Bêtise d’Aragon ?
L’intelligence d’Aragon éclate partout, elle brûle, mais elle étonne aussi par ses déconcertantes collusions avec la bêtise. Ne pouvait-il, sur ses passions amoureuses, en faire un peu moins ? Et puisque de son propre aveu l’amour d’Elsa l’avait conduit, circa 1930, à sa conversion réaliste et à son affiliation effective avec le P.C.F., n’aurait-il pu desserrer ce nœud fatal, l’enchevêtrement de l’amour-la politique qui fonctionne aussi comme machine à aveugler et à broyer ? Car l’engagement d’Aragon fut une affaire de famille, et d’un amour cellulaire non négociable, à l’instar de tant de communistes d’ailleurs, avec dans son cas propre la revanche à prendre sur les faux pères fauteurs de guerre, et sur la honte. La croyance, l’attachement, la dépendance, le service figurent autant de passions lourdes ; Aragon les documente de première main avec son intransigeance de moine-soldat en matière de foi. Un curieux document du début de 1957, alors que le Parti tangue et se vide à la suite des terribles péripéties de l’année 1956 (rapport « attribué à Khrouchtchev » de février, écrasement de la révolte de Budapest par les troupes du pacte de Varsovie en novembre), témoigne de cet état d’esprit : évoquant dans la revue Europe son défunt camarade Jean-Richard Bloch, Aragon distingue entre les hommes de conscience et les hommes d’honneur. Les seconds, plaide-t-il, sont en politique toujours supérieurs aux premiers, trop ondoyants, sujets à l’introspection et au doute là où les hommes d’honneur tiennent sur leurs engagements, leur parole ou leur rang. Ecrite pour faire rentrer « les rats dans leurs trous », cette bizarre chronique identifie au fond les fidélités politiques et conjugales : quelles que soient les avanies d’un couple, l’honneur consiste à ne pas rompre ! Comme l’a remarqué Vitez, les positions d’Aragon se réclament souvent de valeurs aristocratiques, c’est-à-dire religieuses et militaires, qui font de lui au XXe siècle un personnage assez anachronique. La fidélité et la foi, dans l’Eglise comme dans l’Armée, ça ne se discute pas ! Ce trait de caractère explique l’admiration que lui vouèrent Claudel ou Jean d’Ormesson, comme la détestation venue des gens de la gauche non communiste : à la mort d’Aragon, les nécrologies parfois d’une rare violence se firent à front renversé, le Figaro saluant avec respect, et Libération par des quolibets.
La mémoire d’Aragon, quels que soient les immenses accomplissements de son œuvre, demeure en effet aujourd’hui enfouie sous les décombres du communisme. Comment l’en désincarcérer, et par quel bout plaider son dérangeant dossier ? Nous venons de rappeler combien il diffère de nos intellectuels standards : alors que nous associons à ceux-ci la liberté de parole, un individualisme sourcilleux et les beaux gestes de rompre, lui mit son honneur à toujours condamner, en amour comme en politique – et au fond en art – le monstre ébouriffé de l’individualisme, « cette espèce d’analphabétisme social », et à demeurer solidaire du Parti pour y mener son tortueux combat, peu visible de l’extérieur. C’est qu’Aragon, comme Aurélien, s’explique avant tout par la guerre (qu’il fit deux fois sans compter la guerre froide), alors que nous, ses admirateurs ou ses détracteurs, vivons dans une paix relative. Que cette idée nous plaise ou non, le rescapé de Couvrelles, de Dunkerque ou du rapport Khrouchtchev ne sera jamais tout à fait notre semblable.
