Apprendre à jouer
Une vieille amitié avec Daniel Mesguich, qui remonte à 1977 et au dossier que nous avions consacré, à Grenoble, à sa première création d’Hamlet dans le numéro 3 de notre jeune revue Silex, me vaut de donner chaque année deux ou trois cours de « pensée du théâtre » au Conservatoire qu’il dirige. Son projet pédagogique est ambitieux ; il s’agit par exemple avec ces conférences, données chaque lundi à la totalité des élèves par des intervenants extérieurs à l’équipe pédagogique (et ouvertes au grand public), d’entretenir autour de la formation une émulation philosophique ou esthétique en général, en replongeant le théâtre dans les formes anthropologiques de la culture, ou plus généralement du « jeu ». Or quel philosophe, quel politique ou psychologue ou sémiologue, ou simple spectateur un peu curieux de notre modernité médiatique et spectaculaire n’a pas croisé dans ses réflexions, et échafaudé pour lui-même, une « pensée du théâtre » ?
Celle-ci s’aiguise pour moi au contact de deux livres récents et également remarquables, celui d’Yves Citton d’abord, Gestes d’humanité, Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques (Armand Colin 2012), auquel je consacrerai l’essentiel du propos que je compte tenir salle Louis Jouvet du C.N.S.A.D., le lundi 8 avril à 20 h. 30, dans mon intervention intitulée « Justes gestes ». Un autre livre très différent, mais au fond complémentaire, est sorti simultanément sous la signature de Georges Banu, Les Voyages du comédien (Gallimard coll. « Pratique du théâtre », 2012) ; en voici une première recension, à remettre en forme pour paraître dans le prochain numéro de la revue Art press.
« Spectateur acharné, Georges Banu revient ici, après quarante années de publications consacrées à analyser les mille et une façons de faire du théâtre, à des questions fondamentales, et à l’esquisse d’une typologie : que veut dire jouer, interpréter ? Quels sont les enjeux esthétiques et éthiques de la scène aujourd’hui – à l’âge où l’antique dispositif serait menacé d’engloutissement par la prolifération des écrans, par exemple ? Toute sa réflexion, moins théorique que narrative et d’une trompeuse nonchalance, tourne ici autour d’une catégorie obsédante, celle de l’acteur « insoumis », figure assez rare sur nos scènes mais capable de susciter le frisson, ou la sensation (isolée par Barthes) du « punctum », qui nous tient en alerte au fond de nos sièges où nous demeurons blottis.
« Remettons donc sur le métier, une fois de plus, la sempiternelle catégorie de représentation sur laquelle repose le jeu, qu’en même temps celui-ci conteste : le comédien se trouvant réellement présent sur le plateau (à la différence de l’acteur de cinéma sur l’écran), tout le dispositif induit une tension entre cette présence réelle et l’irréalité de l’intrigue ou du personnage. Si n’importe quelle séance de théâtre exige jusqu’à un certain point d’être programmée, ce programme ne peut s’étendre jusqu’au détail du jeu de chaque performance ; et en marge du répertoire dont les reprises sont prévisibles à chaque saison, notre théâtre (en occident du moins) vit aussi des transgressions que chaque mise en scène, chaque interprétation singulière infligeront au texte. Nous ne savons pas par principe combien de Lear, de princes Hamlet, de Dom Juan ou de Lioubov originaux, scandaleux ou déviants demeurent encore à naître, car le jeu par définition demeure ouvert, et au fond non programmable (i.e. prévu par les didascalies). Logé dans l’entre-deux de la présence et de la représentation, de l’effacement (de ce qu’il est au profit du personnage) et de l’aveu (de sa nature propre), l’acteur insoumis vient brouiller le programme, ou ébranler le théâtre – mais du même coup il le relance, le féconde. Le paradoxe ici développé du comédien n’est-il pas (page 21) de « vouloir disparaître, tout en continuant d’être » ?
« Être par son corps et ses humeurs, ou par exemple le grain de sa voix et son immanquable « signature phonique » : si jouer c’est apporter son corps, celui-ci se révèle nécessairement indocile, ou contrarié, rebelle aux injonctions du plateau. On peut donc tirer un plaisir sagace à observer, avec Banu, l’épreuve de la scène – une épreuve où lui-même, dans ses tentatives d’acteur avortées échoua ; il ne dépassa pas le rôle de Chérubin, mais ses cuisantes expériences lui ouvrirent le compromis heureux de passer sa vie à observer le théâtre, sans y faire directement carrière, et elles nourrissent les réflexions de ce livre. Corps indocile comme était notre auteur, « cloué à lui-même » du temps de sa formation roumaine, l’acteur insoumis proteste donc au nom de sa présence même contre les exigences de la re-présentation, il résiste au théâtre, et cet interminable démêlé entre les deux corps du comédien procure au critique observateur un plaisir vif, de l’ordre en effet indiciel du punctum (si nous définissons avec Barthes celui-ci comme le signe qui me touche en réveillant mon corps).
