Beaucoup de films ont vu le jour qui ont tenté de cadrer, ou de représenter quand même, la Shoah, Nuit et brouillard (1956) d’Alain Resnais, La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg, La Vie est belle (1993) de Roberto Benigni, Le Fils de Saul (2015) de Lazlo Nemes, que j’ai chroniqué ici même, ou dernièrement La Conférence (2022) de Matti Geschonneck… D’autres forcément viendront allonger cette liste, tellement le sujet fascine le cinéma en lui posant un défi, bien résumé dans les objections désormais célèbres, et qu’on peut trouver outrancières, de Claude Lanzmann, auteur du film-fleuve et de référence, Shoah. J’avais à Cerisy, dans le cadre de notre colloque de médiologues « Communiquer/Transmettre (juillet 2000), réalisé avec lui une séance d’entretien, publiée dans le numéro XI de nos Cahiers de médiologie. L’écho de cette discussion, particulièrement ardue, avait nourri ici un billet bien postérieur, « Représenter la Shoah ? ». Je fais tous ces rappels pour introduire à présent le film de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt, sorti cette semaine et dont les comptes-rendus occupent largement nos magazines – à juste titre car ce film, qui est loin de faire l’unanimité des critiques, opère vis-à-vis des principes posés par Lanzmann un détour, et propose un biais ou un traitement à mes yeux (et mes oreilles) extrêmement judicieux.
Ce film (tiré d’un livre de Martin Amis et Grand prix du festival de Cannes) a déjà suscité tant de commentaires qu’il n’est pas nécessaire de le raconter longuement. Jonathan Glazer a pris le parti de nous montrer la vie paisible et somme toute heureuse du commandant du camp d’Auschwitz le SS Rudolf Höss, et de sa famille dans leur maison de fonction et leur beau jardin, entourés de murs qui empêchent de voir directement comment se déroule, à moins de deux-cents mètres de leur confortable clôture, la mise en œuvre de la « solution finale ». De voir mais non d’entendre : autant la vision de l’horreur, en effet impossible à montrer, nous demeure interdite par un dispositif filmique qui laisse systématiquement hors-champ l’au-delà du mur côté camp, autant les bruits franchissent cette clôture et nous parviennent, estompés, mais pas impossibles à identifier : aboiements de chiens, cris de douleur ou supplications, claquement de coups de feu, roulements des trains, et de façon plus générale ou continue un vrombissement mécanique qui suggère l’activité 24/24 d’une industrie inédite, difficile à identifier.
Ce film particulièrement glauque, donc éprouvant, a la couleur d’un mauvais rêve ; ou plutôt, de ces rêves par lesquels nous tentons de rester endormis alors qu’une douleur lancinante, récente opération ou mal de dents, nous tire vers un pénible réveil. Le génie de cette œuvre réside largement dans sa bande-son, méticuleusement élaborée par son sound-designer Johnnie Burn, qui détaille son travail de patiente reconstitution dans une interview de Libération. Le résultat, très frappant, est de nous maintenir en état d’alerte en interprétant à tout instant notre écoute (qui déchiffre et finit par apprendre quelques sons significatifs majeurs de l’holocauste) ; tandis qu’à nos yeux, qui peut-être voudraient voir au-delà (et à la fois le craindraient), n’est concédé que le spectacle d’une vie petite-bourgeoise, platement ordinaire ; le film s’ouvre sur un bain dans la proche rivière, puis les enfants s’ébattent dans la petite piscine, jouent aux soldats de plomb sur le tapis de la chambre, tandis que les parents vaquent à des besognes apparemment tout aussi triviales : Madame donne des ordres à ses domestiques (assez nombreuses et qui ne semblent rien lui coûter), elle essaye longuement un somptueux manteau de fourrure (récupéré au « Canada » comme on nommait le dépôt des habits des déportés), son mari multiplie très administrativement les coups de téléphone, ou se rend en grand uniforme de l’autre côté du mur comme on passe au bureau… Ce couple joué (très efficacement) par Christian Friedel et Sandra Hüller est, si l’on peut dire, hallucinant de banalité : assez laids, peu flattés dans leurs façons de se mouvoir (quelle atroce coupe de cheveux sur la tête du mari, quel arrangement compliqué sur celle de sa femme, et que leurs vêtements leur vont mal, comme ils semblent empruntés, gauches dans leur relations…), tout signifie une vie en porte-à-faux dans cette maison elle-même raide, ou bien peu engageante. Au point que la mère d’Hedwig, venue pour un bref séjour qu’elle déclare d’abord enchanteur, ravie par tant de confort, ne le supporte pas longtemps et profite d’une nuit où les crématoires rougeoient au-delà de sa fenêtre pour s’enfuir.
