Je publie donc ici, en vue de la journée du 2 avril à l’ENS, une première partie de la conférence que j’y prononcerai sous le titre « Aragon carnavalesque ».
Un. Quel carnaval ?
Faut-il enfermer Aragon dans un maître-mot, une formule ? Le carnaval semble une bonne accroche, puisqu’il repousse toute définition ou posture prématurée ; mais comment mieux définir cette notion théorisée par Bakhtine, qui en fit une clé ou un sésame pour lire notamment Rabelais ? Que recouvre au juste le carnavalesque ? Un désordre porté dans l’identité, une recherche du vertige, une apocalypse des règles et valeurs admises, un débordement joyeux mais à la limite mortel du côté de l’orgie, de la farandole, des simulacres et des contre-façons… L’excès, la démesure, le retour aux pulsions, le jeu, la cruauté, le bariolage des voix, des genres et des personnes, la sarabande des masques…, tous ces traits semblent en effet concerner notre auteur.
Qui fut Aragon, un homme obsédé par l’étonnement d’exister, par l’énigme du réel, de la présence (fuyante, changeante, évasive) du monde et, face à celui-ci, de la fuite de ses idées ?… Comment cerner ou définir un tel personnage ? Et surtout, comment le lire sans le réduire ni le plier à nos propres carcans ?
Deux. Au Cap Brun.
J’introduirai pour ouvrir ce propos le récit d’une rencontre vécue avec Aragon, en juillet 1973 à l’hôtel-résidence du Cap brun, à l’entrée de Toulon, ville où je commençais ma carrière d’enseignant. Cet épisode qu’on peut trouver « choquant » aura beaucoup compté pour moi, dans ma décision de consacrer à l’œuvre d’Aragon une part de ma vie ; hélas, son récit a été amputé de mon livre La Confusion des genres (Gallimard 2012)où il jouait un rôle central, par une intervention de Jean Ristat, qui exerça contre J.-B. Pontalis et moi un pouvoir bien maladroit de censure. Ce texte jamais imprimé a néanmoins beaucoup circulé sur Internet ; Philippe Forest, qui le mentionne dans sa biographie, se fit pour cela sévèrement reprendre par Olivier Barbarant qui, rendant compte de ce livre, prétendit que j’aurais tout inventé de cette scène ! Voici donc un extrait de ce chapitre, primitivement intitulé « Pour ne pas oublier Castille » :
« (…) La conversation languissait, aussi fus-je soulagé quand Castille me lança gaiement au café, qu’il buvait en y ajoutant une quantité effroyable de sucre : – Eh bien jeune homme, je suis content de vous ! Vous plairait-il d’entendre la suite ? Attendez-vous à pire…, et il m’avait entraîné sans façon dans sa chambre, en escaladant l’escalier avec une vigueur surprenante.
« Sur une table devant la fenêtre étaient disposées des liasses. Castille les soupesa avec la circonspection d’un haltérophile, puis d’un paquet tira prestement quelques feuilles qu’il commença à lire d’une voix emphatique, le dos tourné au jour. A cette époque, il laissait encore pousser ses longs cheveux blancs en crinière. Pourtant ce n’était pas le lion qu’évoquait le visage de Castille, malgré son profil arrondi de félin et la fente parfois cruelle des paupières filtrant un regard bleu. Son port de tête n’était pas assez noble ou tranquille, les expressions les plus contraires couraient sur ses traits avec la rapidité de l’araignée sur sa toile. Cette déconcertante cinématographie de la face semblait prendre naissance à la base onduleuse du cou : tout en lisant, Castille branlait du chef, et coulait de côté des regards en lame de faux. Sa voix légèrement nasale découpait les mots avec la précision d’une dague ; non contente de dire elle semblait décortiquer et déguster chaque phrase, suspendue à d’invisibles guillemets, ou élevée jusqu’à la lumière comme un joaillier vante un bijou de prix qu’il détache pour le faire tourner aux yeux de l’acheteuse. Il était difficile d’échapper à son charme hypnotique, tant la haute silhouette dépassait la mesure ordinaire de l’homme ou de la femme et suggérait l’apparition mélodieuse de la Sphinge, ou de quelque serpent à sonnettes à la morsure sucrée. Je m’efforçais de ne rien perdre de cette mise en scène, mais son étrangeté même nuisait à l’intelligence des paroles, dont le fil se rompait souvent. Les sautes de ton et les syncopes caractérisent le maniérisme lyrique du dernier Castille, qui me faisait profiter là de son dernier roman, en se plaisant à souligner et à dramatiser les accidents de sa prose, partout où ça disjonctait. – Tu vois petit, ce bouquin me déborde, quel désordre bon Dieu quel désordre, jamais je ne m’y retrouverai…
« Car soudain dans la chambre il m’avait tutoyé, tout en piochant parmi les feuillets qu’il battait comme un jeu de cartes – pour anticiper sur l’image que répèteront tous les commentateurs de Théâtre/roman. Puis, dans un grand geste théâtral le poète rejeta impatiemment le manuscrit et se dressa vivement. Le peignoir s’ouvrit sur le slip de bain. Castille nageait chaque jour en mer, assez souvent seul et droit vers le large, et je vis que le grand âge n’avait pas ruiné son corps bronzé, à la stature athlétique. Il me tourna le dos et disparut sans un mot dans la salle de bains.
