Une rencontre se tiendra le samedi 11 janvier à 15 h à la Halle Saint-Pierre de Paris, animée par Daniel Bougnoux et Jean-François Rabain, sur l’amitié turbulente entre Aragon et Breton, de 1917 à 1932 (et au-delà). L’entrée est libre, il est cependant conseillé de réserver, en suivant les indications données sur le site :
J’y développerai pour ma part les arguments suivants, déjà présentés au colloque André Breton de Cerisy en 2016 sous le titre « Le duel Aragon-Breton », ici un peu enrichis de réflexions complémentaires.
Deux comédiens liront, en marge des conférences, quelques textes choisis par nous pour illustrer (ou éclairer) l’orageuse rencontre de ces deux géants, alors encore en formation.
Un mot d’abord pour justifier mon titre : le duel n’est pas de hasard touchant le style et la vie même d’Aragon. Lui-même a évoqué cette salle d’escrime où son père le menait enfant, comme pour « (le) préparer à une vie de duels ». Ce sport, associé à « l’escrime d’écrire », est évoqué notamment dans Théâtre/roman pages 188-189 de la coll. « L’Imaginaire », au chapitre « Le contre-dit » : « … battez, battez, contre-de-quarte, contre-de-sixte… tout cela tient d’un art périmé, fendez, fendez-vous… la salle d’armes, c’était pourtant il y a bien longtemps, de quoi est-ce donc que je me souviens, de quand ? Battez, battez… ce que je dis bat ce que je voulais dire, et d’ailleurs qui sont les interlocuteurs, ces croiseurs d’éclair, par-derrière eux la voix du maître d’armes : il y a donc un troisième personnage, celui que je ne vois pas, mais que j’entends… »
Or le duel, notamment dans Blanche ou l’oubli, est également longuement interrogé comme personne dans la conjugaison de quelques langues (notamment le grec), où il désigne un état rapproché ou limité à deux du nous : « Nous n’avons plus en français le duel qui parlerait au moins pour Blanche et moi… pour cette lutte où l’homme et la femme, ensemble, sont à la fois deux et un seul… et l’on ne dirait plus ni je ni toi, nous deux, ni même nous, mais quelque l’on qui serait l’un et l’autre indivisibles, une syntaxe du lit, de la nuit de nous deux, le grand argot d’aimer où je s’efface, et Blanche… » (Folio 1ere édition, p. 208). Et plus loin il rêvera au passage du sable entre les deux boules du sablier pour interroger et regretter ce « nous signifiant toi et moi, un nous différent de ce faux pluriel » (p. 397).
Ces rapprochements à la faveur du duel indiquent je crois une affection très aragonienne (et fort répandue hors de lui), la guerre au cœur de l’amour, la reconquête de soi au sein de la plus grande intimité. Ce que vérifie à sa manière le duel bien attesté dans l’amitié d’Aragon et de Breton, telle que la retrace leur correspondance.
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Comment devient-on Aragon ? Un biographe rêverait d’isoler une rencontre ou d’énumérer telles circonstances, comme si une personnalité singulière pouvait jamais s’y ramener. Il est certain pourtant que ses Lettres à André Breton, 1918-1931 (édition établie et présentée par Lionel Follet, Gallimard 2011) jettent sur ses années de formation un éclairage dont on ne pourra plus se passer : ni pour lire ses premiers écrits, Feu de joie notamment et Anicet, ni pour débrouiller, aux racines de son érotique, les affinités obscures de l’amitié, de l’amour, de la guerre et d’une écriture qu’il ne sépare jamais de la lecture.
Le dénivelé de leurs conditions saute aux yeux dès la couverture : André Breton typographié en grosses lettres rouges, Aragon (amputé de son prénom comme il en a imposé l’usage depuis 1928) en petites capitales noires. A la fin de septembre 1917 de fait, moment de leur rencontre au Val-de-Grâce, Aragon marche sur ses vingt ans ; il connait Rimbaud par cœur et, dira Breton dans ses Entretiens, « il a vraiment tout lu », mais il se trouve encore très isolé malgré ses dons étincelants ; André, de vingt mois son aîné, fréquente Valéry, Apollinaire, Reverdy, et joue naturellement auprès de lui les mentors, ou l’intercesseur capital – figure ambivalente à suivre dans Les Aventures de Télémaque.
