Dans un pareil contexte, et confronté à la suspicion de ses amis, Aragon réagit d’abord par la surenchère : Le Paysan de Paris traite les journalistes de « cons, canailles, fientes, cochons », et Traité du style leur consacre un long morceau de bravoure : « On peut, à la rigueur, serrer la main à un journaliste. (…) Se laver ensuite. Et pas seulement la main contaminée (…) ». Lui-même alla jusqu’à mettre à sac le bureau des Nouvelles littéraires, pour un méchant billet de Maurice Martin du Gard. Le vrai débat, pourtant, se joue ailleurs que dans ces escarmouches qui font diversion. Les jeunes hégéliens avaient retenu de leur maître que la lecture du journal était la prière réaliste du matin, et on sait par plusieurs témoignages qu’à leur exemple, Aragon ouvre ses journées par une lecture soigneuse de la presse. Comment un intellectuel, l’homme qui se propose par définition d’influencer ses contemporains, pourrait-il considérer avec indifférence un journal, une radio ? Le moindre projet d’éducation populaire, d’émancipation ou de transmission culturelle passe par la presse, cette « parole faite électricité » selon le mot perspicace de Chateaubriand. Existe-t-il une autre scène que ces maudits médias pour servir de médiation – de présentation réciproque et de navette – entre l’individu et la communauté ? Marx lui-même, s’il critiqua durement la presse, ne cessa toute sa vie d’y collaborer.
Il y a deux façons traditionnelles d’échapper à la presse, qui représentent les deux modèles avec lesquels les journalistes durent prendre leur distance pour exister comme profession : la posture du savant, ou de l’universitaire, et celle de l’écrivain ou de l’artiste qui édifie une œuvre. Mais ce qu’on gagne alors en vérité et en beauté se paye par une moindre vertu de relation ou d’organisation. C’est pourquoi l’intellectuel français s’efforce de rassembler en lui les trois hommes, et l’acharnement avec lequel Aragon s’occupa de journalisme sa vie durant le rattache de plein droit à cette haute figure. Sans doute a-t-il partagé le haut-le-cœur ressenti par Breton devant L’Humanité « puérile, déclamatoire, inutilement crétinisante, (…) journal illisible, tout à fait indigne du rôle d’éducation prolétarienne qu’il prétend assumer. (…) La vie des idées y est à peu près nulle. (…) L’Humanité, fermée comme elle est sur des exclusives de toutes sortes, n’est pas tous les jours le beau journal enflammé que nous voudrions tenir entre les mains », car le même reproche s’entend, beaucoup plus tard, dans le récit rétrospectif de Les Yeux et la mémoire : « Quelque chose vers vous me conduit et m’attire / Je ne suis pas vraiment communiste je crois / Je l’avoue et je dois honnêtement vous dire / Qu’à lire vos journaux je m’irrite parfois ». Mais l’auteur de ces vers, publiés en 1954 alors qu’il dirige Les Lettres françaises, aura gravi un à un les échelons de la presse communiste, depuis les « chiens écrasés » par lesquels il débute (et gagne sa vie comme rédacteur) à L’Humanité en 1933. La question ou la querelle du journalisme demeure en effet inséparable, à ses yeux, de celle du réalisme qui fraye son chemin et travaille ses textes dès les années vingt ; plutôt que de détester globalement la presse – du haut de quel trône, et pour quelle « autre scène » ? – Aragon choisit assez tôt de la corriger, en travaillant à produire des journaux meilleurs que les autres.
L’auteur du Paysan de Paris a toujours aimé sortir pour mieux aller à la rencontre du réel, de ses bizarreries et de ses singularités, parce que seul le réel a du goût, parce qu’il est l’école du goût . Or cette école est aussi celle des médias.
Tentons de mieux comprendre la connivence entre la figure du journaliste, celle du flâneur selon Baudelaire et la définition d’un espace vraiment public tel que Kant l’a tracé dans son opuscule Qu’est-ce que les Lumières ? Le flâneur qu’on croise chez Baudelaire, ou dans Le Paysan de Paris, ne programme pas ses rencontres et il accueille chacune sans hiérarchie prématurée ; son goût n’obéit à aucune ontologie fixée d’avance mais il se forme pas à pas, dans un constant va-et-vient entre les étapes de son parcours ; il ne démêle pas l’essentiel de l’inessentiel, son esprit demeure extraverti, ouvert à ce que Kant nomme une « mentalité élargie ». Pour Kant, en effet, l’homme de goût argumente et discute, il porte en lui un virtuel détracteur et il demeure ouvert aux objections et aux choix des autres ; le champ esthétique est par excellence celui d’une culture du débat, où chaque sujet apprend à se traiter « soi-même comme un autre ». Or cette mentalité élargie du goût recoupe celle du roman ; le romancier aussi se considère comme un autre, ou sous les espèces de divers personnages auxquels il accorde une chance égale sans leur faire la morale – et en s’abstenant de nous faire la morale par bons ou méchants personnages interposés. De même le journaliste mêle sa parole, et il a soin de partager son énonciation ; il sait qu’il a rarement raison tout seul, il pense à plusieurs ou selon la communauté plus ou moins idéale des récepteurs qu’il projette, et en direction desquels il argumente ; contraint d’avoir à persuader l’autre, il ne s’exempte pas de l’espace public mais il épouse au contraire celui-ci, il parle et il écrit dans la mêlée.
