Aragon dans la pluie des mots (2)

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 Tout ce livre s’écrit dans l’émerveillement que procure son langage à l’auteur, qui nous confie comment lui-même ne cesse de s’abreuver, de s’ébrouer dans la pluie des mots, « se plonger dans le bain phosphorescent des paroles » (page 39). En toutes choses Aragon aura cherché l’écho, « l’amour sonore des paroles » (page 36). Tant il est vrai que notre conscience en est pétrie, tissée, tout entière façonnée. Page 164 :

Jamais je ne perdrai cet émerveillement

Du langage

Jamais je ne me réveillerai d’entre les mots

 Et il précise plus loin (page 173), par ascension cosmique :

Le ciel en moi des mots son scintillement vague

Cette multitude étoilée en moi

Je n’en ai pas fini de m’émerveiller des mots De cette nuit

Des mots en moi De cette poussière en moi d’un long dimanche

Cette lumière à l’infini divisée et qui m’expliquera

Les étranges accouplements de leurs kaléidoscopies

La collision des couleurs les architectures du chant

 (…) Je n’en aurai jamais fini de m’émerveiller

De ces formations de cristaux de ces précipitations de la parole

De ces geysers du sens ces eaux des profondeurs surgies

Au grand jamais fini de cette catastrophe sans fin de la pensée

 Il faudrait ici reprendre ou commenter mot à mot. Au plus bref, la « catastrophe de la pensée » tente de pointer, là où le mécanisme poétique s’ébranle, un certain dessaisissement du sujet au plus vif de sa création. Surréalisme pas mort ! si nous désignons d’abord par cette étiquette l’abandon à une sorte d’automatisme psychique, signalé dans « ces précipitations de la parole » qui empruntent au premier titre donné par Breton et Soupault aux Champs magnétiques, « Les Précipités ».

Pour un mot, combien de rimes, élues ou réprimées ? Un mot ne vient jamais seul. La poésie les concasse jusqu’à une pulvérisation de leur première lumière, elle les étire en d’infinis scintillements. Les poèmes rimés sont pensés et agencés selon les vertus de l’écho, en épousant les hasards de la proximité des sons. Cette contrainte de la rime (et du rythme) dépossède l’auteur de son initiative, il n’est pas maître jusqu’au bout de sa parole, il est mené par une logique du signifiant qui donne à sa pensée un rail, qui lui impose une orientation (mais ceci pourrait se dire en rigueur de la parole ordinaire et de ses contraintes linguistiques, sur lesquelles la poésie renchérit). La poétique aragonienne exige que le sens y compose avec le son, qui vient impérieusement d’abord, l’auteur nous le serine assez (pages 38-40) :

Au commencement était le langage il me semble

Ou suis-je sur la pente de l’oublier

(…)

Il faut reprendre les choses par leur parfum

(…)

Que la sonnaille des syllabes comme un lépreux précède le poète

Et non l’inverse

(…)

Et non l’inverse je vous dis

Le sens est second aux paroles

On dit et cela signifie

Et non l’inverse

 Tout vers est un palimpseste, riche d’arrière-textes ou de sous-textes que l’écho fait sonner. Chaque mot est un carrefour de rimes, même – comme Aragon en fait la remarque – un nom propre aussi difficile que Prométhée, qui n’admet pas de rime en langue française mais qui rebondit ou se décompose du côté du promontoire, ou de la promesse… (pages 33-36). Les mots s’aimantent, se pénètrent, et poète est celui, sensible à leur vie, qui habite cette maison des sons, qui facilement se confondent et se fondent. Le poète espionne la parole et la subit, il y guette la rime et le rythme, il s’enchante de leurs répétitions, au fil des sons, « Pour un rien ils suivent des cadences C’est alors qu’on dit que les oreilles vous tintent » (page 26). Comme à la chauve-souris.

