Quand on a célébré la semaine dernière la libération du plus terrible des camps de concentration, une voix officielle entendue à la télévision m’a frappé (ce n’était pas Angela Merkel, mais un personnage de haut rang en Allemagne), qui disait à peu près : « Sans Auschwitz on ne peut pas définir l’Allemagne », leurs deux noms sont désormais intimement associés… Cette remarque à première vue paradoxale étonne par sa pertinence : le pays qui a déchaîné sur l’Europe la plus grande barbarie s’est montré aussi capable, en développant sa mémoire, de ne pas l’occulter mais de transformer la Shoah en monumental mémorial, et en interrogation sur soi-même. Comme si la grandeur politique passait par la reconnaissance de l’immense blessure, à soi-même infligée en l’infligeant aux autres, ou par la méditation sur ses pires défaillances (ce que les Cambodgiens peinent à faire, malgré le sinistre procès toujours en cours, avec leur propre génocide) ; en marquant l’Allemagne au fer rouge, Auschwitz distingue cette nation entre toutes, mais de cette « distinction » celle-ci tire peut-être sa force, pourquoi ?
Je songeais à cette phrase en participant à un comité de rédaction de notre revue Médium, où nous préparons avec Régis Debray un numéro sur les récentes manifestations. Que veut dire manifester ? Autour de quoi se groupe une foule, au nom de quel opérateur symbolique d’union et d’identification ? Les foules traditionnelles, religieuses, militaires ou nationales, coagulent sous l’effet de quelque transcendance sacrée : un surplomb divin, un chef charismatique, une idée qui dépasse chacun et fait que les hommes s’obligent (qu’ils s’inclinent et, c’est le même mot, qu’ils s’entraident). L’autorité capable de mouvoir la multitude semble exiger cette transcendance ou ce plan idéal, qui courbe les hommes sous son joug.
Mes camarades du Comité remarquaient, a contrario, qu’on ne trouve rien de tel dans le slogan Je suis Charlie. Les considérables défilés du 11 janvier n’avaient pas de mots d’ordre très élevés, voire pas de mots du tout ; mais quelques noms propres, des crayons brandis, une photo qui exprimaient une compassion élémentaire, et une relation plutôt horizontale : notre mutuelle identification n’allait pas à des idoles ni à des figures de chef, la foule clamait son refus viscéral d’une barbarie capable de répondre à la satire par des tirs de mitraille, ou (au magasin Kasher) par une éruption abjecte d’antisémitisme. On peut donc se rassembler non pour acclamer une positivité ou un idéal (transcendants), ou pour conspuer un gouvernement jugé rétrograde, mais par confrontation à l’horreur d’une transcendance, si je puis dire, négative : l’abîme révélé au cœur de notre société par le double attentat, la terreur provoquée en chacun par cet effondrement paraissent, d’un seul coup et avec évidence, des chefs suffisants de groupement solidaire, ou d’empathie immédiate envers ses semblables. « Je suis Charlie » veut dire « Plus jamais ça ».
La terreur pas plus que le soleil et la mort « ne peuvent se regarder en face » (pour paraphraser La Rochefoucauld), mais sa menace ou sa découverte, dans le cas de la Shoah comme dans celui des attentats de janvier, peuvent retendre le lien social ; un nous plus fort surgit de cette épreuve négative. Une horreur sacrée contribue à galvaniser le sentiment d’appartenance.
Il est trop tôt pour connaître les retombées exactes des récents événements, et comment la méditation du trauma percole, dans l’intimité des consciences autant qu’à la tête de l’Etat. Mais un film vu la semaine dernière à Paris permet de nourrir précisément cette réflexion : Les Héritiers nous montre un établissement scolaire du Val-de-Marne dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est difficile d’y enseigner. Nous y accompagnons « Madame Gueguen » (admirable Ariane Ascaride) dans sa classe de seconde, véritable cage de fauves devant laquelle l’ancien prof de terminale que je suis se demande inévitablement comment il s’y serait pris pour faire retirer les casquettes, les écouteurs, éteindre les portables, calmer les provocations racistes ou sexuelles qui ne cessent de fuser… La frêle et souriante Ariane y parvient, comme elle réussit à enseigner tant bien que mal le programme d’histoire-géo, jusqu’au jour où elle propose tout de go à la classe de participer à un concours lancé chaque année par le Ministère, la rédaction d’un rapport ou dossier collectif. Son sujet, « Le traitement des enfants et des adolescents dans le système concentrationnaire nazi », à peine écrit au tableau soulève un tollé général, du travail supplémentaire ? Tu rêves madame, c’est pas au programme, on s’en bat les couilles, etc.