« L’ivresse à laquelle le flâneur s’abandonne, c’est celle de la marchandise qui vient battre le flot des clients », note Walter Benjamin dans son essai sur Baudelaire, pour souligner l’état de réception active, le mélange de veille et de rêve, de maturité et d’enfance chez ce passant passionné, actif-passif, qui marche ainsi de surprise en surprise, qui conduit moins qu’il n’est conduit. Cette analyse s’appliquerait particulièrement au narrateur du « Passage de l’Opéra », et à la figure profondément subversive de celui qui entre partout, au grand dam des petits commerçants affolés par la divulgation de leurs misérables secrets. Dans ces pages à la fois lyriques et scrupuleusement réalistes, Aragon va jusqu’à célébrer la prostitution, renouant avec l’identification de Baudelaire à la fille des rues qui tend un miroir ironique au journaliste, et au romancier : ne font-ils pas tous trois, à des degrés divers, le trottoir ?
« Je ne suis plus mon maître tellement j’éprouve ma liberté »… Ce sentiment proprement moderne du flâneur exalté et brassé par la grande ville continue d’animer, douze années plus tard, l’ancien surréaliste placé à la tête du quotidien Ce soir. On sent poindre chez le codirecteur du nouveau journal, confronté à l’impensable désordre du monde, une jubilation qui renoue avec ses années dadaïstes : « Je ne peux pas penser à tout. Le monde est un habit trop grand pour mes rêves, mes cauchemars… (…) qui on a tué, qui s’est jeté de la Tour Eiffel, ou la corde rompue sous les pieds du danseur au-dessus du Niagara ? Ah, perpétuel pile ou face d’apprendre avant tout le monde, de crier plus haut que le vent l’avion brisé, la chute d’un souverain (…) le déballez-moi ça de l’univers ». Face au défi d’avoir à pétrir chaque jour ce chaos, notamment dans sa rubrique « Un jour du monde », Aragon vérifie intimement combien les deux modes d’écriture conjugués par la philosophie des Lumières, et également bannis par Breton, le journalisme et le roman, réalisent une suprême synthèse intellectuelle ; sans doute comprit-il, dans ces années-là, que la vraie « défense de l’infini » passait désormais par la direction de Ce soir, puis des Lettres françaises. L’esthétique réaliste, mieux que la surréaliste, débouche directement sur cette démesure : le réel n’est-il pas l’impossible ? Et le moindre événement, s’il faut en rendre compte, n’implique-t-il pas de proche en proche une infinité de connaissances ? Dans le journal comme dans le roman : « J’ai le sentiment d’être prisonnier de ce que je dis si je n’en puis dire le contraire. Comment savoir ce qui se passe, sans avoir notion de ce qui ne se passe pas ? ».
Il convient donc de mettre en relation le goût passionné d’Aragon pour la presse avec la pédagogie traumatique développée par le dadaïsme, avec l’esthétique du choc et avec la « dictée » surréalistes, ou encore avec la disponibilité et la phénoménologie spécifique du flâneur. Et de prolonger cette enquête en direction d’une curiosité plus tenace et plus vaste, qu’on dira médiologique, pour mieux préciser selon quelle ligne de fracture Aragon se sépare de Breton.
Au rebours de l’immédiateté qui donne au surréalisme son charme et ses plus beaux effets, on appellera médiologie le questionnement porté sur le mode d’existence et d’efficacité de nos médias en général : qu’est-ce qui fait qu’un message – un poème, une peinture, un éditorial, un mouvement en « -isme » – circule, trouve des adeptes ou demeure lettre morte ? À quoi tient la vie des idées, ou de l’esprit ? Comment le monde symbolique (des savoirs, de la mémoire, de l’imaginaire ou de la culture) émerge-t-il d’outils ou de dispositifs techniques qui lui donnent ses formats, ses rythmes et ses chances de transmission et de durée ? Et comment ce sont des hommes aussi, regroupés en corps, en écoles, en mouvements, en partis, qui s’emparent avec ces outils de ces œuvres ou de ces idées pour en organiser la réception, la transmission ou, inversement, l’abandon et l’oubli ?
