On a encore la bonté de m’inviter aux représentations théâtrales qui se montent ici ou là d’Aragon, et c’est ainsi que j’ai déjà chroniqué sur ce blog deux tentatives bien différentes, l’assez oubliable adaptation du Paysan de Paris par Sarah Oppenheim en avril de cette année à la MC 93 de Bobigny, et celle beaucoup plus valeureuse des Chambres par Marie Revault d’Allonnes au Théâtre Darius Milhaud en mai-juin. Le Paysan, ce texte qui peut éblouir ou mordre profondément son lecteur surtout s’il est jeune, manquait cruellement d’incarnation, de rythme ou d’accent ; Marie en revanche n’hésitait pas à déchirer sa chemise pour nous faire voir et entendre un cœur battant, « Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu » comme dit le poème devenu chanson, et c’est tout l’enjeu mais aussi le pari risqué d’une mise en scène d’Aragon : ses textes semblent faits pour la scène, ils exigent la vocifération ou la caresse d’une bouche, mais c’est peut-être un mirage ou un piège pour les timides qui n’ont simplement pas le coffre.
Je me suis donc rendu hier vendredi plein d’expectative au théâtre de Ménilmontant, où Alain Paris donne jusqu’à demain dimanche, seul en scène soutenu par l’accordéon de Stéphane Puc, son « Aragon, ce livre ouvert ». Le texte d’Aragon (tout livre ?) demeure en effet inachevé et ouvert à la voix, il appelle le corps de l’acteur et notre propre corps pour y ranimer les pulsions, une respiration, un désir de contact et de relations intimes, charnelles. Mais il ne suffit pas d’égrèner quelques belles pages à la suite, il faut les enchaîner et les monter, amoureusement les besogner.
Dès la première minute, le dispositif frappe par sa simplicité et sa justesse, Alain au premier plan en costume noir assez défait, comme ses cheveux qu’il porte un peu longs, et dans l’ombre à l’arrière l’accordéoniste derrière ses partitions, et une petite batterie. Il s’agit d’abord de faire sonner une voix, qui passera par toutes les inflexions de la moquerie et de la gravité, de la tendresse chuchotée et du sarcasme, de la plainte et d’un enthousiasme qui monte crescendo dans la dernière pièce et balaie le plateau, « Maintenant que la jeunesse… ». Mais surtout Alain alterne la diction nue et le chant, tantôt porté par l’accordéon gémissant et tantôt a capella ; or cette modulation très fluide du parler-chanté, le fameux Sprachgesang, installe ce qu’il s’agit de montrer, l’opéra d’une vie qui se raconte et qui chante, et déchante, en utilisant tous les registres du souffle, les caresses d’une voix qu’il a grave et forte mais qui sait si bien murmurer. Aragon est ainsi rendu à la fois étrangement lointain (par la distance de ses textes entrés dans la légende) et tout proche, fraternel.
Cette fraternité – vertu première d’un communiste qu’on ne voit pas ici militer – tient à un choix très orienté. Comment sélectionner, comment trier dans l’œuvre d’Aragon ? Alain a retenu délibérément les pages qui traitent de l’arrière-texte – magnifique extrait de La Mise à mort où Louis explique à Fougère-Elsa son suicide manqué de Venise, et que l’arrière-texte d’une vie c’est l’expérience de la mort. Ou de la souffrance, de la fêlure et du risque de folie, de la perte d’identité, de l’étonnement de vivre (par exemple à Couvrelles, devant la tombe toute fraîche d’août 18 dont la croix fichée en terre porte son nom), du vertige d’aimer, mais aussi de parler. Le chanteur-récitant (jamais réticent !) nous donne ainsi à voir et à toucher l’envers du temps ; Alain ne cite pas la célèbre formule « J’appelle poésie cet envers du temps », mais j’y pensais constamment devant cette scénographie des coulisses d’une voix ou d’un théâtre mental, qui plonge notamment à l’enfance et aux irréparable blessures qui constituèrent le socle sur lequel Aragon s’édifia.
J’avais aimé la biographie de Pierre Daix (1975) parce qu’il mettait en évidence, et comme en exergue, ce drame de l’enfance si longtemps caché par Aragon lui-même. Dont il ne faut pas non plus faire une clé passe-partout, il y a tant d’autres mystères, ou zones d’ombres chez notre héros… Pourtant, une bonne part du charme d’Aragon c’est que chez lui, assez souvent, on entend un enfant. Avec une infinie délicatesse, Alain tisse et relie des textes de cet enfant, ou qui en relèvent par l’émotion et la fraîcheur, l’épisode des bas de laine noire de Marie dans le chapitre de Théâtre/Roman « Il y a Marie… / Et Marie », ici presque posé en miroir avec la page du « Carnaval » où les sodats cantonnés en Alsace en 18-19, la tombée de la nuit sur la route de Bischwiller, s’amusent à faire barrage aux jeunes « laitières », et Pierre Oudry à Lenni… On peut lire « Le Carnaval » de La Mise à mort sans trop remarquer ce passage, tant il y a d’autres beautés dans ce roman, mais Alain à très juste titre a su l’isoler, le jouer et nous en sortons transformés. Oui, il joue à propos de ce texte le jeu de colin-maillard, fermant lui-même les yeux pour errer à tâtons sur le plateau, et cela cadre heureusement avec le propos général, comment s’orienter dans le noir, du siècle ou des sentiments, quand on n’a pour boussole que sa voix ?
