Là où la mer du Nord heurte la voix humaine jaillit Jacques Brel, qui pour beaucoup d’hommes et de femmes de ma génération fut éducateur. À jamais le grand Jacques accompagne mon bachot (1960-1961), la distance difficile à réduire entre les garçons et les filles, les premiers pas de l’étudiant parisien hors de sa famille et l’orgueil des grandes espérances. Combien sommes-nous à avoir grandi à l’ombre de ses chansons, au point qu’écouter aujourd’hui Ne me quitte pas, Le Moribond ou La Fanette, c’est repasser par ses quinze, dix-sept, dix-huit ans ? On a tous en nous quelque chose de Jacques Brel.
Celui qui nous ressemble, du même coup rassemble. Qui, à part quelques Flamands agressés par son dernier disque, n’est conquis par la plupart de ses chansons ? Elles sont taillées pour relancer les rêves naturellement lyriques et colériques de l’adolescence. S’il y a dans toute chanson un germe de contagion, Brel joua de celle-ci à fond. Il fallait le voir en scène, emporté, transi par son propre chant. Celui qui n’est pas le premier traversé et malmené par sa parole n’entraînera personne. Or Brel suscitait l’enthousiasme à proportion qu’il gesticulait et se consumait au feu jailli de sa bouche ; peu de chanteurs, Piaf peut-être ? auront à ce degré confondu les planches avec un bûcher. Brel y entrait en courant, y luttait à bras-le-corps avec ses fantômes, et le public appréciait qu’il « mouille sa chemise » jusqu’à l’épuisement. Le corps de Brel en scène, ou sa voix enregistrée, enseignaient d’abord l’énergie. Il en fallut pour survivre aux trois ou quatre années de sarcasmes et de rebuffades suscités par ses premières chansons – en effet exécrables. Puis pour déposer en vingt-quatre années de carrière le chiffre impressionnant de cent quatre-vingt-douze copyrights de titres dont il fut à la fois l’auteur, le compositeur et l’interprète.
Je n’ai approché personnellement aucun des chanteurs dont il est question au fil de ces chapitres, mais Brel si ! Ce pouvait être au printemps 1963, j’étais en hypokhâgne et Brel passait à Bobino où, seul alors à l’affiche, il cachetonnait au rythme épuisant de deux matinées enchaînées chaque jour, à 14 et à 17 h. Au sortir de la première séance, qui m’avait galvanisé, j’ai rassemblé mon courage pour aller frapper à sa loge : « Impossible maintenant », me répondit dans la porte entrebâillée sa tête hirsute, sortie de la douche, venez une autre fois ! Ce que je fis, non sans dures tergiversations, la semaine suivante. « Ah c’est vous ? » Et avec un soupir il me laissa entrer.
Je m’incruste rarement auprès des gens, je n’aime pas me sentir indésirable. Mais sur ce coup-là, j’étais bien décidé à en profiter quitte à jouer les fâcheux : une heure dans sa loge, jusqu’au prochain lever de rideau ! Jojo, dont j’ai su plus tard le prénom, vaquait dans cet exigu cagibis à diverses tâches domestiques tandis que lui vidait goulûment sous mes yeux plusieurs bouteilles d’eau minérale, tout en se séchant. Ai-je eu avec Brel, durant cette heure qui passa si vite, une vraie conversation ? C’est lui qui l’alimentait, en jetant au gamin que j’étais, paralysé par le trac, quelques déclarations bien senties ; il lisait ces jours-là Giono, La Bataille de Pavie, dont le livre traînait sur la table (pour le film Un Roi sans divertissement de François Leterrier quelques années plus tard, c’est lui qui composera la chanson d’ouverture, alors que Giono lui-même avait sollicité Brassens qui se décommanda). « Mes futures chansons ? Je n’ai plus le temps, je me réfugie aux chiotte pour écrire, sur le papier-toilette »… « Je perds deux litres d’eau par spectacle, une étape de tour de France ! » Ou encore cette phrase qui m’a longtemps poursuivi, décochée pour effarer un peu plus l’hypokhâgneux transi, « Je préfère travailler avec mes couilles qu’avec mon cerveau ! ».
