L’abandon du roman caressé est très significatif d’un désaccord profond entre les deux écrivains, au-delà de ce croisement manqué. Il est éclairant, au fil de cette correspondance passionnée, de voir Aragon prendre acte des réticences de son mentor, et choisir de tracer sa propre route ; malgré le transfert massif, et l’emportement véritablement amoureux dont témoignent quelques lettres, un écrivain se construit et gagne son indépendance : « Il est temps de faire du soi. (…) Il faut repartir. Mais pas tellement de l’horizon des autres. Du nôtre » (24 mai 18) – ce qui est reconnaître encore son allégeance à Breton ; il y revient quelques lettres plus loin : « Je me suis déjà expliqué à ce sujet (être soi) » (31 mai). Les suivantes le montrent encore sous l’empire persistant de Breton : « Je travaille à rendre présentable ce que tu appelles ma Saison en enfer, et ce sous le titre : Roman. Est-ce faisable ? Si tu m’en donnes l’ordre, je cesserai ce travail. Je m’en remets à toi » (3 juin 18) ; et deux lettres plus tard : « Je n’écrirai pas Roman puisque tu penses que c’est inopportun ».
Nous ne savons pas ce qu’était l’entreprise ainsi baptisée, le projet du roman d’Anicet ne naîtra qu’à l’automne ; mais l’emprise de Breton est manifeste. Pourtant, quelles que soient les réserves de celui-ci sur le genre romanesque, nous voyons Aragon, du moment où il tient son sujet, prendre le mors aux dents : « Mais sois tranquille, mon roman est fait dans ma tête (…). Je continue à faire un livre laborieux, mon premier roman, traditionaliste. (…) Dispense-toi de menacer » (24 avril 19) ; et de citer à la suite l’injonction assez exorbitante proférée par André à son endroit : « Entends bien que je veux être seul juge de ce que tu pourras entreprendre dans un nouvel ordre d’idées » (même phrase rapportée par Aragon dans Lautréamont et nous). Extravagante prétention : Breton s’annexe la pensée d’Aragon au point de lui interdire d’inventer ! A quoi son ami en voie d’émancipation lui oppose, ironiquement : « Mais je n’entreprends rien, je continue. On n’a pas de nouveaux ordres d’idées sur commande » (page 277).
Passe d’armes édifiante, et combien éclairante sur le travail de libération et de construction de soi du cadet ! Or ceci suit de près une péripétie décisive, narrée dans Lautréamont et nous (récit rétrospectif de 1967), le fameux épisode touchant « ce que nous avons dit un certain soir » : déambulant rue de Rivoli le long des grilles des Tuileries, les deux amis ont comploté un pacte terroriste, qui inspirera le poème « Programme » de Feu de joie, puis le conte très noir, et prémonitoire, du Libertinage intitulé « Lorsque tout est fini ». Fondée sur l’épuration, la logique terroriste ne peut que se retourner contre ses promoteurs, et c’est ce duel final qu’envisagent avec perspicacité ce poème et ce conte – et que réalisera, par exemple, l’élimination méthodique des vieux bolcheviks par Staline. Sans anticiper sur une histoire – une Histoire – autour de laquelle pivotera par l’esquive ou la rationalisation une bonne part de l’œuvre d’Aragon, il est frappant de rencontrer les germes de la guerre et de la terreur au cœur de cette amitié pour lui fondatrice ; et par exemple de lire, dans la lettre du 20 avril 19 consécutive à la conversation exaltée des Tuileries, ce condensé de passions contradictoires : « Non tu n’as rien à craindre POUR LE MOMENT parce que pour le moment rien ni personne ne m’est plus cher que toi, et ce qui fait le prix de cette amitié c’est la dramatique certitude qu’UN JOUR nous nous tuerons à mort. (…) Je vais te maintenir dans l’inquiétude, et sache que ce ne sera pas gratuitement, car si tu as trouvé un moyen d’établir ton pouvoir sur le monde, j’en ai moi, un pour établir le mien sur toi. Ainsi je t’aurai à ma merci. (…) Ô mon ami qu’importe le monde entier quand j’ai une lettre de toi » (cette phrase finale de la lettre dans une graphie plus large).
On s’explique mieux par ces antécédents l’objection d’Aragon aux divers gauchistes qui mèneront campagne contre le P.C.F. : « Il leur a manqué un mouvement dada ». Il aurait pu ajouter, et il y pensa certainement : il leur a manqué de faire deux guerres – où lui-même excella. Ou encore, il leur manqua d’en passer par une amitié aussi ravageuse que celle d’André Breton. « HAUTE ECOLE », résume Anicet. Il y a des amitiés, ou des amours, qui valent en effet des guerres – comme dit le docteur Decoeur à Aurélien, qualifiant sa femme Rose Melrose de « ma grande guerre à moi »… Au fil de ces cent soixante-douze lettres où se pratique à cœur ouvert la vivisection d’une passion, on apprendra ainsi à distinguer les enchevêtrements de l’amour et de la haine, du masochisme et du sadisme, de l’admiration et du meurtre – qui n’ont rien, à bien considérer, que d’assez ordinaire.