Nous ajouterions volontiers que, comme Géricault choisissant de suivre sur un coup de tête Louis XVIII et les Princes dans leur boueuse chevauchée en direction des Flandres, parce qu’il porte un peu par hasard l’uniforme des mousquetaires du Roi, Aragon fit par honneur le choix d’un certain déshonneur : l’important était de ne pas rejoindre « les rats ». Comment s’orienter dans l’Histoire ? Persuadé qu’un homme seul ou que l’individu n’est jamais en bonne compagnie (pour le dire avec Valéry), il s’en remit aux orientations données par son cher Parti, au risque de souffrir mille morts morales lors d’épisodes comme le pacte germano-soviétique de 1939, la condamnation d’un communisme national en 1940, l’affaire du portrait de Staline en 1953, l’annus horribilis 1956 et tant d’autres péripéties qui le virent ferrailler, avec un inégal bonheur, contre les diktats soviétiques et leurs relais chez ses camarades. Aragon ne fut pas l’âme serve ni le lâche apparatchik que se plaisent à stigmatiser ses ennemis : il se battit comme le lion, qu’il fut souvent, dans les colonnes des Lettres françaises ou plus rarement de L’Humanité, et il est souhaitable qu’on puisse, après la poésie et les romans, éditer ses œuvres critiques complètes et les milliers d’articles (à commencer par Ce soir) qui révèleront un paysage inédit, et lui rendront justice.
Il savait…
Il semble futile de se demander encore ce qu’Aragon savait exactement des crimes de Staline, du goulag et du rapport des forces politiques en U.R.S.S. Bien introduit à Moscou, où sa belle-sœur Lili Brik vivait dans la cage à la fois dorée et précaire d’une privilégiée du régime (qui lui avait tout de même tué deux compagnons, me dit Aragon un jour), et parlant assez vite le russe, nous supposerons que comme dans sa première famille, il savait. Mais qu’il ne pouvait le dire aux camarades moins informés, qui fixaient toujours la terre promise avec les prunelles des croyants. L’affaire du Retour d’U.R.S.S. d’André Gide publié en 1937 est éclairante : Aragon a aidé Gide à Moscou, il a lu son livre d’ailleurs riche en nuances et il ne peut, sur toutes ses critiques, lui donner tort – mais le Parti se déchaîne. Plutôt mentir avec Thorez qu’avoir raison avec André Gide ! Et hurler avec les loups… Une solidarité de classe, en cette période de Front populaire, de montée de la guerre et de très durs affrontements avec la droite, l’emporte infiniment sur l’énumération de quelques « ombres au tableau ».
Encore aujourd’hui, ses adversaires déclarent Aragon insupportable car menteur et falsificateur ; on peut le défendre inversement en remarquant que sa fidélité paradoxale au Parti a fait de lui un être déchiré et tragique, qui voit la vérité sans pouvoir la dire, et qui cherche pour cela des biais, ou des métaphores acceptables. En d’autres termes, la contrebande – l’art de susciter des pensées interdites avec des mots autorisés, qu’il pratiqua avec un rare bonheur sous l’Occupation – change de camp : le « dernier Aragon », qu’on datera de 1956 (qui voit paraître l’absolu chef d’œuvre du Roman inachevé), doit à la fois dire et ne pas dire, ou pire encore : mettre en scène sa pensée captive. Des pages du Fou d’Elsa et de La Mise à mort témoignent admirablement de ce double bind, ou de ce tour d’écrou. Son adhésion, loin de simplifier le militant ou l’homme d’organisation, l’a au contraire rendu beaucoup plus intéressant, plus complexe et tordu que le premier écrivain venu. Fixant par son écriture des secrets, il nous invite à lire entre les lignes. A-t-il jamais sacrifié au jdanovisme, qu’un Rinaldi lui jette en injure ? Ne s’est-il pas battu énergiquement contre les poussées d’ouvriérisme dont il fut le premier à souffrir ? Les lecteurs des Lettres françaises furent-ils crétinisés par lui, ou n’a-t-il pas plutôt, chaque fois qu’il en avait l’occasion, soit presque chaque semaine, singulièrement élevé le débat ?
Arlequin tragique et secret
Sur toutes ces contradictions de son personnage, l’homosexualité affichée par le veuf d’Elsa, à partir de 1971 et jusqu’à sa mort (survenue le 24 décembre 1982), jette une dérangeante lumière. Aggravée par l’exhibition télévisée sous le masque, devant les caméras de Raoul Sangla, lors d’entretiens avec Jean Ristat diffusés sur la 2e chaîne en 1979. Là-dessus encore, ses adversaires eurent beau jeu de dauber, ou de broder une nouvelle version du tract « Paillasse ! » lancé contre lui par les surréalistes en 1932 : on vous l’avait bien dit que son Elsa sonnait faux, il vous a décidément bien eus ! Et Maurice Nadeau de dénoncer dans ces apparitions masquées le spectacle peu ragoûtant « d’un homme qui se noie ». Est-ce ainsi que les hommes survivent ?
