A propos du Paysan de Paris à la MC93 de Bobigny, mise en scène de Sarah Oppenheim
Je me suis rendu à ce spectacle avec une certaine espérance, j’avais parlé par téléphone avec la jeune metteur en scène, qui paraissait avertie des pièges de l’entreprise, et aguerrie par ses expériences de théâtre en Chine, qu’elle semble bien connaître… Le parti pris de jouer, pour ce Paysan, sur différents tableaux semblait également judicieux : à la façon dont Aragon « accroche » dans son texte des collages tirés des enseignes ou des cartes et panonceaux du café Certa, on voit ici pendus aux cintres une douzaine de châssis de tableaux, portes de toile blanche que des photographies du vieux Paris habiteront successivement en un effeuillage ou une procession de vues propices à dire l’éphémère, un traveling de quartiers plus ou moins défunts, une promenade dans un temps perdu. Ceci pour le cadre ou le dispositif formel, que le théâtre consiste à habiter.
Peu d’écrivains nous donnent au même degré qu’Aragon l’impression de toucher une voix et un corps, de pénétrer presque érotiquement dans un monde de chair. Ce moment de l’incarnation est décisif au théâtre, et il commence d’ailleurs dès notre lecture du texte : comment lire le Paysan au seul niveau de la tête, comment le prononcer sans marcher, sans frissonner au frôlement des séductions de la rue, passant du demi-jour ou de la lumière d’aquarium des galeries du passage de l’Opéra à la nuit des Buttes-Chaumont ? Notre passant certes est rêveur, mais cette œuvre majeure de l’affirmation surréaliste (1924-1926), foncièrement nocturne, ne veut pas endormir son lecteur mais à chaque phrase le stimuler, l’exciter par une exigence peut-être venue du songe mais bien éloignée des vertus dormitives de l’opium : Aragon nous fouette, nous éveille à une vie supérieure, il en appelle à tous nos sens, et la surréalité ici défendue (comme l’infini) naît d’abord d’une surenchère d’attention, d’un désir exaspéré de voir, de toucher et de rencontrer. Rarement comme dans ces pages, écrites par un homme jeune (« J’ai déjà vingt-six ans… »), notre propre désir se sera trouvé à ce point interpellé, ou mis au défi. La jeunesse de ce texte, son indémodable pédagogie du désir – de toutes sortes de désirs – n’ont donc pas d’âge : quoique fléché et travaillé par divers désespoirs et surtout par la mort, fertile en interrogations philosophiques et en énigmes, Le Paysan ne peut vieillir, tellement il en appelle en chacun aux sursauts de sa sensualité, autant que d’un tourment et d’une vitalité imprescriptibles.
Je ne sais combien de fois j’ai lu Le Paysan de Paris, vingt peut-être ? J’ai édité ce texte en Pléiade (au tome I des Œuvres poétiques), j’en collectionne les diverses éditions, j’en connais certaines pages par cœur et je pouvais, à cette matinée de théâtre, anticiper la plupart des phrases du récitant. Qu’on aime Aragon ou qu’on le repousse en bloc, il est ici tout entier avec son ardeur, sa frénésie et ses colères, sans oublier ce tremblé de celui qui hésite à la bifurcation de ses désirs, qui se retient au bord du torrent en s’interrogeant encore sur le meilleur emploi de ses dons ; ce panaché d’ivresse lucide et de délicatesse, ce moment fiévreux d’un homme à la croisée des chemins est à mettre entre toutes les mains, entre des mains jeunes qui pourraint avec lui s’orienter car ce texte d’éducation défend les jeunes gens, il ranime en eux l’infini.
Hélas ! Le jeune acteur que Sarah a choisi de mettre en scène demeure devant nous « en bras de chemises dans la vie » (comme le reproche Bérénice à Aurélien), entendons qu’il se contente de dire sans dire, comme on articule sagement sa leçon. Le discours plat, monocorde, décoloré sautille d’une page à l’autre du livre, aussi mécaniquement que ces petits appareils (lanterne qui se voudrait magique, roue duchampienne de bicyclette) qui se mettent en marche ou s’arrêtent de temps en temps, sans raison apparente, sur la table voisine. Les vues défilent sur les toiles, qu’on regarde d’abord avec attendrissement ; sur une table côté cour, une jeune dessinatrice s’affaire à tracer des encres biscornues dont la projection s’enlace aux photographies, jusqu’à les recouvrir uniformément d’un catafalque noir… C’est scolaire, on s’ennuie. Ces jeunes gens appliqués, affairés à servir ce texte n’ont qu’une faible idée de ce qu’il a fallu pour l’écrire de science, d’impatience, de passions, ils n’ont pas rencontré le volcan ou l’océan Aragon, ils y barbotent puérilement.
Pourquoi, si souvent au théâtre, se contenter de faire trempette ?
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