Notre séminaire de l’ITEM (Institut des Textes et Manuscrits) redémarre demain, samedi 2 décembre à 9.45 h (48 boulevard Jourdan dans le quatorzième) sous la direction de Luc Vigier, par une séance d’une journée conçue par Jean-Christophe Legendre, et consacrée aux rapports d’Aragon avec Charlot. J’y contribuerai par le propos suivant.
Le (petit) livre de Luc Vigier, Aragon et le cinéma édité chez Jean-Michel Place dans la collection « Le cinéma des poètes » (2015), mérite de retenir l’attention pour sa problématique des sémiotiques croisées ; ou plus précisément pour sa recherche de ce qu’on aimerait appeler, sous les mille et une inventions d’une œuvre protéiforme, sa matrice médiologique.
Les premiers textes d’Aragon en effet, Anicet ou le panorama (1921), ses premiers poèmes tournant autour de Charlot, ou d’une « cinétique mentale » (Luc Vigier) démarquée des bandes qui passent dans les salles obscures, désignent dans le cinéma l’attracteur de la nouvelle esthétique qui se cherche alors. Non seulement le cinéma (muet) n’est encore pour beaucoup qu’un art forain, méprisé des élites, mais ce rebut recèle des trésors ou quelque chose que ses ardents prospecteurs proclamés dadaïstes pourraient appeler, à la lettre, l’or du temps.
Le jeune romancier-poète se pose en théoricien de cette forme neuve dans les deux articles d’une exigeante précision qu’il donne très tôt à la revue de son ami Louis Delluc Le Film, « Du décor » (septembre 1918) puis « Du sujet » (janvier 1919) ; il pense lire dans les projections qui animent l’écran une mise en évidence du mécanisme des associations d’idées, de l’imagination ou de la mémoire. Un peu à la façon dont, par l’exercice de l’écriture automatique découverte à la même époque, Breton et Soupault (qu’Aragon jalouse quelque peu) ont cru mettre la main sur la pulsation même du rêve, ou d’une inspiration ainsi placée en libre accès. Plusieurs films expérimentaux contemporains, le Ballet mécanique du peintre Léger (qualifié par lui de « film sans scénario ») ou Entr’acte de René Clair tentent à leur manière et avec leurs moyens propres de prolonger l’aventure des Champs magnétiques, où il s’agissait de fixer la pensée dans son jaillissement pur, au plus près de la « dictée de l’inconscient ». Aragon s’autorisera de cette définition (proposée par Breton) pour conduire sa participation au surréalisme comme une expérience-de-pensée, ou un laboratoire propre à démystifier l’inspiration en nous « expliquant » les secrets de la poésie.
Mais surtout, ces deux articles importants de 1917-1918 tournent autour des notions d’immédiateté, de réaction ou d’automatisme (machinal). Charlot ne délibère pas, ses courtes aventures ne découlent pas d’un texte précédemment écrit (comme fait le théâtre) ni d’une pensée, ou d’un programme, d’une idée que la pellicule traduirait. Ce qui enchante à l’évidence Aragon dans ces petits films est l’énergie du personnage, qui pense moins qu’il ne réagit, marionnette des événements qui le dépassent, ou des pulsions qui littéralement l’animent et le conduisent : ni sentimental ni mystique, Charlot réagit, par ruade arrière ou par une course éperdue qui ne sait où elle va. Il serait intéressant de rapprocher cette esthétique de la réaction, privée de tout programme, des déclarations bien plus tardives d’Aragon dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit (1969), sur l’automatisme qui dominerait l’écriture de ses romans, composés de phrase en phrase ; l’auteur (terme devenu paradoxal) provoqué par elles, étonné, tiré en avant « lirait » sa propre prose née sans préméditation ni anticipation particulières…
Le récit filmique offre donc avec ces nouvelles formes d’écriture des convergences frappantes. Quelle erreur ce serait d’enliser sa jeune esthétique dans une amélioration des ressources du théâtre ! Soupault puis Aragon protestent énergiquement contre ce passéisme, ou cette paresse intellectuelle peu sensible aux sauts et aux coupures technologiques. Notre imagination technique se contente trop souvent de regarder en arrière : les premiers wagons de chemin de fer ressemblent à des diligences posées sur des rails, alors que le génie propre à cette invention capitale est ailleurs, et ne doit rien au système des postes et relais précédents ! Les premières images photographiques se sont prises au même piège avec les reconstitutions pictorialistes. Contre cette paresse intellectuelle, il faut donc affirmer que la décomposition lumineuse des apparences par la lanterne magique, puis le cinéma, demeure irréductible à nos formes précédentes de vision ; or elle féconde une esthétique, le surréalisme, paradoxalement fondé sur un excès de réalisme combiné avec diverses cadences du temps et du mouvement. Machine analytique, le cinématographe grammatise notre vue, nos émotions ou notre rythme cardiaque ; à coups de collages (que sont les montages) et à la façon de Max Ernst, il forge des phrases inouïes, des personnages inédits aux corps autrement articulés : Charlot compose à lui seul, dans chacune de ses irruptions, un idéogramme cinétique tel qu’avant cette machine on ne lui connaissait pas d’équivalent.