« Fort de ces premières remarques, et de sa précieuse observation des théâtres japonais (notamment consignée dans le très beau livre L’Acteur qui ne revient pas), Banu s’interroge sur la spécificité du théâtre européen, partagé entre l’exigence de la transmission (le répertoire) et d’un constant renouvellement des interprétations de celui-ci ; et en Europe même, il distingue un théâtre de l’est, plus volontiers didactique ou militant, de celui de l’ouest tenté par l’insoumission et la déconstruction (ce terme derridien, étranger aux références ici mobilisées, éclairerait vivement sa thèse). Il suppute également, du cœur de notre continent, les chances d’un « théâtre de l’Europe », qui butera toujours sur la diversité linguistique et les contraintes de la langue. Car l’acteur attache à sa langue, et le jeu comme le rêve ne jaillit vraiment que de sa langue maternelle ; il y aurait donc autant de jeux que de langues, et Banu (venu lui-même de Bucarest en 1973) multiplie à partir de là les observations sur les subtiles inflexions du jeu d’un bord à l’autre de l’Europe, l’utopie d’un théâtre « de l’Europe » (affichée au fronton de notre Odéon) ne se trouvant réalisée, exceptionnellement, que sous la conduite d’un Strehler ou d’un Stein. En regard, l’acteur oriental prend en charge toute la mémoire de son art, et de genres connexes comme la danse ou la calligraphie ; son extrême soumission aux codes, ou aux exigences de la transmission familiale, expulse le facteur organique, la tentation mimétique, naturaliste ou anarchiste ; jamais seul en scène où il ranime une tradition et porte une lignée, il se définit d’abord comme un bon conducteur, et le public lui-même connaisseur applaudit ce perfectionnisme. Mais l’excès de la soumission permet aussi l’innovation radicale, ou les propositions extrêmes des avant-gardes japonaises.
« Quelques figures ou modalités de l’insoumission sont encore explorées dans les chapitres consacrés au travesti, aux artifices maniéristes, au vieil acteur ou encore, dans une suggestive reprise des thèses de Diderot, au jeu de face versus de dos, et aux aventures de la frontalité – l’acteur gagnant historiquement son indépendance en s’absorbant dans l’intrigue, sans considération pour le regard du Prince ou du public. Inversement, de nouvelles frontalités didactiques, militantes ou chorales traitent le public en partenaire, ou dans l’horizon d’une fraternité communautaire comme on voit chez Mnouchkine.
« Ce livre très plaisant ne se contente pas d’affûter notre regard de spectateur, prié de rechercher au théâtre autre chose qu’un divertissement mondain ; il souligne la gravité du jeu, ses apories et ses difficultés, son ouverture éthique aussi s’il est vrai que le jeu, pas seulement au théâtre, demeure la pierre de touche ou l’épreuve de notre liberté : imagine-t-on une relation humaine où l’on s’interdirait de jouer ? »
*
Je rumine ces questions au moment où un étrange conflit oppose précisément les élèves du Conservatoire à leur effervescent directeur, au point que ceux-ci ont pris l’initiative d’écrire fin janvier à la ministre, Aurélie Filipetti, pour porter à sa connaissance quelques « dysfonctionnements » de leur école, et envisager d’en changer le patron ! Débarquant moi-même le 4 février au Conservatoire pour y donner ma conférence du soir, je tombais en pleine fronde et vit la séance annulée par Xavier Maurel, le directeur des études, qui me mit brièvement au courant du tumulte. J’ai pris depuis connaissance de la très belle lettre-réponse rédigée par Mesguich à l’intention des contestataires, et j’ai signé la pétition qui le soutient. Il vaut la peine de lire cette (longue) lettre, où Mesguich s’interroge notamment sur les paradoxes de cet étrange programme, « apprendre à jouer » ; je la colle ici en dossier joint,
1835142_96c7_conservatoire-lettre-mesguich
en lui ajoutant ma propre conférence « Penser au théâtre », donnée en Sorbonne lors d’un colloque consacré à Mesguich, à l’initiative de Mireille Calle-Gruber et dans le cadre de Paris-III.
Laisser un commentaire