La fin de la correspondance concerne l’engagement communiste des surréalistes, et singulièrement le congrès de Kharkov de novembre 1930, qui précipitera la rupture. Péripéties bien connues, où nous voyons Aragon prendre sur Breton une position d’éclaireur, puis de représentant du surréalisme auprès des Soviétiques ; que ceux-ci aient abusé de sa bonne foi jusqu’à l’amener à commettre l’irréparable vis-à-vis de Breton, n’infirme pas le mouvement général : nous avons par étapes, lettre après lettre, suivi la maturation du jeune homme qui prend conscience de son génie propre, et règle ses distances. Mais sans jamais renoncer à servir. Toujours solidaire, Aragon semble n’écrire que par émulation ou par amour, engagé dans un service courtois ou la présentation d’une offrande. Ce sens du service, si évident ici, touche à l’expérience de la guerre dont on sent bien qu’elle sépare les deux amis. Dans ses Entretiens, Breton fera remarquer en manière de reproche qu’Aragon a toujours supporté les obligations militaires « avec allégresse ». En 1918 comme en 1940 en effet, sa conduite héroïque fait l’admiration de ses supérieurs. De toute évidence, il y a chez lui un amour de la chose militaire, ou plus exactement du service, et il demeurera sa vie durant un militant, un soldat ou un homme qui sert : l’armée, le Parti, Elsa, autant de cadres qui structurent cette personnalité aux dons et aux tentations multiples, mais qui le désorientent. Le service lui donne un rail, il fonctionne aussi comme un sacrifice expiatoire en rachetant la faute de la naissance. Or cette guerre est intime, jusque dans le travail, jusque dans l’amour même, vécu par lui comme un combat de tous les instants. Toute sa vie, Aragon n’aura cessé de se battre.
Peut-on, à partir de ces remarques, creuser un peu mieux ce qui sépara durablement Aragon de Breton ? En quoi leurs deux personnalités d’abord aimantées l’une par l’autre ne pouvaient que s’exclure, et incarner des choix de vie, d’action, d’engagements fondamentalement opposés ? Pourquoi par exemple, à partir d’un certain tournant (1927 ?), Breton entend-il si mal ou n’entend-il plus ce qu’a à lui dire Aragon ? Les lectures que celui-ci lui fait à Varengeville, au cours de l’été 27, des pages de Traité du style qu’il est en train d’écrire ne suscitent chez son ami que de tonitruants éclats de rire ; il n’en perçoit pas, sous les « batteries » de surface, la discussion profonde sur les moyens et les buts du surréalisme (une aventure peut-être désormais courue aux yeux d’Aragon), la secrète gravité de ce livre-bilan. Le brio d’Aragon expédiant l’écriture de ce volume au rythme de dix pages par jour « comme en se jouant » fait de lui un rival, et Breton va jusqu’à déclarer alors à Simone (17 août 1927, qu’en aurait dit son ami s’il l’avait su ?) : « Ce qu’écrit Aragon continue à être très bien, mais si peu humain, comme toujours. On participe évidemment de quelque chose par là, mais ça vaut si peu la peine… » (cité par Marguerite Bonnet, OC tome I page 1504).
On est choqué de même par la rancune tenace que Breton voua à Aragon, par exemple lors des années de guerre lorsque, réfugié en 1942 aux USA (alors que son ancien ami a couru tous les périls de la guerre puis de la Résistance), il déclare aux Josephson que « si j’en avais les moyens, je voudrais qu’Aragon soit fusillé demain dès l’aube » !… A la même époque, Aragon compose Aurélien où figure une peinture oblique et non-caricaturale du groupe surréaliste et de son chef « Ménestrel » ; à partir des Yeux et la mémoire (1954) puis surtout du Roman inachevé (1956), Aragon évoquera en vers parfois superbes ce que fut pour lui l’aventure surréaliste, « et sa gravité » ; il consacrera par-delà les années et la mort de son ami une « Lettre à André Breton sur le bon usage de la réalité et le Regard du sourd » (1971), et l’on relève jusque dans les textes-préfaces de l’Œuvre poétique (circa 1975) cette remarque comme en passant, « J’écoute en moi la voix d’André, non pour la critiquer mais pour mieux l’entendre »…
Essayons de systématiser un peu ce qui oppose les caractères de ces deux hommes, insécables pour l’étude du mouvement surréaliste et de ce qui en résulta. Il faut revenir sur la question du roman, et du journalisme, qui d’évidence constitue entre eux une bifurcation cruciale.