La promotion de l’appareil optique, omniprésent dans les textes surréalistes et par exemple dans la mise en page de la revue La Révolution surréaliste fertile en chocs visuels et en croisements du texte et de l’image, mais aussi dans l’écriture du « Passage de l’Opéra », chef d’œuvre et manifeste (aragonien) de l’affirmation du nouveau mouvement, dit cette chose capitale : nos vues dépendent de nos instruments d’optique, et nous n’habitons pas le même monde selon que nous réglons sur lui nos lunettes, nos microscopes, nos télescopes ou les fameux panoramas, tous objectifs de nos diverses prises de vue. Pour Aragon il n’y a pas de nudité adamique ni de regard naïf, notre sens de la vue est toujours et de diverses façons appareillé. Et c’est pourquoi certains instruments réflexivement, à l’instar du dispositif cinématographique, nous offrent en miroir un voyage ou une plongée dans nos propres mécanismes mentaux. Ces outils d’analyse fonctionnent dans les deux sens ; en prolongeant ou en grossissant nos facultés, ils nous les expliquent.
Il ne suffit donc pas de s’arrêter aux incantations du stupéfiant image dans les pages toujours citées du « Passage de l’Opéra », mais plutôt de repartir des vues ou des spectacles pour, médiologiquement ou génétiquement, nous faire remonter à leur formation. Aragon s’intéresse aux performances de la vision et aux révolutions de nos façons de voir, il enregistre et rumine (dans Anicet, La Semaine sainte, la postface des Communistes ou Henri Matisse, roman…) les conditions historiques et techniques de la visibilité, ses détours et ses trucs. Ce que le cinéma fait au théâtre n’a-t-il pas quelque chose à voir avec ce que la photo a fait à la peinture, ou l’écriture automatique au récit ? Avec ce que la bande dessinée fait au livre ou, last but not least, avec ce que la Nouvelle vague conduite par Jean-Luc Godard fera à « Une Vague de rêves » ?…
Le détour par ces fleuves de lumière nommés Charlot, Abel Gance, Eisenstein, Bunuel, Jean Renoir, Visconti, Godard …, explique et cautionne mieux l’esthétique profonde d’Aragon que le « réalisme sans rivages » laborieusement théorisé par son encombrant allié d’alors dans le PCF, Roger Garaudy.
Si « une écriture de l’assemblage, du bazar, du chaos » (écrit Luc Vigier) domine en effet nos chères vieilles bandes du muet, comment ne pas placer en regard la déclaration d’Aragon quand il avoue par exemple, dans Traité du style, parler « un langage de décombres, où les soleils voisinent avec les plâtras » ? Ou, dans la préface du Libertinage (1924), rapprocher son éloge de « la décomposition lumineuse du monde » vers laquelle le cinéma comme son écriture convergent ? L’auteur du Mouvement perpétuel (1926) qui de son propre aveu le conduit, le travaille, ne pouvait que sympathiser avec le cinématographe, lui qui, quand il fera à partir de 1941 le portrait de Matisse, et Matisse le sien, n’arrêtait pas de bouger au lieu de prendre la pose (la pause) sous le regard du peintre. Si bien que le Maître de Cimiez nous livre de son remuant modèle non une image mais une trentaine, une gesticulation cinématographique de traits en mouvement.
