Aragon, coller au réalisme

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Le Centre Pompidou organise ce mercredi 17, en marge de l’exposition « Rouge » du Grand Palais, une après-midi d’études (14 h-20 h au Forum), intitulée « Le Réalisme socialiste, du pays des Soviets à celui d’Aragon », qu’on m’a chargé d’ouvrir. Je donne ici le texte de cette conférence.

Coller au réalisme (le cas Aragon)

Il est tentant, face à la proliférante multiplicité des textes d’Aragon, de distinguer dans son œuvre des périodes ; mais tout aussi légitime de ne pas le couper en morceaux, et de rétablir la continuité de sa création en s’attachant à sa dynamique, ou sa dialectique.

Aragon n’est vraiment passionnant qu’entier, dans ses variations et ses passages, son « mouvement perpétuel ». Mais lui-même a trop insisté sur son abandon du surréalisme au profit du réalisme, en 1932, pour qu’on n’interroge pas cette fameuse, et peut-être trop claire, coupure. Pour le dire d’un mot, le choix du réalisme n’était pas moins ambitieux, ni exigeant, que le programme du surréalisme, et Aragon n’a pas attendu Georges Bataille pour faire la critique du préfixe sur-.

Beaucoup de lecteurs des Cloches de Bâle ou d’Aurélien ne voient dans sa première période qu’un grimoire confus de chimères, et leur auteur lui-même, par militantisme, encouragea jusqu’aux alentours de 1956 cette lecture. Ceux qui préfèrent la féérie surréaliste en revanche parlent d’abandon, voire de trahison ; de même, à force de faire l’éloge d’un livre impossible et peut-être surfait comme La Défense de l’infini, Sollers a pu écrire qu’avec la rencontre d’Elsa (novembre 1928), suivie de la progressive conversion d’Aragon au réalisme, « l’époque du monde fini commence ». On peut soutenir au contraire que le tournant réaliste, l’adhésion effective au Parti communiste et le choix monogame d’Elsa ne simplifièrent pas notre auteur, mais donnèrent un tour d’écrou à ses torsions constitutives, au pliage de ses secrets et à sa complexité native. D’ailleurs, pas plus que Ducasse récrivant Lautréamont, le romancier réaliste n’a pu, même s’il en eut la tentation, « rayer sa parole précédente ».

Sa conversion au réalisme ne fut pas vécue par lui comme une restriction, mais comme une discipline exigeante propre à affronter un défi renouvelé, supérieur aux enjeux précédents. Dans l’orgueilleuse ou l’orageuse saison du dadaïsme puis du surréalisme, le sujet s’affirmait en maître, tout en connaissant sur cette voie la conscience malheureuse analysée par Hegel. À partir des années trente et sur les trois plans, amoureux, poétique, politique, notre sujet s’éprouve destitué, mais l’impérieux rappel au réel le complique. La transition si douloureusement négociée ne fut pas une soustraction, le réalisme est plus stimulant que le surréalisme parce que le réel auquel on s’affronte passionnément rend plus intelligent, parce que seul au fond le réel a du goût ; on voit, par la documentation acharnée voire délirante de ses meilleurs livres – La Semaine sainte, Le Fou d’Elsa – que la reconstitution scrupuleuse du cadre historique fonctionne comme un garde-fou pour un homme qu’emporte la vague derêves.

Le journalisme de même, qu’Aragon qualifia dans une lettre à Jean-Richard Bloch de « bagarre quotidienne pour la vérité », à la tête de Ce soir puis des Lettres françaises, ne fut-il pas la meilleure façon de poursuivre La Défense de l’infini ? « Je ne peux pas penser à tout. Le monde est un habit trop grand pour mes rêves, mes cauchemars… (…) qui on a tué, qui s’est jeté de la Tour Eiffel, ou la corde rompue sous les orteils du danseur au-dessus du Niagara ? Ah, perpétuel pile ou face d’apprendre avant tout le monde, de crier plus haut que le vent l’avion brisé, la chute d’un souverain (…) le déballez-moi ça de l’univers » (Œuvre poétique). On ne s’installe pas dans le réel, qui nous déborde et n’est qu’un ajustement précaire, prélèvement ou compromis fragile comme on le voit par l’exemple du personnage d’Aurélien, puis du couple Alfred-Anthoine de La Mise à mort, toujours menacés de déréalisation.