« Plusieurs minutes s’écoulèrent, avec des bruits d’eau. Une bouffée de parfum envahit la pièce, d’un musc lourd dominé par la rose. Quand Castille regagna son siège pour reprendre sans autre explication le fil de sa lecture, j’eus du mal à contenir ma stupéfaction : le Vieux s’était fardé et fait les yeux en y collant, par un détail de coquetterie inconcevable, des faux-cils dégoulinant de rimmel. Il avait abandonné le peignoir et troqué son slip pour un cache-sexe rouge vif. J’avais à présent devant moi une drag queen qui se mit à rythmer de plus belle les propos d’Eurianthe ou de quelque Lélio, tout en se caressant la poitrine et la toison ventrale. Le parfum, un gel plutôt, n’avait pas été appliqué au hasard et il était facile, à la courte distance où j’étais, de deviner de quel orifice copieusement enduit émanait l’entêtante invite. Dans mon dos, le grand lit blanc à la courte-pointe impeccablement tirée se chargea soudain d’une présence redoutable ; en quelques minutes, la confusion des genres avait changé de caractère.
« Que faire ? Je jugeai prudent de ne rien laisser paraître, me levai dès la fin de la lecture, remerciai et cherchai l’air au dehors, en tirant la porte sur les vociférations du baroque opéra dont, par une chaude après-midi de juillet, Castille m’avait fait l’unique spectateur. Ses lèvres aux accents rugissants et suaves avaient déployé pour moi l’éventail du désir amoureux sans lésiner sur l’orchestre, ponctuant par les clochettes de la douleur le largo langoureux des stances, tressant ses trilles au frémissement des cordes, ça me remettait quatre vers en mémoire, « Dites flûte ou violoncelle / Le double amour qui brûla / L’alouette et l’hirondelle / La rose et le réséda », amour double en effet puisque par derrière… Comment jamais te dire Je t’aime ?modulait de mille façons le poème, tandis que le colimaçon parfumé de la rose implorait Défonce-moi !Ou, dit avec plus d’emphase dans Le Paysan de Paris : « Bats-moi, effondre-moi (…). Saccage enfin, beau monstre, une venaison de clartés ».
« L’abîme ouvert par Castille ne me détourna pas de le revoir, et je me mis à fréquenter davantage ses livres. « Sexuellement je l’avais percé à jour et il ne me le pardonnait pas », écrivit Drieu la Rochelle de son ancien ami ; pour moi au contraire, le mélodieux frelon me parut plus proche, et presque fraternel, du jour où il me révéla sa fêlure. En ce temps-là, le veuvage de Castille était récent, et le plus exposé des secrets mondains n’était pas encore devenu le Polichinelle de Paris ; la fable pourtant s’en répandait, et le poète ne fit rien pour la démentir ; il s’affichait au contraire en diverses mondanités avec son secrétaire ou d’autres garçons de moindre calibre, semant chez les vieux grognards d’un réalisme qu’ils appelaient toujours socialiste l’embarras de ne plus savoir, devant le nouveau couple, sur quel pied danser (…) ».
