J’étais le lundi 6 mai dernier l’invité d’Adèle Van Reeth aux Nouveaux chemins de la connaissance, pour initier un cycle de trois romans d’amour : Aurélien d’Aragon, puis le lendemain Anna Karénine (invité Michel Aucouturier), et enfin Belle du Seigneur que je n’ai pu écouter. L’émission comportait de larges extraits du roman, bien choisis et surtout très bien lus (ce qui n’est pas toujours le cas), et une bande-son où l’on entendait du Tristan et Isolde, du piano-jazz façon Paul Denis et aussi une version assez poignante de « Il n’y a pas d’amour heureux » chantée par Nina Simone… J’ai découvert avec plaisir mon hôtesse-interlocutrice, son abattage, son professionnalisme : elle n’arrive qu’à 9 h. 50 pour un direct à 10 h., elle ne semble pas avoir préparé grand’chose et fait confiance à la relation de studio, et aux petits bobinos déjà calés, « on improvise » et en effet on se lance, sans concertation préalable. Sa parole abondante et toujours assez catégorique m’étonne : Adèle n’aime pas le chapitre XXXVI du roman, qui traite du « goût de l’absolu » par un discours de décrochement, un peu théorique ou plaqué sur l’ensemble en effet, elle trouve que ça dévoie le ton du roman qui ne s’en remettra pas, qu’on lui « explique » le personnage et que ça le tue (il s’agit de Bérénice), la preuve il ne se passe plus grand chose d’intéressant, et l’Epilogue lui déplaît particulièrement, il vient en trop, il lui semble écrit pour faire semblant de conclure…
Adèle parle vite et elle tranche, quelle pétulance ! alors qu’elle ne semble guère connaître les tenants et aboutissants de cette douloureuse et rêveuse histoire, qu’elle a dû parcourir sans la lire entièrement, mot à mot. Moi qui ai dû relire au moins dix fois ces quelques 600 pages, pour un numéro spécial de la revue Silex d’abord d’octobre 1978 (composé avec Michel Favart pour la sortie de son adaptation télévisée, tellement supérieure à celle que donnera plus tard le triste Eric-Emmanuel Schmitt), puis pour le volume III de Pléiade autour de 2002, pour le Foliothèque enfin rassemblé avec Cécile Narjoux (Gallimard 2004), j’écoute Adèle et je retiens mes arguments. Je n’avais pas spécialement préparé cette émission, j’y viens gorgé d’Aragon et d’Aurélien en particulier, mais tout de même, j’aurais aimé dire aux jeunes gens à quel point cette histoire semble écrite pour eux, pour mettre un peu de complexité ou de délicatesse dans les affaires amoureuses d’aujourd’hui, trop vite rabattues sur des « plans Q » : Aragon sans doute exagère en amour, il en fait et en déclare des tonnes, mais c’est aussi un merveilleux analyste des sentiments, des situations, et ce roman à l’intrigue apparement si mince, inframince pour ce gros volume, mieux qu’aucun autre prend le temps d’épouser et d’examiner les méandres infinis, les étayages mortifères, les égarements de l’amour du côté du narcissisme, du masochisme, de l’idéalisation et d’une mystérieuse impuissance à aimer – qui ne concerne pas que les deux protagonistes. Comme y dit crûment l’oncle Blaise, « l’important ce n’est pas les femmes avec lesquelles on couche, le chiendent c’est celles avec lesquelles on ne couche pas ! » – d’où Bérénice identifiée avec « l’enfer chez soi ».
L’intrication du désir et de la peur, d’éros avec thanatos, mais aussi les sursauts d’émerveillement et de vie qui sont la récompense immédiate du plus banal amour, qui font donc qu’il n’y a pas d’amour banal et qu’il y a sans doute, quand même, des amours heureux !…, toutes ces questions tellement intéressantes font d’Aurélien un roman merveilleusement actuel, indémodable s’il est vrai qu’il n’y a pas pour les passions de péremption, de prescription… Le monde sentimental n’avance pas au même rythme que l’histoire, le temps des passions, comme l’inconscient peut-être selon Freud, paraît zeitlos, rebelle au temps – et donc nous avons toujours de quoi lire et apprendre dans un pareil roman sur nos propres démons et sur nos abîmes, sur nos tentations et sur les solutions, parfois dérisoires et mesquines, que nous leur donnons.
J’aurai aimé, au cours de cette émission forcément trop brève, insister sur la faiblesse paradoxale des protagonistes, voire d’Aragon lui-même ; si Aurélien est sorti de la guerre « battu là, bien battu par la vie », on est toujours soi-même battu par l’amour, ou inférieur à sa sommation, et c’est donc un homme lui-même battu ou inférieur, passionné donc passif, en proie à l’identification amoureuse et dans cette mesure quelque peu féminisé ou confus quant au genre, qui écrit ce roman. Magnifique témoignage, inépuisable archive, qu’il prit le temps de rédiger en pleine guerre comme s’il n’y avait pas alors des choses plus urgentes à dire ou à faire ! Cet argument « militant », Aragon l’entendra répété contre lui à la sortie de ce roman d’abord décrié (décembre 1944), dont ne se vendirent en 1945 que 1500 exemplaires, mais comme lui-même l’oppose superbement à ses détracteurs, il y a des interpellations auxquelles il faut savoir mépriser de répondre.
Pour ma part (et nous sommes nombreux) je ne me lasse pas d’Aurélien, pas plus que des romans en général d’Aragon. Nous tiendrons cette semaine au Moulin (sa résidence de Saint-Arnoult en Yvelines, les vendredi 24 et samedi 25) un colloque sur Théâtre/Roman, son « dernier roman », où je participerai avec une conférence intitulée « Le Grand jeu ». A vrai dire, je n’aime pas beaucoup ce dernier ouvrage que je viens soigneusement de relire, je le trouve même indigne de l’homme qui a écrit Aurélien, ou La Semaine sainte et c’est un peu à mes yeux le roman de trop. Mais puisque nous allons en débattre, et que mon opinion sera minoritaire, davangage bientôt à ce sujet sur ce blog…
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