Le journalisme pose une loupe grossissante sur le réalisme à l’œuvre dans les romans ; comment faire partager sa propre conviction pour la changer en information véritable et, au-delà, en une œuvre ? Le réel journalistique ou romanesque n’a rien d’un décalque ni d’un constat, mais se trouve toujours en guerre dans le conflit des énonciations, des interprétations et des attributions tournantes pour dire l’état d’un monde qui n’est jamais donné ni cueilli tel quel, mais toujours construit.

David Chterenberg, Meeting au village (1927)

Ces remarques vaudraient pour l’écriture autant que la peinture, qui se font miroir sous sa plume. Peut-être, puisque notre colloque intervient dans les marges de l’exposition « Rouge » au Grand Palais, faut-il rappeler ici quelques principes de la critique d’art conduite par Aragon, et notamment les très nombreux textes consacrés par lui à l’esthétique réaliste-socialiste, dans le roman comme dans la peinture, à partir de l’ouvrage-manifeste de 1935, Pour un réalisme socialiste. La série des douze (copieux) articles qu’il consacre à la peinture soviétique, dans Les Lettres françaises du 24 janvier au 23 mai 1952, fait évidemment figure de pivot et de pièce capitale.

Alexandre Guerassimov, Staline devant le cercueil de Jdanov (1948)

Aragon s’est lancé dans leur rédaction pour réagir ou répondre à une cinglante mise en demeure de Breton qui venait de publier, dans Arts du 11 janvier 1952, « Pourquoi nous cache-t-on la peinture russe contemporaine ? », où il déclarait ne trouver qu’une « foire aux croûtes », assorties de commentaires « à mi-chemin entre la loge de concierge et le commissariat. (…) Tout cela sue la terreur »…Sur ce dernier point, son ancien ami ne lui donnera pas tort, en soulignant que les accusations d’académisme, voire de kistch pompier, concernent plus la critique d’art soviétique que les tableaux eux-mêmes, entre lesquels Aragon nous invite à trier. Il concède même à Breton n’avoir aimé que « très peu de choses » de la peinture soviétique, dont les auteurs ne sont pas tous « des Raphaël » ; que le réalisme n’est pas le seul choix possible en art, « Je ne me suis pas fixé pour tâche de faire varier le goût public, de convaincre les amateurs d’art de la supériorité du réalisme, mais simplement de forcer les gens honnêtes à regarder en face la réalité d’un art qu’on ne peut anéantir d’un trait de plume, de leur donner les bases d’un examen sérieux de l’art soviétique » (troisième livraison des Lettres, « Un sculpteur soviétique vous parle », à propos de Manizer).

A. Guerassimov, Staline et Vorochilov (1938, tableau décoré

du prix Staline pour ce triomphe du kitsch d’Etat)

Cet examen ne doit pas faire de la production soviétique un bloc, dans lequel le critique d’art s’efforcera de discerner et de trier ; deuxièmement, il doit pour expliquer le présent remettre cette peinture dans son histoire, nommément le mouvement des Ambulants au XIXesiècle ; troisièmement, et au rebours de faciles tableaux de commande ou de propagande héroïsant les travailleurs, les militaires ou leurs chefs politiques, le regard critique gagnerait à se détourner de l’histoire pour s’attacher à la géographie en scrutant particulièrement la peinture de paysage, où le travail des hommes, voire la guerre ont laissé leurs marques, qu’on reconnaît à l’exaltation du sol national, ou de la patrie. C’est ainsi que la peinture d’un Nissky, célébrée par Aragon, illustre moins l’histoire ou la politique que la nation, telle qu’elle perdure et se développe à travers la nature des villes nouvelles et des champs ; car la nature ne se copie pas, elle se peint, selon le credo reçu des Ambulants. Au fil de ces pages en somme, l’auteur nous demande de suspendre notre jugement tant que nous ne tiendrons pas compte des spécificités nationales dans l’art, sous peine de chauvinisme ou d’aveuglement ethnocentriste.

