Une journée du séminaire Aragon à l’ITEM-CNRS (Institut des Textes et Manuscrits), que nous tenons depuis plus de dix ans, Luc Vigier et moi-même, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, sera consacrée le samedi 9 décembre prochain à « Erotisme et pornographie » dans l’œuvre de notre auteur (de 9 h 30 à 16 h, salle Daniel Reig).
Louise Mai, qui coordonne cette session, m’a chargé de l’ouvrir, et elle fait circuler sur le site de Fabula un lien qui donne le détail des deux séances, ouvertes à toutes et tous :
http://www.fabula.org/actualites/erotisme-et-pornographie-dans-l-oeuvre-de-louis-aragon_82084.php
Je relaye l’information sur mon blog car ce sujet à tous égards curieux devrait susciter quelque affluence. Il pose de fait un problème majeur.
J’ai moi-même édité (commenté, annoté) au tome I des Œuvres romanesques complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade, l’essentiel du corpus qu’on peut dire érotique d’Aragon, qui tient en quelques titres contemporains de sa période surréaliste : Le Con d’Irène (publié anonymement en 1928 et qu’il n’a jamais reconnu), L’Instant (titre posthume ajouté à une liasse de manuscrits vendus circa 1930, et qui contient quelques-uns des textes les plus scabreux d’Aragon), Jean-Foutre la Bite (1930) et peut-être Entrée des succubes (1925), à quoi il conviendrait d’ajouter, ou de lire à leur lumière, telles pages flamboyantes du Paysan de Paris, ou encore du Mauvais plaisant… La question est en effet de raccorder Aragon à lui-même : comment le poète courtois des Yeux d’Elsa (1942), du Fou d’Elsa (1963) a-t-il été aussi l’auteur de ces pages (laissées pour l’essentiel sans signature) ? Comment mettre d’accord deux démarches, deux modes d’approches de l’amour apparemment aussi incompatibles ? La première chose à rappeler, au moment d’ouvrir ces textes peu frayés d’Aragon, c’est sa très haute conception de l’amour, dont il fit une sorte d’apprentissage sacré au terme duquel il écrit :
« Un vrai critique est celui qui apprend à aimer, et attention ! j’emploie toujours le verbe aimer au sens fort (…). Je suis peut-être un fou, peut-être un esclave, peut-être un sot, mais je vous le dis, de cette vie je n’ai appris qu’une chose, j’ai appris à aimer. Et je ne vous souhaite rien d’autre, savoir aimer » (J’abats mon jeu, 1959). De l’auteur du Libertinage au chanteur lyrique des poèmes à Elsa – du romancier qui fixa dans Les Cloches de Bâle ou Aurélien d’inoubliables rêveries amoureuses jusqu’au vieillard homosexuel de Théâtre/roman – quel usage de l’amour propose Aragon, et qu’a-t-il à nous apprendre d’essentiel sur ce sujet brûlant, le nouage de l’amour et de l’écriture ?
Il faut en effet repartir du tissu textuel, et sonder quelques phrases : « J’envie beaucoup les érotiques, dont l’érotisme est l’expression. Magnifique langage. Ce n’est vraiment pas le mien. (…) Je suis probablement fermé à cette poésie particulière et immense. (…) Erotisme, ce mot m’a bien souvent mené dans un champ de réflexions amères. (…) L’idée érotique est le pire miroir. Ce qu’on y surprend de soi-même est à frémir » (Le Con d’Irène).
Ce livre dont Camus, Pieyre de Mandiargues ou Julia Kristeva disent qu’il constitue, pour parler du sexe, l’un des plus beaux accomplissements de notre langue, ne pouvait que décevoir les amateurs spécialisés : Aragon y passe en effet des scènes les plus explicites à des réflexions morales et métalinguistiques étrangement mêlées ; une tête s’affronte à la bête sexuelle, et considère avec étonnement ces deux extrêmes du moi fichés dans un même corps ; une parole s’étire et s’y emporte jusqu’au vertige de la jouissance ; la « langue ardente de l’orage » se déchaîne, et retombe. Jamais vulgaire (l’auteur pourrait dire à la manière de Monsieur Teste « la gaudriole n’est pas mon fort »), Aragon écrit par exemple : « Il ne me vient pas à l’idée, la gauloiserie n’est pas dans mon cœur, que l’on puisse aller autrement au bordel que seul, et grave » (Le Paysann de Paris, Pléiade OPC 1 page 221).
Au titre de cette gravité, on lit encore : « Je ne veux pas des rieurs de mon côté » (Le Libertinage).
Ou cet avertissement définitif, à propos de Matisse : « L’énorme chasteté de l’intelligence ».
Ou encore, concernant la pauvre Paulette des Voyageurs de l’impériale : « Elle n’était pas de ces femmes à qui le monde est un vertige ».
Et toujours : « Je n’ai jamais cherché autre chose que le scandale et je l’ai cherché pour lui-même » (Le Libertinage)…
On n’en finirait pas de citer ces phrases qui claquent superbement, qui subjuguent, provoquent et relancent. Parce que le monde réel et l’approche des autres lui furent vertige, Aragon ne cessa de se risquer, voire de se compromettre en de scabreux chemins, également baptisés par lui « défense de l’infini ». Apprendre à aimer, au sens fort du verbe, passait donc par ces pages mal famées, anonymes ?
J’essaierai, au cours de cette séance, de revenir sur quelques passages particulièrement dérangeants, ou frémissants, pour tenter de comprendre, sans mutiler ni édulcorer Aragon, son étrange pédagogie de l’amour.
Laisser un commentaire