Trois. Troubles dans l’identité
La question de l’identité semble cruciale, et récurrente au fil des ouvrages d’Aragon, auteur marqué plus que d’autres et dès sa naissance par une incertitude existentielle, et par une quête de repères où il n’est pas exagéré de voir le moteur inquiet de son écriture. « Le roman familial ? J’étais aux premières loges », un roman qu’on pourrait résumer par une formule imitée de Freud, « on cache un enfant »… Aragon ferait jouer au papier, où il couche ses propres questions, le rôle d’un miroir stabilisateur ; il attendrait du roman, ou du poème, une improbable délimitation ou définition de soi, toujours à recommencer puisque « à chaque instant cela me reprend, il faut que je sonde mes limites… » (La Défense de l’infini).
Une critique bienséante le voit en auteur réaliste, pourfendeur des postures individualistes qui dégradent l’exercice de la littérature, et toujours soucieux de « suite dans les idées ». Mais en affirmant lui-même les dédoublements et les mille tentations d’une écriture d’abord dirigée vers la destitution du sujet, et une vertigineuse fuite des idées, Aragon suggère que le support du papier est moins un miroir calme qu’un piège imaginaire où l’identité prolifère, et se brouille. L’amour de même, ou l’engagement politique, semblent moins servir à la réappropriation de soi qu’à la perte, et à une sorte de folie. La jalousie, le vertige, les clivages schizophréniques, un actif mimétisme…, toutes ces figures du hors-soi ne font pas d’Aragon un auteur rassurant ni très sage.
« Qu’est-ce qu’un personnage, sinon une tentation ? » demandait Breton, sans y succomber lui-même, dans son Manifeste de 1924. Aragon s’engouffre dans le roman pour y échafauder et y poursuivre une multiplicité de destins individuels qui sont autant de bifurcations ou d’ouvertures identitaires, alors que Breton, apparemment plus sûr de soi, demeure fermé à cette quête. Il faudrait confronter à cet égard la célèbre question à l’ouverture de Nadja (1928), « Qui suis-je ? », dont la réponse fait aussitôt surgir un auteur maître de lui autant que du monde qui l’environne, avec par exemple Les Aventures de Télémaque (1922) : « Tout ce qui est moi est incompréhensible », où le langage, comme un coquillage appliqué à l’oreille, n’offre qu’un labyrinthe auditif où se perdre sans fin.
C’est cependant le conte « Murmure » (broché dans La Mise à mort de 1965), dont l’incipit « Où et quand ? » résonne et se répète, sans réponse fiable, dans une chambre au plus noir de la nuit, qui porte le vertige à son comble ; l’identité dérape au fil d’un récit gigogne, qui reçoit plusieurs tours d’écrou. Demandons-nous, à la lecture de pareils textes, combien d’hommes (et de femmes) hébergeait l’homme-foule Aragon, jusque dans sa propre chair.
Lui-même se montra capable à deux ou trois reprises, intellectuellement, moralement, de refaire sa vie, mourant à soi pour mieux renaître. La scène dite de Couvrelles où, dans Le Roman inachevé (1956), le jeune soldat est saisi de vertige à la vue de sa propre tombe, « Quel est celui qu’on prend pour moi ? » (p. 69), se redouble beaucoup plus tard ou lors d’une autre guerre, dans l’évocation de l’enfer de Dunkerque dont nul ne réchappa, sinon à l’état de spectre. Le Roman inachevé résume cette vie spectrale : « Si c’était moi Si j’étais mort Si c’était l’enfer Tout serait / Mensonge illusion moi-même et toute mon histoire après / Tout ce qui fut l’Histoire un jeu de l’enfer un jeu du sommeil (…) ». Or le même Roman inachevénous donne à lire une autre scène d’agonie, quand Elsa frappée de péritonite est veillée une longue nuit de 1937 par un Louis impuissant, en proie à une compassion ou à une identification effrayante : « Toute une nuit j’ai cru que je mourais moi-même(…) Je me disais je meurs c’est moi c’est moi qui meurs… » (pages 204-205 de l’édition « Poésie/Gallimard).
Loin d’ordonner cette sarabande des doubles, l’écriture la stimule. On assiste dans certaines pages à des exercices de dépossession-incarnation, quand le personnage émerge d’un récit épars en semblant arracher ses pouvoirs à son créateur-narrateur ; cette vertigineuse glissade vers l’autre prend corps et s’observe, par exemple, dans Le Con d’Irène (discours de l’aïeul), dans « Le Voyage d’Italie » (Les Poètes1960, où la voix de l’auteur s’incarne progressivement dans celle de Marceline Desbordes-Valmore), et bien sûr dans « Murmure ».