Il est impossible, dans les limites de cet exposé, d’examiner en détail douze articles dont l’écriture parfois pesante (dans les citations des critiques académiques soviétiques), mais le plus souvent retorse s’exerce sur plusieurs fronts : répondre à Breton, condamner toute tentation venue de l’abstraction (alors virulente et souvent synonyme d’américanisation), ou d’une figuration sans idées, mais aussi par exemple encourager Fougeron auprès des hiérarques du Parti pour mieux faire passer auprès d’eux, en contrebande, son goût très vif pour Matisse, ou Picasso… Yves Lavoinne, puis Maryse Vassevière et Wolfgang Babilas ont bien analysé ce billard à trois ou quatre bandes de la critique d’art aragonienne. Qui, constamment et comme on le verra clairement dans Henri Matisse, roman (paru en 1971), ne parle peinture que pour mieux y faufiler son propre art poétique, ou exposer sa manière de voir et d’écrire… Ce narcissisme coudé, ou décentré, n’est pas le moindre charme d’Aragon critique d’art.

Picasso, Guitare (1913)

Sur les deux versants de l’écriture et de la peinture, l’esthétique réaliste chemine chez lui depuis le surréalisme et ses premier éloges du collage, dispositif réaliste par excellence, mais difficile à enfermer dans une définition stricte. Collage désignera toute importation ou incorporation d’une réalité déjà prête, ready made, dans l’espace du tableau, du roman ou du chant… Un corps étranger subitement promu à un fonctionnement esthétique, ou narratif, nous provoque à une épreuve critique de liaison. Les éléments disparates ainsi mis en présence retardent la colle du (bon) sens, en empêchant le texte ou l’image de prendre prématurément. Le collage montre une béance, une distance à franchir ; il lézarde une belle apparence ordinairement lisse. Dans Traité du style 

(écrit en 1927), Aragon élargit l’esthétique du collage en une poétique des ruines et de la déconstruction : « Je suis le bijoutier des matières déchues, le sertisseur des déchets sans emploi (…). Je parle un langage de décombres où voisinent les soleils et les plâtras. (…) Univers en morceaux, délaissé, sans espoir, image du réel, je me complais à cette photographie où voisinent la ficelle et l’assiette, le pneumatique et le chiffon » (pages 176-178,  je souligne).

On reconnaît dans cet éloge de la brocante un écho du Paysan de Paris, ou de La Défense de l’infini. Et l’on devine quelles ressources le théoricien du réalisme va trouver dans l’hospitalière notion de collage : le romancier ramassera dans la rue les morceaux déchirés d’une lettre, ou surprendra au téléphone une conversation, et ces fragments s’intègreront à la rédaction des Beaux quartiers. Plus tard (La Mise à mort de 1965, Blanche ou l’oubli de 1967) son écriture rivalisera avec le désordre génésique du monde en collant au flux carnavalesque et sans grammaire de la pensée. L’incipitoù tout un roman peut surgir d’une phrase de rencontre, développe cette féconde problématique des collages. Aragon ne cherche pas l’unité mais la bigarrure des voix, le heurt des styles et la surprise, en un mot l’hétérogène. Il développe Lautréamont et son célèbre « beau comme » (la rencontre de la machine à coudre et du parapluie sur la table de dissection), toujours.

Théodore Géricault, Cuirassier blessé (1814)

Mais il corrige ainsi chemin faisant Jdanov, et ses « vues si loin plongeantes » comme lui-même écrit (ironiquement ?) dans un éloge qui veut cautionner la ligne officielle du réalisme socialiste, dont il a soin simultanément et pour ce qui concerne son œuvre de se démarquer. N’a-t-il pas interrompu la rédaction de ses Communistes à la suite de l’étrange soirée de La Grange-aux-belles où ses camarades, avec les meilleures intentions du monde, témoignaient de leur lecture de ce livre en lui faisant dire autre chose que ce que lui-même écrivait ? Si Aragon admet que l’écrivain ne soit qu’un rouage entre les directives du Parti et la classe ouvrière, il se fait de son métier une conception assez haute pour ne pas supporter qu’une jeune fille, qui hier encore lisait Nous deux, vienne lui dicter publiquement ce qu’elle pense… A fortiori, il aura soin de soustraire sa Semaine sainte (1958) au jugement des professeurs d’histoire et des pions en assurant d’emblée, au seuil de l’ouvrage, que celui-ci « n’est pas un roman historique »…