Rempli de sa voix chaude, légèrement railleuse, je sortis groggy de cette rencontre qui en était à peine une ; sur le trottoir inondé de soleil rue de la Gaîté, une jeune femme l’attendait en poussant un landau.
Brel eut le rare talent de transformer en mythe sa vie, ou ses vies successives, au point que chaque étape de sa tumultueuse carrière fait fortement image, les années-galère de l’exil parisien, le nombre record des tournées et concerts accumulés quand le succès l’emporte, sa décision de quitter la scène en pleine gloire, sa passion du voilier, de l’avion, l’Homme de la Mancha, ses tentatives cinématographiques devant et derrière la caméra, sa retraite aux Marquises, sa mort enfin à moins de cinquante ans par cancer du poumon… Avec un amour oral, celui qui détruit ce qu’il aime, Brel dévora sa vie à pleines dents, comme il aima et rejeta une succession de femmes, inséparables sans doute de ses plus touchantes créations (Marieke, les Biches, Mathilde, la Fanette, la Chanson des vieux amants, Orly…). En un mot, il nous enseigna d’abord à ne pas marchander nos passions.
Sur ses femmes – à commencer par Miche la mère de ses trois filles – comme sur son public, Brel régna par l’absence. Sa retraite aux Marquises couronne une série de ruptures, où l’on peut lire chaque fois la relance du désir et d’un nouveau rapt : Brel quitta Bruxelles où il avait pourtant son foyer, il déserta (assez inexplicablement) la scène, et pour finir l’Europe… Cet errant magnifique professait qu’on est toujours seul, surtout devant une femme ; et cette posture romantique teintée de misogynie, voire de misanthropie, avait tout pour plaire à l’adolescent qui sommeille, et ne demande qu’à se réveiller, en tout homme fait par son travail, sa famille ou ses douces habitudes.
L’appel du mythe incarné par Brel se résume avec une netteté particulière dans le rôle du Quichotte, qu’il n’eut pas de mal à décrocher auprès des promoteurs américains de la comédie musicale L’Homme de la Mancha ; la folie chevaleresque lui allait comme un gant, et Brel accéda sans doute à une culmination de son être dans l’épuisante tirade finale intitulée La Quête (« Rêver un impossible rêve… »), dont les paroles et la mélodie, pour primaires qu’elles soient, n’en font pas moins passer un frisson sur les existences engourdies.
À ce stéréotype intemporel d’un Quichotte revu et nettoyé par la culture de masse, mais dont Brel sut tirer une figure ardente, il est permis de préférer dans son œuvre d’autres chansons par lesquelles Jacques, avec des prévenances de grand frère, sut accompagner les âges de nos existences. On cueille au fil de ces presque deux-cents titres un guide, ou un mode d’emploi, pour différentes saisons ou passions de la vie, de la naissance (Isabelle) à la mort (Le Moribond, Les Vieux, J’arrive, ou Vieillir). Plusieurs n’offrent que des tableaux cocasses ou crayonnés d’un trait gras, À jeun, Les Bonbons ou Les Bourgeois relèvent de la saynète, écrite pour le corps dansant de l’interprète qui s’y donnait à fond, « il faut bien que le corps exulte… ». Mais d’autres chansons, infiniment plus délicates, traitent de situations dont les protagonistes accèdent à une sorte de réconciliation ou de pardon des offenses (Le Moribond, La Chanson des vieux amants, Regarde bien petit…). D’autres encore, inspirées par le sentiment de la nature, dilatent le chant à la taille du paysage et mêlent la voix aux bifurcations du plein vent, Le Plat pays (devenu véritable hymne national), Mon Père disait ou Les Marquises… C’est le moment de remarquer que Brel gagna son universalité sans renier ses racines mais en s’affrontant à des lieux rigoureusement situés, à commencer par Bruxelles et ces Flandres haïes et adorées jusque dans les paroles flamandes éparses dans ses textes.
(à suivre)
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