Il conviendrait de suivre, dès le surréalisme et le milieu des années vingt, l’effort d’Aragon pour doubler la création artistique d’une réflexion critique, pour discuter de l’intérieur et parfois durement les moyens et les fins du mouvement. Ou pour déjouer le piège spiritualiste en éclaircissant, dans deux articles d’inspiration matérialiste, les conditions d’existence de l’esprit . Parce qu’il s’interroge plus que Breton sur les moyens effectifs d’action des idées, et sur leur transmission, Aragon comprend plusieurs choses : la nécessité de rallier un grand parti pour ne pas en rester, face aux échéances menaçantes de l’Histoire, au stade d’une parole individualiste qu’il assimile à un analphabétisme social ; le passage obligé par le journal, irremplaçable « organisateur » des masses, donc la nécessité de couler une partie de son écriture ou de sa parole aux formats de la presse (écrite ou radiophonique) ; l’organisation non moins inéluctable de l’édition et de la lecture : l’entreprise originale des Œuvres romanesques croisées, l’intense appareil critique de notes, d’essais ou de préfaces par lequel Aragon entoure, voire récrit ses textes, mais aussi les campagnes du CNE et les « batailles du livre » seront autant de façons, pour le couple Aragon-Elsa, de promouvoir leurs ouvrages tout en en contrôlant le sens… Un recueil comme Les Yeux d’Elsa (1942), qui paraît en pleine Occupation encadré d’un traité de la rime et d’une histoire de la Nation, semble caractéristique de ce souci de ne jamais dissocier le poème d’une réflexion technique sur ses conditions de possibilité, et de destination.
En bref, la question du journalisme et des médias conduit à s’interroger sur les vertus de l’espace public, sur l’argumentation et la critique, autant que sur les décentrements d’un sujet que le roman, que la discipline journalistique et celle du Parti (communiste) incitent à se traiter soi-même comme un autre. Cet altruisme permettrait d’éclairer la mentalité élargie dont Kant fit crédit à l’homme des Lumières ; cette philosophie semble bien avoir inspiré l’action et la réflexion d’Aragon, quelles que soient ses propres zones d’ombre.
Un double portrait de Man Ray recueilli dans « Garde-le bien pour mes archives… » (et reproduit sur le flyer de notre rencontre de la Halle Saint-Pierre) montre un jeune Aragon posé comme la chouette de Minerve sur l’épaule de Breton. On avait lu un portrait croisé des deux amis déjà dans le texte d’Anicet ; Aragon paraît ici comme en retrait ou en second, mais en position de souffleur, préposé à l’acuité et à une vigilance critique que certains, dans le surréalisme, lui reprocheront. Visage en lame de couteau, analytique ; Traité du style (écrit en 1927) marquera des divergences dans l’exercice du surréalisme que cette photo, me semble-t-il, annonce…Dans le couple Aragon-Breton, dont on n’a pas fini de sonder la fécondité pour l’histoire du surréalisme, l’exigence de démystification, d’explication, d’organisation ou de critique (historique, technique, sociologique…) fut incontestablement du côté du cadet. Dédaigné par ses anciens amis qui purent le trouver à la fois trop cérébral et trop sentimental, et longtemps suspect dans son propre parti, Aragon est une fête pour celui qui cherche la critique au cœur de la création, et qui ne sépare pas l’exercice de l’intelligence de l’expérience orageuse des passions.
P.S. Codicille sur la stratégie du faible au fort : il serait tentant d’éclairer, en relisant les minutes des deux séances de 1928 consacrées à « L’enquête sur la sexualité » parue dans le numéro XI de La Révolution surréaliste (Aragon ne participa qu’à la seconde) la conception ou la présentation que notre auteur adopte de sa propre faiblesse. Dans un contexte (entièrement masculin) où les hommes, à l’instar de Breton, rivalisent de déclarations virilistes ou machistes assez affligeantes, il est curieux de voir Aragon s’en démarquer, allant jusqu’à répondre à la question (perfide ou déjà informée ?) de Breton « Dans quelle mesure Aragon considère-t-il que l’érection est nécessaire à l’accomplissement de l’acte sexuel ? / Aragon : Un certain degré d’érection est nécessaire, mais en ce qui me concerne, je n’ai jamais que des érections incomplètes. / Breton : Juges-tu que c’est regrettable ? / Aragon : Comme tous les déboires physiques, mais pas davantage. Je ne le regrette pas plus que de ne pouvoir soulever des pianos à bout de bras ».
On retiendra également de ces échanges la question de Queneau : « Je voudrais savoir ce qu’Aragon pense de la pédérastie ? / Aragon : Je répondrai plus tard. » Il vivait alors une liaison tumultueuse avec Nancy Cunard, et il répondra en effet quarante-doux ans plus tard, après la mort d’Elsa en 1970 ! Mais Queneau le relance à la page suivante, réponse d’Aragon : « La pédérastie me paraît, au même titre que les autres habitudes sexuelles, une habitude sexuelle (…) ». À la suite de quoi Breton (qui déclare ne condamner les perversions sexuelles « à aucun degré ») explose : « Je m’oppose absolument à ce que la discussion se poursuive sur ce sujet. Si elle doit tourner à la réclame pédérastique, je l’abandonne immédiatement. (…) Je veux bien faire acte d’obscurantisme en pareil domaine ».
Suspendons le débat à cette cocasse passe d’armes. Et souvenons-nous peut-être, pour éclairer (ou compliquer) la dualité de la force et de la faiblesse, de cette émouvante déclaration d’Aragon quelques années plus tard : « Je ne connais rien de plus fort qu’une femme qui dort ».
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