Au rebours du « héros positif » prôné par Jdanov, et de ses directives propices à un ouvriérisme qu’Aragon a toujours combattu, ses propres sujets de prédilection nous montrent, au fil des romans d’un Monde réel réputé militant, son intérêt pour les comparses négatifs de la débandade et de la défaite. Errance grotesque du bourgeois Pierre Mercadier (Les Voyageurs de l’impériale achevé en 1939), flânerie désoeuvrée d’un Aurélien mal remis de la guerre et revenu « battu, là, bien battu par la vie », débandade de l’armée française dans l’étrange défaite de juin 1940 magistralement reconstituée dans la deuxième partie des Communistes (19511953), débandade encore de la Maison du roi dans La Semaine sainte (1958)…Pour ne rien dire du surprenant Fou d’Elsa (1963) qui retrace, avec quel luxe d’érudition et de compassion, la façon dont, en Andalousie et aux alentours de 1492-1494, les Grenadins perdirent leur royaume. Une conception pleinement « réaliste socialiste » de la littérature et de l’engagement militant ne trouvait pas tout à fait son compte dans ces intrigues défaitistes (que le Parti ne fêta pas vraiment), mais Aragon a toujours préféré la peinture de la chute de l’homme à celle de son ascension vers un ciel socialiste, ou quelque avenir radieux…

T. Géricault, Chasseur de la garde (1812)    

Le roman La Semaine sainte commencé dans le terrible contre-coup de l’année 1956 retrace, au début des Cent jours, la boueuse chevauchée de la maison du Roi, des Tuileries vers les Flandres et du dimanche des Rameaux au jour de Pâques 1815. Où sont le devoir, le sens de l’Histoire ou la fidélité pour ces hommes dont la plupart, nés sous l’Ancien régime, ont traversé la Révolution, le Directoire puis l’Empire, la Restauration de 1814 et de nouveau l’Empire ? La question demeure entière pour le contemporain Géricault, qui entrevoit dans la caravagesque nuit des arbrisseaux le déballage de ces points d’interrogation, auxquels il apportera, plus tard, la magistrale réponse de son Radeau de la Méduse.

Victor Hugo

On a souvent rapproché Aragon de Hugo (en soupirant perfidement avec Gide « Hélas ! »…), et de fait leurs œuvres s’appellent et se répondent par l’ampleur, l’accomplissement également souverain des romans et des vers, la force visionnaire ou leur puissante orchestration. Mais Hugo, qui accompagnait une montante utopie, pouvait en effet suspendre son dur chemin historique à une étoile, cet avenir républicain ou socialiste dont il annonçait l’avènement ; Aragon ne vécut pas l’ascension mais le déclin et la mise au trou de ce noble idéal, affreusement défiguré par les Soviets (« Vous me mettrez avec en terre / Comme une étoile au fond d’un trou »)… Jusqu’au bout solidaire du Parti communiste, sa figure et son œuvre semblent toujours prisonnières de ses décombres.

Sa longue fidélité relève-t-elle de l’entêtement, de l’aveuglement ? Ou d’une tenaillante solidarité, d’une compassion éperdue pour les vaincus et les victimes de l’Histoire ? Tout poussait Aragon à faire le beau geste de rompre ; les médias, les salons ou l’Académie n’attendaient de lui que cela. Il préféra s’obstiner dans la voie une fois pour toutes choisie, comme on voit Théodore Géricault dans La Semaine sainte,parce qu’il porte (un peu par hasard) l’uniforme des mousquetaires gris, faire par honneur le choix d’un certain déshonneur.

Le maître-mot du réel pèse lourd, dans cette œuvre et pour notre auteur qui intitule, en 1967, « La fin du Monde réel » sa postface aux Communistes – excluant du même coup de ce cycle ou de cette appellation La Semaine sainte, et les grands romans suivants. Trop lourd pour ne pas ici, in fine, tenter un peu d’y rêver ou de le développer. Dans quatre directions ou, brièvement, selon quatre acceptions.