Il m’a semblé aussi que le choix des textes tournait autour de la guerre (Aragon en fit deux, sans compter la guerre froide), si cruelle aux jeunes gens tandis que les pères bambochaient et rhétoriquaient à l’arrière, en s’envoyant les femmes quittées par les hommes du front. Pour dire ce que la guerre a brisé dans la vie du garçon de dix-sept ans, et comment aussi elle l’a formé, autrement qu’à l’école, Alain commence par réciter « Le Mentir-vrai » mais il bifurque aussitôt sur un fragment moins connu et jamais joué, le très émouvant « Pour expliquer ce que j’étais », confession écrite en 1942-1943 en contre-coup à la mort de sa mère où, sans aucun roman ni « mentir-vrai », Aragon à voix nue se raconte… Ce texte écrit pour le tiroir ne fut publié qu’après sa mort, et pourtant il dit tant !
La mère, la mort, la douleur, l’amour qui est aussi une guerre…, autant d’entrées propices à nous rendre Aragon plus intime, et je l’ai dit fraternel. Alain va au vif de notre auteur, là où cela saigne et dès l’ouverture du plateau : le premier texte, d’une voix posée et presque joyeuse, est la magnifique page du Fou d’Elsa sur laquelle j’ai moi-même souvent attiré l’attention, « Il y a des choses que je ne dis à personne Alors / Elles ne font de mal à personne / Pourtant le malheur / Le malheur c’est / Que moi ces choses je les sais (…) ». (Je cite de mémoire, n’ayant pas ici ma bibliothèque mais le poème continue sur le mode de cette parole double, et interdite, pour conclure par « C’est en nous qu’il nous faut nous taire ».) Ce que le nous aragonien supposait de ménagement et de murmures, de paroles désespérées tirées vers « l’espoir quand même », tout ce que ce nouage du nous étrangle, et complique dans la gorge du poète n’a pas diminué son inspiration, mais au contraire enrichit sa voix et la porte aux extrêmes. Que ceux qui n’ont d’Aragon que l’image d’un aparatchik bloqué ou d’un scout moscoutaire lisent un peu Le Fou d’Elsa (auquel Alain fait de larges emprunts), y eut-il jamais auteur plus libre, et plus savant dans l’invention jubilatoire des raisons de désespérément croire ? L’auteur qui ouvrit son œuvre avec Feu de joie nous donne donc, par son invention et son chant, des leçons très hautes de liberté, et de joie, quels que soient les malheurs du temps.
Or cette joie paradoxalement éclate sur le plateau. Alain pour dire les textes (ou les chanter) ne cesse de sourire, de s’émerveiller lui-même au fil des trouvailles verbales, comme si de ce chant coulait une vie supérieure, essentielle à la nôtre. On devrait jouer Aragon partout, je veux dire tout le temps, par exemple dans un espace dédié où se succéderaient des hommes et des femmes qui comme Alain sont soulevés, et nous soulèvent, par la très savante articulation de ces mots enchanteurs. Il n’y faudrait pas grand chose, un plateau nu et noir de préférence, un cube pour figurer la chambre, ou le crâne, un accordéon… Loin des blockbusters et des scènes encombrées par les écrans vidéos, les spots et le déluge sonore, on goûterait sur celle-ci la proximité en nous d’une mémoire et d’une voix toujours prêtes à fuser, à s’épancher, la ressource infinie d’une langue que certain passent leur vie à perfectionner, à façonner pour la transmettre plus belle qu’ils ne l’ont reçue.
Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère…, Alain Paris ajoute à Aragon par le simple (simple vraiment ?) effet de le découper, de le dire et de se risquer à le chanter, répondant ainsi à l’immense secousse ou provocation (étymologiquement appel de voix) reçues de lui. Le scandale hier soir, c’est qu’une salle de deux-cents places n’accueillait qu’une trentaine de spectateurs (tous scotchés), or c’était paraît-il un « bon soir ». Que font, à quoi songent les aragoniens pourtant nombreux à Paris ? Petits paresseux, on vous offre sur un plateau cela et vous boudez votre bonheur, ou regardez ailleurs ? Il ne reste que deux représentations, aujourd’hui samedi 26 à 20 h. 45, et demain en matinée. Courez-y, faites venir ! Démentez cette perspective atroce que pour les grands textes, pour la lecture telle que vous ne rêviez pas d’en entendre c’est fini, trop tard, rideau, place au rap, aux tubes et aux spots, il n’y a plus d’écoute, de marché, d’écho…
« Aragon, ce livre ouvert », avec Alain Paris et Stéphane Puc, se donne donc au Théâtre de Ménilmontant, 15 rue du Retrait, 75020, métro Gambetta, et on peut réserver au 0146369890 de 14 à 19 h. ou par e-mail : resa@menilmontant.info
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