Lui-même plaida sans relâche pour son « mouvement perpétuel » (un titre de 1926), et pour la « disponibilité d’un recommencement » (comme dit par vœu la nouvelle « Le Mentir-vrai » de 1964). Cette vacance désirée du moi trouva son expression crue dans le masque blanc qu’Aragon se plaqua assez grotesquement sur le visage lors de diverses apparitions des années 1978-1980, pas seulement télévisées. Pourquoi ce brutal travestissement ? Il était préparé par les citations de Stendhal et Michel Foucault concernant le masque dans Blanche ou l’oubli, ou déjà par la farandole des masques dans Anicet ; par le drame du visage et sa décapitation dans « La Femme française », puis dans Le Paysan de Paris avec le long et superbe desinit de l’Acéphale ; dans Aurélien par la péripétie du bris et du retour du masque (car ils sont deux), et surtout dans La Mise à mort par la perte du visage dans les miroirs…
Ce goût du masque débouche sur le théâtre, tentation récurrente ou asymptote de son art comme dit le titre du dernier roman. Le théâtre est le lieu par excellence où s’exaspère le trouble identitaire, mais la scène attire aussi parce qu’elle légitime et érige glorieusement le double. « Où cela commence, où cela finit-il, moi ? » (Théâtre/Roman, 1974). Or l’art du théâtre ne fait peut-être qu’expliciter le travail toujours de la différance (Derrida) au vif des écritures précédentes, notamment des romans quand ils glissent au « bordel » ou à la crise psychotique de La Mise à mort… La vie comme telle ne se laisse pas saisir, fixer ni écrire ; la fiction, le roman ou le « mentir-vrai » sont indépassables, inéluctablement liés à l’écriture ; il ne faut pas rêver davantage d’autobiographie mais seulement d’hétéro-thanato-graphies, comme affirment l’article « Les Clefs » de 1964 et les railleries d’Aragon contre Les Mots de Sartre, auquel il oppose le vent de l’imagination et les ressources de la fiction romanesque.
De quelle vérité (ou adéquation) le langage est-il porteur ? Quelle présence accordons-nous à notre propre parole ? Nous doutons lisant Aragon, et les considérables textes préfaciels et appareils critiques dont lui-même entoura son œuvre, qu’il existe un niveau métapour le langage ou la pensée, qui ne nous installent dans aucun durable surplomb : « Descend dans ton idée, habite ton idée, puisatier pendu à ta corde » (Le Paysan de Paris, ouvrage dont il prévenait Jacques Doucet que « Platon fera les frais »). Breton assignait pour tâche à l’écriture automatique de capter le pouls de la pensée ; écrire conduirait plutôt à décapitercelle-ci selon Aragon qui, emporté ou transi, fixe moins des idées que des mondes charnels, ou des moments sensibles.
Ces divers thèmes ou pistes redoublent la question, ambivalente et récurrente chez notre auteur, de l’anarchie. Sa poétique revendique une certaine décapitation, dans Les incipit (1969) notamment où s’affirme hautement le désaisissement du créateur au cœur de sa création. Cet ouvrage qu’on dirait métalinguistique plaçait Aragon en phase avec la postmodernité derridienne ou telquelienne, tout en creusant l’abîme : le miroir de la page, bien loin de fixer son identité, relancerait une glissade perpétuelle. Les jeux d’une narration emboîtée, enchevêtrée, polyphonique ou retournée compliquent à plaisir nos catégories logico-langagières. C’est ainsi que Blanche ou l’oubli explore avec virtuosité les renversements l’un dans l’autre du réel et du virtuel, du passé et du présent, de l’auteur et de ses personnages, du moi, de ses masques et ses doubles.
Un grand appétit de saccage de même dévore la poésie, le chant paradoxalement ne sonnant jamais plus haut qu’à sa brisure. Aragon partage avec Hugo cette inclusion (tangentielle) du chaos et du gouffre au cœur du poème. Où l’on peut voir aussi l’entrée ou le retour fracassant du réel.
« Pourquoi écrivez-vous ? » A la célèbre enquête de Littérature (décembre 1919) et avec quelques dizaines d’années de recul, Aragon aurait pu répondre qu’il poursuivait, avec cette passion d’écrire, celle de feuilleter ses identités, ou sa vie.
(à suivre)
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