Jacques Lacan

Selon Lacan, le réel serait l’impossible à symboliser, donc un rejeton du trauma, ou d’un événement hors norme, qui déborde les catégories de notre culture ou de notre raison ; ce à quoi nous nous heurtons, sans mentalisation ni médiation possibles. Le réel nous plie, nous maîtrise, nous subjugue sans échappatoire : eros, ou mieux encore thanatos, ou dans les textes d’Aragon la guerre (voir l’usage qu’il en fait dans l’économie duRoman inachevé)sont autant de surgeons, peu figurables, de cette force du réel qui aura par définition et toujours sur nous le dernier mot.« Tous les romans du Monde réel ont pour perspective ou pour fin l’apocalypse moderne, la guerre », écrit Aragon dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, page 71. Ce quelque chose d’inflexible, ou de désespérant dans « le réel », convient bien à l’érotique autant qu’à la poétique et à la politique d’Aragon : amoureusement parlant, l’autre (Elsa) le domine et se laisse à peine circonscrire, ou nommer ; poétiquement, les mots sont impuissants à dire le fond des êtres ou des choses, et demeurent donc voués à un mouvement perpétuel de corrections, de reprises ou de surenchères ; politiquement enfin, le sens de la communauté déborde et destitue le fragile individu, qui laissé à lui-même ne serait qu’un fêtu dans le tourbillon de l’Histoire. Car l’individualisme, cible des critiques d’Aragon à partir de ses grands romans du Monde réel, n’est qu’un mirage idéaliste, une sorte d’« analphabétisme social ».

Jean-François Lyotard

Selon Lyotard parallèlement, « le réel est à la charge du plaignant ». Façon d’insister, ici encore, sur l’aspect polémique de cette notion. Un grand nombre de révolutions ou de mouvements d’avant-garde en esthétique se sont faits au nom du réel, pour mieux briser les codes appris, ou en appeler à un au-delà de la représentation ordinaire… Comme le rappelle Hamlet à Horatio, « There are more things… », plus de phénomènes à penser ou représenter entre le ciel et la terre que notre culture n’en pourra jamais traiter. Dans ce contexte, réelest un cri de guerre, y recourir secoue la culture acquise pour mettre en lumière d’autres réalités, d’abord mineures ou marginales mais qui finiront par s’imposer.

Pierre Pachet

Selon une remarque de Pierre Pachet troisièmement, « seul le réel a du goût, il est l’école du goût »… Cette école côtoya, dans le cas d’Aragon, son investissement dans le journalisme, suite d’événements ou de chocs qui arracha son esthétique aux sentiers battus de la mode ou des convenances ordinaires. Un goût ne se contente pas de coller au conformisme, il fraye son chemin solitairement, il affronte l’intempestif ou le bizarre, il cherche l’écart ou côtoie (tendance récurrente d’Aragon) le vertige.

On sait enfin qu’aux alentours de 1964, Aragon eut l’idée de remplacer un réalisme socialiste aux connotations un peu éculées par l’oxymore plus stimulant, ou espiègle, du « mentir-vrai ». Ce néologisme, qui donne son titre à un conte assez vertigineux écrit par lui en réponse, peut-être, au retentissant ouvrage autobiographique de Sartre Les Mots paru la même année, constitue aux yeux d’Aragon une meilleure définition du roman, comme il l’affirmera dans son discours de réception à l’Université Lomonossov de Moscou (janvier 1965), où il se définit également comme une sorte de linguiste. Ce mentir-vrai frappe d’indécision la si trouble frontière (en art) du vrai et du faux ; il insiste non sans provocation sur les vertus du mensonge, comme Aragon vient de le faire dans sa préface, contemporaine, aux Cloches de Bâle : « Ce qui est mentidans le roman libère l’écrivain (…).  Ce qui est menti dans le roman sert de substratumà la vérité ».

Puisque le réel est par définition douteux, ou matière à d’interminables polémiques, l’auteur de La Mise à mort, ou mieux encore de Blanche ou l’oubli qui choisit pour héros (assez peu positif) le linguiste Geoffroy Gaiffier, s’en tiendra désormais à ces minima moralia de l’écrivain réaliste, montrer au fil de chaque phrase, et comme il est dit dans Blanche,« comment cela marche une tête »…

Ce dernier programme pour le coup infini, ou interminable, en rapatriant toute histoire dans les limites d’une stricte phénoménologie, ou en donnant un tour d’écrou aux récits, répondait ironiquement à l’injonction faite par Staline aux écrivains, « Écrivez la vérité ! ». Aragon parachevait ainsi son œuvre, en consacrant par ce mentir-vraison art du roman en archi-genre, ou en suprême synthèse intellectuelle.

Georgi Roublev, 1935

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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