Les élites de la culture française au XIX° siècle avaient édifié un barrage entre les écrivains et la corporation montante des journalistes, cloués au pilori par Théophile Gautier dans sa préface à Mademoiselle de Maupin (1834), ou par Zola dans celle de La Morasse (1888) ; menacés par le flot envahissant de l’information, les artistes réagissent au nom de l’art pour l’art, de l’autonomie de l’œuvre ou de la pensée. Inversement pourtant, il ne serait pas difficile de montrer comment, au fil du XX° siècle, les frontières entre l’artiste, le penseur et le journaliste s’abaissent, et comment les sciences humaines ou quelques philosophes participent à ce brouillage ou à cette « déconstruction ». Bien loin de parler le « jargon de l’authenticité », ou de protéger dans une distance arrogante les mondes « purs » de l’académie, de l’art ou de la science, Foucault, Deleuze ou Derrida considèrent avec intérêt le journaliste et le commerce, infiniment impur en effet, des médias. C’est qu’ils pensent loin de tout accès authentique à l’Être, qu’ils savent que l’autorité se construit médiatiquement et se négocie, et qu’il n’y a pas de ligne directe avec la Vérité.
Quelle fut, dans ce cadre général, la position adoptée par les surréalistes ? Leur haine de l’art pour l’art et de la posture esthète, leur goût du jour éphémère et d’une vie mêlée, sensible dans l’élection qu’ils font de la rive droite et des grands boulevards où se brasse l’énergie des affaires, l’attrait sur eux des affiches, des faits divers ou des mille et un signes errants d’un désir collectif, anonyme…, avaient de quoi favoriser une sympathie entre le groupe de Breton et les productions hétéroclites des médias. Plusieurs raisons de fond disqualifient pourtant le journalisme, dénoncé par Breton comme le plus triste moyen, partant de n’importe où, d’arriver quelque part. Et s’il est toléré comme un pis-aller alimentaire, et passager, à Desnos, Vitrac ou Aragon, ce dernier se voit reprocher, au moment de sa gestion brillante mais éphémère de Paris-Journal (mars-avril 1923), de confondre « ce qui lui sert de raison de vivre avec ce qui lui sert d’idéal ». Bassesse, inculture, conformisme et vénalité demeurent en effet les traits les plus communs de la plume journalistique, toujours prête à s’offrir aux pouvoirs économiques, politiques, culturels…
À ces reproches traditionnels, le surréalisme ajoute un motif de discorde ou de désaccord tiré de sa propre pratique artistique ou philosophique : n’est-il pas, en tous domaines, l’exercice d’une « dictée de la pensée » et d’un automatisme qui met celle-ci en prise directe sur l’inconscient, ou sur des événements assimilés au vent de l’éventuel ? Face au monde laborieux et douteux des médias, le surréalisme ne se réclame-t-il pas, dans l’écriture automatique, dans les chocs visuels prodigués par la grande ville ou par la peinture, dans les éclats des rêves, des collages, des cadavres exquis, des rencontres de hasard et par-dessus tout dans le coup de foudre amoureux…, d’une pratique et d’une culture de l’immédiat ?
Fort, par ces expériences, d’épouser magnétiquement une veine aurifère du monde ou d’approcher la bouche d’ombre, Breton dédaigne de s’expliquer, et il pose volontiers au mage ; il n’a guère le goût du dialogue, ni de l’espace public hérité des Lumières ; exclamative plus qu’explicative, sa parole n’argumente pas. Péremptoire, elle atteste et fascine ; elle désigne une zone supérieure, un point immobile et transcendant de résolution des contraires qu’indique aussi le préfixe sur ; et cette surréalité ou cette autre scène ont de quoi dégrader la prose quotidienne et les existences relatives. Anarchiste plus que militant, on conçoit que Breton demeure rebelle à une discipline extérieure ; très propice à enflammer le désir, son verbe peut bien déclencher en passant une révolte, comme celle des étudiants d’Haïti lors de sa mémorable conférence de 1945 à Port-au-Prince, mais il n’a cure d’organiser durablement une avant-garde, encore moins un parti. Son goût pour l’astrologie ou la magie l’oriente vers une ontologie fixiste, que révèle aussi sa curiosité pour les spectacles de la nature, finalement préférés aux mouvements sociaux, aux événements de l’actualité et à l’histoire.
La haine du roman et celle du journalisme se rejoignent : poète, Breton s’éprouve traversé voire transi par le message automatique, mais celui-ci n’a pas la patience de tresser longuement un récit, et il ne donne pas non plus naissance à des personnages susceptibles de partager durablement son existence ou de mettre en jeu son identité ; ses flâneries au marché aux puces, les déambulation de Nadja ou l’aventure de « la nuit du tournesol », de même, semblent moins déboucher sur des rencontres véritables, ou qu’on dirait de l’ordre du monde réel, qu’être d’avance écrites ou secrètement programmées par le principe de plaisir, et par une reconnaissance spéculaire. Car le hasard objectif, quand il opère avec le court-circuit du Witz (du mot d’esprit) analysé par Freud, tourne dans un cercle : il y a de l’esprit (du fantôme) dans ces rencontres, ces objets. L’activité surréaliste aura beau se définir comme l’art des rencontres – « beau comme la rencontre… » – , donc par le choc de l’altérité, elle s’en évade dans une surréalité qui mime plus qu’elle n’affronte le principe de réalité, et les turbulences de l’histoire.
(à suivre)
Laisser un commentaire