« En lui alors, peu de révolte », précise Breton dans ses Entretiens (1952), ce que confirme Adrienne Monnier qui apprécie dans son cabinet de lecture les visites de ce grand jeune homme sage. Nous n’avons pas les lettres de Breton en miroir de cette correspondance, elles ne seront lisibles qu’en 2016, et pour celles qui concernent Aragon d’un accès sans doute très lacunaire, en raison du pillage de sa bibliothèque. On peut deviner néanmoins, au vu des fragments qu’il en a lui-même recopiés (notamment dans Lautréamont et nous), qu’elles témoignaient de la même chaleur, ou brûlante passion.
Le premier charme de ce volume, c’est d’y découvrir un très jeune homme transi, pétri par son aîné : la flamme qui monte dans Anicet – ou dans Feu de joie – éclaire pareillement ces lettres, qui expriment toute la ferveur, la fraîcheur et la confiance du disciple. Aragon-Anicet s’arracherait les yeux et les dents pour interpréter dorénavant le monde avec les sens de son aîné – rebaptisé dans le roman Baptiste Ajamais. Car tel est l’ascendant d’André : « Il comprit qu’il ne ferait que suivre encore une fois la direction donnée, qu’il était sous l’influence de Baptiste. (…) Quelle puissance avait donc sur lui cet être autoritaire ? Dans l’ombre, on devinait la fascination du regard et le froncement des sourcils. Il n’y avait pas à s’en dédire : Baptiste subjuguait Anicet, et à quelle fin ? » (Œuvres Romanesques Complètes volume I, page 85). C’est bien le cas d’anticiper ici la leçon du Fou d’Elsa : « qui j’aime me crée ». Et de se demander avec Anicet « comment ne pas s’éprendre de celui qui nous donne à tout instant l’équivalent humain des choses extérieures ? » (ibid., page 120).
Si Louis voue son être à André, celui-ci en retour semble jouer sur lui de son autorité, ou de l’attachement qu’il suscite. Nous voyons dans ces lettres, au moment de la « rupture » de décembre 18-janvier 19, le cadet perdre contenance, supplier, endurer les affres de la jalousie ou de la trahison – mais aussi se reprendre, persifler, mûrir, tendre à son correspondant le miroir virtuose et moqueur d’un « Rondeau de l’omnipotence » (page 269, lettre du 19 avril 1919), en bref user des armes de la féminité dans un combat où le marivaudage côtoie la tragédie.
Ces missives qui se veulent primesautières, pudiques ou faussement détachées offrent une archive de premier ordre, moins sur l’homosexualité d’Aragon comme diagnostiquerait une analyse superficielle, que sur les tourments d’une formation, morale, artistique, politique. Nous lisons ici, en marge d’Anicet, de Télémaque ou du Libertinage, le roman d’apprentissage de leur génial auteur. Et cela tient parfois de la possession ou du vaudou ; Aragon est chevauché, engrossé par Breton : « Mais je t’aime tant que tu ne sais pas à quoi tu t’engages » (écrit-il au plus fort de la crise le 24 janvier 19, en ajoutant à cette déclaration une allusion équivoque au couple Verlaine-Rimbaud) ; ou encore ce sonore alexandrin pour clore la lettre du 22 septembre 18 : « Et je t’honore, André qui veut dire HOMME en grec » (page 200) ; ou encore : « Si tu n’as rien à me dire pense que je suis la plus belle femme du monde et écris-moi. Ou bien le plus grand poète » (29 décembre 18)… Mais le pur-sang fier d’affirmer sa jeune vitalité sait aussi ruer à ce rodéo, et retourner la situation à son profit : « Il y a en moi quelque méchanceté nerveuse. J’ai BESOIN d’éprouver ton amitié. (…) ALORS je voudrais te BATTRE comme on fait les femmes rebelles » (14 septembre 18, page 200) ; ou dans un moment de dépit – Breton vient de lui refuser sa collaboration promise pour écrire à deux mains le roman de Matisse (qui deviendra Madame à sa tour monte) – : « Tu te mets à faire des mines. FILLE, va » (17 novembre 18). Il vaut la peine d’examiner, au fil de cette correspondance, les ressources ou la stratégie (rouée) d’une réponse du faible au fort.
(à suivre)
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