est très valable et pausible. Puisse-t-elle être un jour démontrée (celle-là ou une autre?) hors de tout doute pour faire avaler leur arrogance à ces intellectuels pédants. Les universitaires ayant bâti leur ego sur une hypothèse méprisent les amateurs (entendons ici: les non docteurs en la matière, si matière il y a…) qui les mettent en doute. Normal. Ces «intellectuels» ne discutent même pas de la teneur des arguments mais tirent sur le messager: vous n’êtes rien, qui êtes-vous pour douter de mes années d’étude… etc. C’est la différence fondamentale avec la recherche scientifique. En sciences, on s’attend à ce que nos résultats puissent être mis en doute ou carrément rejetés. Ainsi progresse la connaissance. Malheureusement, les littéraires n’ont pas cet esprit scientifique mais ils n’hésitent pas à se parer du titre de scientifiques… Il leur manque le sens critique et le doute.
    D’autres erreurs continuent d’être propagées par les gardiens du temple: Molière-Corneille (bien démontée par Dominique Labbé et confirmée par une étude russe totalement indépendante, n’en déplaise à Monsieur le sorbonnien Forestier qui n’a que des insultes à fournir en échange); Champlain-Du Gua de Mons, fondateur de Québec (ici personne n’a encore réellement attaqué le morceau, pourtant, il y a de quoi!); Jésus tel qu’on le décrit n’est-il pas un résumé de plusieurs individus d’une époque? (ça c’est encore plus gros!!!). Il y en a d’autres, c’est sûr. L’histoire est trop souvent manipulée pour satisfaire des commerces.
    Figer la connaissance relève des religions. La remettre en question relève de la science et de la sagesse.
    Merci encore.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Une précision au sujet de votre intervention, qui me fait grand plaisir : je traiterai plus ou moins ce que vous évoquez ici le 17 juin à Paris, au CEVIPOF 98 rue de L’Université, au séminaire où me convie Gérald Bronner (14-17 h) : je lui ai proposé d’intituler mon intervention « Le procès-Shakespeare, premier bilan sur une querelle », et j’y développerai l’argument suivant :
      J’ai dans mon livre « Shakespeare, Le Choix du spectre » (Les Impressions nouvelles 2016) résolument endossé le parti des »anti-stratfordiens », qui depuis plus de 150 ans contestent l’identité du Barde « upon-Avon », en lui substituant divers prétendants. Cet exposé résumera d’abord les principaux arguments et points cruciaux de la controverse, mais il s’attachera surtout à démêler la persistance du « dialogue de sourds », qui m’a beaucoup frappé depuis que je ferraille avec les partisans de la doxa. Quels biais affectent la discussion pour éviter le débat, ou le bloquer ? Comment la croyance résiste-t-elle aux questions gênantes venues de simples faits ? Comment le nationalisme anglais, mais aussi un certain « chauvinisme » universitaire se barricadent à coups
      d’arguments circulaires dans une forteresse difficile à abattre ?
      Mon intérêt initial autrement dit, qui était de découvrir le véritable Shakespeare sous le masque de la mauvaise icône, se déplace ici vers la méta-interrogation des voies de la constitution et de l’entretien persistant du mensonge.
      Séance ouverte à tous !

  4. Avatar de ret marut
    ret marut

    Monsieur Bougnoux ,

    Je viens de terminer la lecture du livre de Lamberto Tassinari ainsi que celle de votre « Choix du spectre » qui m’ont enthousiamés et fait de moi un nouveau partisan de l’hypothèse Florio , tant elle parait probable.Probable mais pas certaine et les questionnements et les interrogations bien sûr ne manquent pas.
    J’ai souhaité vous écrire pour vous remercié et réagir à deux petits détails, et peut être apporter une modeste contribution.
    Les adversaires de l’hypothèse Florio font valoir que Shakespeare avait une connaissance médiocre de l’Italie au prétexte qu’il faisait s’embarquer ces personnages de Milan et qu’il croyait que le Rialto était un marché alors que tout le monde sait très bien que c’est un pont !