Plusieurs scènes de malaise percent la pellicule des apparences : la désorientation du père auquel on bande les yeux pour lui offrir le kayak, la mauvaise rencontre que font les baigneurs avec un objet mal identifié (morceau de corps humain ?) sorti de la rivière, et qui pousse les enfants à un énergique lavage dans la salle de bains, jeux de ces enfants avec un chapelet d’osselets ou de dents, ou ces cendres que le jardinier venu du lager apporte dans sa brouette pour fertiliser les plates-bandes, ou enfin ces vomissements que Rudolf, seul dans les escaliers, ne peut se retenir de répandre sur les marbres… À petites touches, discrètes, un réel venu de l’enfer grondant insiste – jamais nommé, tenu à distance. Euphémisé, objet de dénégations.
Or c’est tout le sujet de ce film : non pas nous montrer la Shoah, mais nous montrer que nous ne la percevons pas, ou si mal. Nous voyons dans ce film des personnages littéralement ne pas voir, et cette carence (de discernement ou de simple humanité) nous revient en boomerang : et moi, qu’aurais-je vu, ou fait de ces maigres indices d’une horreur qui se déroulait pourtant si près ? Pire, car le film ne nous enferme pas en 1943-1944 et, comme le souligne dans sa belle interview au magazine Trois couleurs de la chaîne MK2 l’historien du nazisme Johann Chapoutot, qui fut mon collègue à l’Université Stendhal, l’actualité de ce film en effet très glauque, ou glaçant, est de mettre en scène la bonne conscience de fonctionnaires, de managers ou d’administrateurs uniquement soucieux de gestion, de « rendement » (combien de pièces nos chambres à gaz puis nos fours peuvent-ils traiter chaque jour ?) ; un type d’homme ou de « spécialiste » qui n’a pas disparu avec le Troisième Reich, mais dont celui-ci aura au contraire promu ou répandu l’espèce, qui s’épanouit dans notre capitalisme libéral et consumériste… La famille Höss ne voit rien, ou ne veut rien savoir, des atrocités qui se déroulent à deux-cents mètres ? Mais nous, que savons-nous aujourd’hui ou que voulons-nous savoir, malgré notre couverture médiatique et ces réseaux d’information dont nous sommes si fiers, de la vie quotidienne dans la bande de Gaza ? Ou à Kiev ? De ce qui pousse les migrants à franchir la Méditerranée ? Des guerres oubliées ou incompréhensibles du Soudan, du Yemen, du Mali ?…
Notre aveuglement, ou du moins notre unthoughtfulness comme disait je crois Hannah Arendt pour rendre compte du comportement d’Eichmann, notre incapacité à discerner et à réaliser, notre somnolence qui rend le mal si banal, sont-ils moindres chez nous que chez ce couple d’une si commune et répugnante laideur ?
Jonathan Glazer filme la distraction, immense sujet puisque notre capacité de distraction est infinie… L’absence de thoughtfulness chez Hedwig et Rufolf nous tend un terrible miroir, ces deux-là nous refilent un sérieux malaise !
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