Le sujet du film (au titre par antiphrase démarqué de Passeron et Bourdieu) devient de nous montrer la conversion progressive de la classe, où domine la religion musulmane, à cet improbable projet : la naissance d’une solidarité ou d’une sympathie partagées avec les victimes de la Shoah, d’abord approchés en salle de doc, par des lectures de revues et de livres ou des recherches sur internet, jusqu’à la visite collective à Paris du mémorial de la rue Geoffroy l’Asnier. Le climax du film est atteint quand un ancien déporté de quatre-vingt cinq ans à la fragile silhouette vient dans la classe expliquer aux élèves sa propre traversée des camps, comment il a vu partir son père et mourir les siens, et par quelle chance il a survécu à la terreur. Il se trouve que ce survivant ici distribué dans son propre rôle, Léon Zyguel, vient de mourir la semaine dernière (m’apprend Antoine Spire, qui partage mon admiration pour ce film). L’identification (la terreur et la pitié selon Aristote) est alors à son comble, et plusieurs élèves laissent couler leurs larmes, comme nous-mêmes qui regardons depuis la salle. La mémoire d’Auschwitz, en se frayant un chemin jusqu’à eux, a transformé ces jeunes fauves impulsifs, privés de mots ou repliés sur leurs haines racistes, fascistes en somme, en êtres de dialogue, désormais voués à une recherche émue et capables de compassion.
On peut taxer ce film de conte de fée, critiquer sa réalisatrice Marie-Castille Mention-Schaar pour son utilisation des plans de coupe, des fondus au noir ou de la musique… Il se trouve que l’histoire est vraie, que son scénario est tiré du récit qu’un élève, Ahmed Dramé, a fait de cette aventure (Nous sommes tous des exceptions, éditions Fayard), qui joue lui-même ici ; et que cette classe-poubelle a gagné le premier prix, quel sujet de fierté et au fond d’espoir en ce sordide mois de janvier !
Debout à gauche, Malik (Ahmed Dramé)
Comment, dans une classe d’abord plus ou moins sauvage, faire advenir l’humanité ? Plusieurs films ont pris à bras le corps ce sujet, en frappant à chaque fois nos consciences : Blackboard jungle, Le Cercle des poètes disparus, L’Esquive, ou dernièrement Entre les murs pour lequel Bégaudeau fut palmé d’or à Cannes avec toute la classe… Nous a-t-on assez répété, depuis le 7 janvier, que l’école est le nœud du problème ! Ce dernier film relance avec chaleur et pertinence le débat.
Et puisque je suis sous le choc d’avoir entendu, samedi 31 janvier à 17 h sur France culture, des « écrivains » couvrir de leur mépris la mémoire d’Aragon, je profite de cette réflexion pour rappeler qu’il fut le premier à introduire dans la poésie (ou dans la langue française) le terrible nom d’Auschwitz. C’était au cours de l’été 1943, dans une page du Musée Grévin :
(…) Aux confins de Pologne existe une géhenne
Dont le nom siffle et souffle une affreuse chanson
Auschwitz Auschwitz ô syllabes sanglantes
Ici l’on vit ici l’on meurt à petit feu
On appelle cela l’exécution lente
Une part de nos cœurs y périt peu à peu (…)
Que le poète n’a-t-il dénoncé le Goulag avec la même réactivité !… Mais l’auteur de ces vers échappe tout de même d’assez haut à MM. Gérard Guégan, Dominique Fernandez ou Christophe Ono-di-Bio, qui s’efforçaient samedi contre lui de ruer.
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