Il y a des films qui creusent en nous des cavernes, ou qui les réveillent. (Affinités de la caverne et du cinéma, nous aimons descendre, à deux de préférence, dans ces grottes climatisées pour y rêver quelques heures, les yeux et les oreilles grands ouverts ; la frontière du dedans et du dehors y devient vite floue et cette expérience nous troue, nous en sortons percés de tunnels, de géodes tapissées de reflets, d’échos.)
Comme il n’existe pas de salle obscure à moins de cinquante kilomètres du lieu de mes vacances, j’y ai emporté quelques DVD, dont La Maîtresse du lieutenant français pour le revoir. D’où vient le pouvoir de cette histoire, tirée par Karel Reisz en 1981 d’un roman de John Fowles assez différent il me semble, et qui n’a rien perdu de son enchantement trente-deux ans après sa sortie ? De l’entrelacement de deux films qui ici n’en font qu’un.
Le film enchâssé nous conte une troublante histoire d’amour ou de séduction, située dans le port anglais de Lyme en 1848, et cette histoire démarre sur une vision, véritable morceau de bravoure du cinéma intérieur, ou du fantasme : une jeune femme encapuchonnée postée au bout d’une digue y brave la mer houleuse et les vents, pour guetter le retour du (ou le point d’horizon où disparut un beau jour le) « lieutenant français ». Image séminale ou nodale, qui agit comme un déclic halluciné sur l’homme qui, l’apercevant en dangereuse posture, quitte le bras de sa fiancée pour courir lui porter secours. Toute la première intrigue se noue là, de cet homme entre ces deux femmes, la fiancée du choix convenable ou bourgeois et la créature couronnée d’embruns, tentation fatale de la sirène prompte à happer son protecteur dans la tourmente.
Les étapes de l’amour passionnel et vite déclaré qui embrase le couple d’abord improbable de Sarah avec Charles (couple « en costumes » ou première manière joué par Meryl Streep et Jeremy Irons) reposent sur deux ressorts, la pitié dangereuse que l’homme éprouve pour cette aventurière, déclassée par une première liaison qui la rejette hors du village, et le fantôme romanesque du french lover, personnage que nous ne verrons jamais, disparu derrière l’horizon ou inventé peut-être de toutes pièces par Sarah pour séduire, mais qui enflamme de son absence l’imagination de Charles comme un irrésistible attracteur mimétique : le naturaliste darwinien d’abord amateur de fossiles voudra devenir l’homme de cette femme qu’a possédée « le lieutenant français ».
A partir de là (nous n’en sommes qu’au prologue solidement planté de cette magnifique histoire), coup de théâtre : un téléphone blanc sonne à la tête d’un lit, où se trouvent réunis Jeremy Irons et Meryl Streep, nous avons sauté dans le film enchâssant, qui nous raconte le tournage du premier, et comment les personnages et l’intrigue proposés aux deux acteurs les précipitent dans une romance non moins fatale peut-être que celle du couple en costumes. Il n’est pas nécessaire de détailler ici les nombreuses péripéties, pafois parallèles, qui font se cotoyer les deux films ou histoires pareillement mimétiques ; l’amour survenu à la faveur du tournage entre Mike et Anna (par ailleurs l’un et l’autre chargés de familles) est montré comme « médiatisé » voire programmé par le premier scénario, au point que répétant une scène où Sarah doit glisser (accidentellement ?) aux pieds de Charles au cours de leurs fiévreuses rencontres, Anna glisse en blue-jeans sur le parquet et se relève en costume de Sarah dans la forêt. Magnifique montage, qui joue du vacillement des décors et des époques, si bien que le carton qui vient vers la fin du film en suspendre le cours, « Trois années après », nous laisse hésiter quelques secondes : trois années dans l’histoire de quel couple ?
Ou que, confronté au départ définitif d’Anna au dernier soir du tournage, dans le studio de maquillage où trône abandonnée sa perruque rousse, Mike fou de désir et de jalousie hurle par la fenêtre, et c’est le dernier plan du film : « Sarah » ! (Qui avait elle-même inexplicablement disparu, pour trois ans, de la vie de Charles.)
La touche de Harold Pinter, qui contribua aux dialogues, rattache ce film aux somptueuses intrigues de Losey, The Servant, Accident ou The Go-between (inoubliable Le Messager, qu’attend-on pour ressortir les Losey en salle ?) : même finesse dans l’analyse psychologique, même délicatesse à sonder les zones troubles de ceux qui se risquent à désirer et à jouer un peu au-delà des convenances… Aucun spectateur de cette Maîtresse n’a pu oublier la composition des deux protagonistes, et particulièrement de Meryl : si nous goûtons au cinéma le dédoublement de l’acteur et du personnage (comment s’y prennent-ils pour incarner tel ou telle ?), notre plaisir, ou léger vertige, ici redouble puisque chacun en interprète deux ! Mais nous nous disons aussi : quel cinéma que l’amour ! Comme on a vite fait de se prendre, pour la vie parfois, à deux ou trois images… Au fond, l’amour comme le cinéma nous compliquent l’existence, qu’ils enrichissent pareillement et c’est très bien ainsi.
Relevons encore la supériorité esthétique (psychologique, morale) évidente du film enchâssé sur l’intrigue enchâssante : l’amour gagne à être vu de loin, ou sur la digue, le cadre victorien nous fascine plus durablement que la liaison somme toute banale des deux acteurs ; ou plutôt, la fiction cinématographique et l’exotisme des costumes, de la campagne anglaise, du vieux port ou de la forêt réhaussent formidablement le jeu des sentiments. (Les deux films ont d’ailleurs deux couleurs ou lumières assez différentes, le contemporain clair et franchement exposé, le romantique plus sombre, pétri de clairs-obscurs et comme patiné.)
Demandons-nous enfin, devant la cascade des enchâssements mimétiques imaginés par Reisz ou Pinter (par Fowles déjà ?) – un premier scénario fondateur mais invérifiable et rejeté à la cantonade, la liaison fatale de Sarah et du « lieutenant français », engendre une seconde histoire, où Charles se perd (jusqu’au happy end finalement retenu par l’équipe) pour « sauver Sarah », histoire qui en engendre une troisième, la liaison (limitée au temps du tournage de La Maîtresse… ?) entre leurs interprètes Mike et Anna, et leur jeux tourmentés d’amants trompant leurs familles, dédoublés – oui demandons-nous à partir de là : et Jeremy, et Meryl « eux-mêmes », dans la vraie vie, ont-ils succombé ou résisté le temps de leur propre tournage à cette diabolique et mimétique logique du double ? Comment, d’une façon générale, les acteurs qui furent amants à l’écran s’en sortent-ils ?
Vertigineux, vraiment…
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