    Si la marée à Milan peut laisser perplexe le lecteur moderne, il faut toutefois rappeler ,comme vous le faites dans votre ouvrage , que Milan était bel et bien un lieu d’embarquement.
    Milan était en effet une ville d’eau ,au centre d’un important réseau de canaux par lesquels on pouvait rejoindre la mer, avant que le XX siècle ne vienne tout bétonner .
    Il suffit d’ailleurs d’aller dans le quartier très branché des « navigli » pour s’en souvenir.
    Rien de très absurde donc à considérer Milan comme une ville ouverte sur l’Adriatique.

    Quant au Rialto ,l’argument est surprenant pour quelqu’un qui comme moi fréquente régulièrement Venise .En effet , avant d’être un pont , Rialto est d’abord le nom d’un quartier de la cité, et… le lieu d’un marché quotidien.
    Il suffit à tout un chacun qui souhaite se rendre au pont du Rialto par le vaporetto ,de constater que l’arrêt précédent le passage obligé de tous les touristes se nomme .. « Rialto Mercato » !

    Merci encore

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Votre enthousiasme me fait plaisir, Claude ! Hélas les médias ont été moins séduits et nos deux livres n’ont pas vraiment soulevé les hourrahs de la critique… sauf la radio, qui pour moi a ben retenti grâce à Caroline Broué (La Grande table) et Antoine Perraud sur Médiapart. Or sans écho médiatique l’hypothèse-Florio ne se développera pas. J’espère que nous avons touché des gens sensibles qui à leur tour en parleront, comme vous le faites, et feront progresser la recherche. Nous n’avons aucune preuve en effet, mais celle-ci finira peut-être par sortir, en concentrant les moyens sur ce séduisant personnage, tellement négligé jusqu’ici…

  5. Avatar de eric
    eric

    Cher Monsieur,
    J’ai lu avec beaucoup de plaisir et d’amusement votre essai-hypothèses sur l’identité de Shakespeare. Directeur du théâtre Pitoëff à Genève et metteur en scène, j’ai un projet qui se déploie autour de l’oeuvre de Shakespeare, entamé ce 23 avril dernier. La saison prochaine je ferai une reprise de La Nuit des Rois en alternance avec la création de Hamlet.
    J’aimerais vous soumettre une proposition; je vous saurai donc gré de me faire parvenir vos coordonnées courrielles si ce petit billet attisait votre curiosité.
    Avec mes salutations cordiales,
    Eric Devanthéry

  6. Avatar de Fabrice Collot
    Fabrice Collot

    Mon commentaire

    Cher Monsieur Bougnoux,

    Merci infiniment d’avoir défendu et fait connaitre en France (en dépit du cordon sanitaire dont l’a entouré la critique stratfordienne) le brillant livre de Lamberto Tassinari, dont je suis persuadé qu’il sera considéré dans quelques années comme un génial pionnier. J’ai lu son livre avec passion et me suis lancé dans l’écriture d’une nouvelle de critique-fiction prolongeant sa découverte. J’y travaille (lentement mais sûrement) depuis bientôt 9 mois et serais honoré que vous acceptiez d’en lire le manuscrit quand il sera achevé (ce qui risque de prendre encore quelque temps, hélas). Si tel était le cas, où pourrais-je vous l’adresser?

    Bien à vous,

    Fabrice Collot

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui, Tassinari a effectué à mes yeux une brillante percée, et j’ai pu constater moi aussi les effets du détestable « cordon sanitaire », l’identité de Shakespeare est un article de foi, on se heurte donc à des croyants, rebelles à toute mise en cause ou arguments rationnels, devant lesquels ils passent en haussant leurs superbes épaules ! Unlivre de fiction sera peut-être la meilleure façon de relancer le débat ? Je vous donne mon adresse en utilisant votre mail.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. On pourrait aussi bien poser la question, cher J-F R : Comment la France des riches, gens diplômés, bien endentés…

  2. Bonsoir ! Je reviens de Vendée où j’ai vu des gens assis dans une école abandonnée, en train d’écouter religieusement…

  3. OFPRA bien sûr : Office Français de Protection des Réfugiées et Apatrides.

  4. Magnifique compte rendu, cher Daniel, de ce film impressionnant et fort. On sort bouleversé et l’on espère changé, après sa…

  5. Votre « commentaire » est très sombre Eglantine, et je comprends votre désespoir. Je ne décrirais pas aussi sombrement que vous le…

Articles des plus populaires