Les mêmes auraient pu remarquer que cette affaire du masque, ou ce drame du visage, venaient de loin : que par exemple on voit, dans le dernier conte véritablement séminal du Libertinage intitulé « La Femme française », une libertine dépouiller littéralement de son visage l’homme qui lui fait l’amour ; que l’intrigue d’Aurélien tourne autour du masque blanc de l’Inconnue de la Seine ; que dans La Mise à mort Alfred a perdu son image dans les miroirs ; que le dernier chapitre de Blanche ou l’oublimultiplie les allusions à L’Homme qui rit de Victor Hugo, et les citations de Stendhal qui porterait « un masque avec délice », ou de Michel Foucault célébrant « l’éclatement du visage de l’homme dans le rire, et le retour des masques » ; qu’une bonne part de Théâtre/roman enfin, dès son titre même… Ces diverses dé-capitations pointent un drame de l’identité, et une scène qu’on dira pour le coup capitale – ou carnavalesque. Car « Le Carnaval » est justement le titre d’un des plus beaux contes d’Aragon, inséré dans La Mise à mort…
« Perdre, mais perdre vraiment – disait Apollinaire – pour laisser place à la trouvaille ». Aragon en écho il me semble, dans La Défense de l’infini, repoussait par la voix de son héros Michel « ces hommes faits que j’exècre ». Tandis que le Parti dépêchait les gardes du corps sous ses fenêtres et jusque dans sa cuisine pour prévenir un geste fatal, le veuf une nouvelle fois entreprit derechef, méthodiquement, de se dé-faire ou de se perdre. Le jeu consistait à s’enfoncer assez profondément dans les rues de Paris, la nuit, où plus d’un y croisa le masque, gesticulant. Dans ces années terminales d’une nouvelle et paradoxale jeunesse, Aragon aurait pu trouver une mort à la Pasolini, et il n’est pas exclu qu’il l’appelât : « Je lui dirai merci de tout mon sang » (Les Chambres). Le jeu fut aussi de composer l’étrange mosaïque des « murs », qui peuplèrent peu à peu d’images arrachées, de collages ou de fragments de lettres les cloisons de l’appartement, comme un déballez-moi ça de cette survie impure : bien digne de Maldoror, cet ultime monument élevé au coq-à-l’âne absorba les dernières années d’Aragon. Mais aussi l’entreprise tellement étrange de l’Œuvre poétique en quinze volumes, dont il ne réussit à éditer lui-même que les huit premiers, pour lesquels il confectionna, émonda et cisela d’ahurissantes préfaces – Gérard Genette en parle comme d’un « triste gâchis » –, ne se contentant pas de rééditer sagement ses textes mais les rebrassant, les raboutant aux circonstances de leur nouvelle publication, dans un extraordinaire effort de chorégraphie mentale, pour remettre encore une fois le monument en mouvement, et tailler un habit d’Arlequin à sa propre statue. Comment ne jamais finir ? Par l’homosexualité, la composition en décombres des murs ou la carnavalesque Œuvre poétique, c’est un masque qui persiste et qui signe, parachevant magistralement la confusion des genres.
Aragon-en-l’île
Trente ans après sa mort, le calme semble revenu : l’orageux, l’harassant ouragan n’est plus qu’un mot d’or sur nos places, et l’on vient justement d’inaugurer la sienne, au bout de l’île Saint-Louis. Où l’on peut lire, gravé sur la plaque, ce quatrain : « Connaissez-vous l’île / Au cœur de la ville / Où tout est tranquille / Eternellement ». Les vers d’Aragon se nichent dans l’oreille comme un mantra, nous les habitons, nous nous incorporons ces mots apaisés et devenus si sages, suspendus au cœur du cyclone, du mouvement perpétuel. Qui, nous ? Le peuple de « la foule malheureuse », comme dit l’envoi de Blanche en inversant le « Happy few » stendhalien. Ceux à qui les mots manquent pour dire leurs passions les demanderont à cet homme qui fut lui-même tant d’hommes (et quelques femmes !) – tant qu’il y aura des hommes, et des femmes, pour aimer, lutter et désespérer, pour chercher – éternellement ?
Laisser un commentaire