« Art » et « presse » sont-ils incompatibles ?

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22611_cesar_baldaccini César, Compression Ricard (1962)

 

Parmi les nombreuses annonces de colloques (quelle rage ont mes collègues universitaires d’en organiser autant !), j’en reçois une intitulée : « Les devenirs artistiques de l’information (Publics en résistance) », avec l’argumentaire suivant :

« Les médias généralistes participent à la valorisation de normes sociales qui peuvent ensuite être remises en cause à travers des performances tout à la fois artistiques (dessin, peinture, danse, photographie, musique…), ou exposées dans les lieux publics (sit-in, happening, graffiti, flash-mobilisations, …). L’objet de ce colloque est donc d’interroger les conditions des alternatives esthétiques et politiques à l’information, en considérant comment les auteurs de performances et les artistes questionnent les contenus et les environnements médiatiques de l’information pour les contester, ou pour prolonger différemment leurs échos. »

Cette problématique réveille en moi celle de la crise de la représentation, à laquelle j’ai consacré en 2006 sous ce titre un ouvrage. Mais contrairement aux auteurs de la proposition, je ne mettrais pas l’art en « résistance » à la société de l’information, ou au monde médiatique en général, les interactions entre ces deux domaines me semblent plus tordues, ou biaisées.

La représentation, mot trop chargé peut-être puisqu’il fonctionne également sur le versant médiatique, politique (parlementaire), artistique…, s’étend à tous nos moyens de cartographier et de contenir, de supporter, nos très variables expériences du monde. Les mises en forme de l’art ne semblent pas inégales, à cet égard, ni d’ailleurs tout-à-fait étrangères aux reportages médiatiques : une quantité palpable de réel s’infiltre pareillement, quoique différemment, sur ces deux faces de nos expressions.

Plutôt que de blâmer, avec Mallarmé, « l’universel reportage » auquel conduirait une littérature progressivement contaminée par les médias, ou avec André Breton la « déshonorante activité journalistique » où quelques poètes (Soupault, Aragon, Desnos) trouvèrent des subsides autour de 1925, il semble stimulant d’examiner la circulation et les fertilisations (ou les fascinations) croisées entre ces deux domaines : de se demander par exemple comment le fait divers a pu engendrer quelques chefs d’œuvre romanesques (Le Rouge et le noir), ou d’interroger la figure, assez représentée au XXe siècle, de l’écrivain journaliste (Aragon, Malraux, Camus pour prendre des exemples majeurs).

Longtemps, le jour impur du journaliste et la lumière quintessenciée de l’art ont paru s’exclure : l’art et l’actualité se regardaient en chiens de faïence. Pourtant, le temps long de l’élaboration artistique n’est pas incompatible avec les pressions de la presse ; mieux, c’est celle-ci avec son rythme, ses urgences, son obligatoire réalisme, qui inspira peut-être quelques esthétiques notoires de notre modernité.

La notion même d’actualité est inséparable de l’acte, qui s’oppose aux simples gestes : comment l’artiste, s’il rêve d’agir et de peser par son œuvre sur le cours du monde, ne chercherait-il pas, en empruntant à cette actualité, à s’abreuver au torrent de la vie ? La dictature de l’événement est-elle étrangère à la vogue des happenings ? L’écriture automatique n’a-t-elle rien à voir avec la montée de la photographie et, plus généralement, du paradigme indiciel de la trace et de l’empreinte ? Le présent de l’énonciation, et l’utopie d’un message en prise directe, interactive, n’ont-ils pas infiltré plusieurs avant-gardes elles-mêmes en révolte contre le différé d’une représentation distante, majestueuse et trop sage ? Le traitement de l’information ne peut-il révéler quelques formes qui agissent sur notre sensibilité (notre esthétique au sens étymologique) comme des moules ? Pourquoi ne pas interpréter nos successives crises de la représentation en art comme les contre-coups de successives percées médiatiques et médiologiques (techniques) ? Et s’il s’agit de prendre une connaissance approfondie du monde, l’information nous parviendra-t-elle mieux à la lecture du journal, ou d’un bon roman ? Le titre même du magazine Art press, très prescripteur aujourd’hui dans le champ médiatico-critique, ne propose-t-il pas un fertile oxymore ?

Ces questions, et d’autres que je n’énumère pas ici, me conduisent à proposer aux organisateurs du colloque (Université de Paris-II, juin 2015) une réflexion intitulée :

« Art et presse font-ils toujours oxymore ? »

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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