Un truc impossible au théâtre, mais propre au cinéma, tient à la pratique du zoom ou du gros plan dont Aragon fait grand usage, dès Anicet, pour son pouvoir de sublimer le tout-venant de la vie réelle (comme, de leur côté, Picasso ou Apollinaire). On découvre un monde dans une miette de pain, dans une capsule d’eau minérale ou dans « ce petit sucrier que je vais vous décrire si vous n’êtes pas sage » (« Le Passage de l’Opéra »)… Le moindre objet de notre décor quotidien suscitera effrois et prodiges selon que nous le considèrerons un peu curieusement, attentivement ; pareillement, Aragon découvre en récrivant Les Communistes le bénéfice de basculer sa narration au présent, ce qu’il appelle le « présent accentué » ou encore l’écran large, un zoom visuel ou temporel sur l’action en train de se faire, qui embarque son lecteur ou le projette in medias res.Cette enfance de l’art (cinématographique) se résume, assez merveilleusement, dans le titre qu’Aragon donna à l’une de ses chroniques de 1945 recueillie dans Ecrits sur l’art moderne, « Les Grands yeux des petits ». Mais c’était déjà l’indication donnée dans une couverture quatre du Paysan de Paris, on appelle paysan celui qui, en ville, ouvre à tout de grands yeux…
Le gros plan par lequel le cinéma isole poétiquement, ou dramatiquement, un objet tiré de la vie courante, trouve son équivalent, au fil des prose et poèmes du premier Aragon, dans les arrêts sur mot, « bagage » dans Anicet, ou « Persienne » dans le Mouvement perpétuel), ou bien sûr Eucharis (nom répété quatre-cent quatre fois dans un chapitre des Aventures de Télémaque), pour mieux le savourer – « on ne sait pas tout l’infini qui tient dans un nom propre »…
J’ai insisté, médiologiquement et à la suite de Luc, sur l’inséparabilité du surréalisme et de nos instruments de saisie optique. Le cinéma constitue donc dans cette mesure l’interprétant (mot à creuser) de cette alors nouvelle esthétique. La prose poétique du « Passage de l’Opéra » devient elle-même un long film avec ses travelings, ses champ-contre-champ ou ses plans rapprochés… Mais à propos du champ-contre-champ justement, on sait que le réalisme prôné par Aragon est coudé, ou étrangement réflexif, puisque scruter le monde c’est se voir, s’examiner, et que la lunette ou l’appareil de saisie et de projection fonctionnent à deux voies ou dans les deux sens. En 1967 dans Blanche ou l’oubli, Aragon déclarera avoir écrit ce livre pour mieux comprendre « comment cela marche une tête ».
Ce programme narcissique, réflexif ou auto-référentiel, ou ce réalisme au deuxième degré ainsi placé au terme de la longue aventure réaliste renoue, il me semble, avec la décision prise aux commencements de fréquenter régulièrement les grottes fraîches et obscures des cinémas – un goût affirmé d’Anicet que blâme fort Baptiste Ajamais-Breton lui-même ennemi des films, des romans, du journalisme et au fond de l’Histoire – et de comprendre une bonne fois comment cela marche, nos appareils de projection ou nos lunettes d’observation…
Charlot nous offre en miroir un voyage ou une plongée dans nos propres mécanismes mentaux ; en prolongeant ou en grossissant nos facultés, lui aussi nous les explique. L’auteur du Mouvement perpétuel (1926) ne pouvait que sympathiser avec le jeune cinématographe, et particulièrement avec le corps énergumène et querelleur de Charlot.
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