Chaque syllabe apporte une musique, une odeur, un goût, le mot se gorge de tous ces sens adjacents ou greffés (que le parler ordinaire néglige) ; semblable au fruit, une phrase entière mûrit, « Mon Dieu quel est ce mai des mots ce retour cette reverdie » (page 27).

En proie aux rimes et aux rythmes, le poète disais-je est mené. Possédé jusqu’à la transe, renchérit Aragon, donc aussi bien dépossédé (de sa vigilance critique, de son vouloir-dire, de son intentionnalité). « Toute musique me saisit », lisait-on dans le poème « Après l’amour » du Roman inachevé. Lui-même semble le premier étonné des rencontres qui affluent sous sa plume, ou dans sa gorge, et pour un peu il pourrait dire, anticipant sur la provocante formule de Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit (1969), « mes poèmes je les ai lus »… Aragon n’a pas beaucoup pratiqué l’écriture automatique dans les années vingt, mais il l’analyse ici, il scrute cet entraînement en lui des phrases, des vocables, des rimes, une réflexion qui culminera dans Les Incipit, (où certains voient à tort le manifeste de la critique génétique). On sent, dans certaines pages des Poètes qui tournent autour de l’automatisme et de ses surprises, combien ces deux ouvrages miroitent l’un sur l’autre :

Et je m’entends

Moi-même avec étonnement moi-même dans l’écho redoublé des syllabes (page 20)

A quoi s’enchaîne l’image de l’éboulis

Les mots l’un l’autre qui s’entraînent dans la chute et on ne peut plus rien arrêter

(…) Ni l’énorme suintement de poussière fuyante fine affolée

Ni l’écho sauvage qui répond de falaise en falaise comme une image de miroir en miroir

Et plus rien ne se borne à soi désormais mais tout vocable porte

Au-delà de soi-même une signification de chute une force révélatrice

 Mallarmé proposait que le poète « rémunère le défaut des langues », et cette rémunération ou réparation s’entendait généralement comme appliquée à l’arbitraire du signifiant ; la fonction poétique du langage (pour citer Jakobson) remettrait en continuité, travaillerait à mettre d’accord un sens et un son qui n’ont rien à faire ensemble dans les paroles ordinaires… La musicalité aragonienne va évidemment dans ce sens, mais certaines formules des Poètes suggèrent davantage : l’élaboration poétique de la parole libère les échos, les connotations ou, par concassage indéfini des mots, les associations d’idées engaînées (ou automatiquement générées) dans n’importe quelle parcelle de signifiant.

Un mot, pas plus qu’un objet, n’a de bords nets. Les mots comme les choses s’entourent d’une frange de rumeurs, de parfums, de reflets qui les double et les déborde. Le monde poreux de l’écho, le jeu des métaphores et des comparaisons cernent l’objet visuel ou sonore d’un clair-obscur, d’un halo d’indécision. Confronté à ces proliférantes correspondances, le poète prend, au sein d’un ensemble fini de vocables, la défense de l’infini. Une séquence comme Prométhée-promesse-promontoire… propose un éboulis de mots, et cet éboulis l’éblouit !

(à suivre)

Une réponse à “Aragon dans la pluie des mots (2)”

  1. Avatar de Jacques
    Jacques

    Bonsoir!

    Monsieur Bougnoux nous ensorcelle…Faut-il pour autant lui faire un procès?

    Oh, que nenni!

    Point de tribunaux sur la piste du petit cordonnier des années cinquante où rêvent les mots.

    Il en est un qui sied à merveille à ce billet.

    Il s’appelle promontoire et je le trouve, ce soir, dans une très belle fable de Monsieur Jean de La Fontaine :

    « S’efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
    La Colombe aussitôt usa de charité :
    Un brin d’herbe dans l’eau par elle étant jeté,
    Ce fut un promontoire où la Fourmi arrive. »

    Quant à la suite enchantée…

    Allons « ça-voir » sans nous faire tourner la tête!

    Jacques

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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