Samedi soir 29, au restaurant Les Arcades de Grenoble, Thierry Bayle le « cuisinier en chanteur » donnait, après y avoir interprété Reggiani, Ferrat ou Aznavour, une soirée consacrée à Jacques Brel. Malgré la difficulté de relever un pareil défi, la prestation fut émouvante, tellement l’œuvre ou le fantôme de Brel nous hantent, nous habitent ; une semaine après le tour de chant de Souchon, il était plaisant de confronter ces deux figures, et de mesurer de l’une à l’autre le chemin parcouru sur la voie de « la chanson française », appelée aussi chanson à texte…
Parmi tous les chanteurs qui ont bercé ma génération, je voue un culte particulier à la mémoire de Jacques Brel, qui avec Ferré fit passer dans la chanson française un grand souffle, qu’on ne trouve pas au même degré chez d’autres (comme Brassens ou Béart). Brassens chanta l’amour avec gaillardise ou délicatesse, sans jamais en faire un drame, et il s’oppose par là (au moins pour moi) à un Brel, ou un Leonard Cohen ; son registre demeure celui du sourire et d’une provocation convenue, vite assimilée. À cette veine de la gentillesse – Trenet, Béart, Brassens pour citer les plus grands – d’autres ont opposé une respiration tragique ou un humour plus dérangeant ; avec Léo Ferré, Serge Gainsbourg ou déjà Boris Vian, il est arrivé que la chanson morde.
« (…) Ni gris ni vert, ni gris ni vert
Comme à Ostende et comme partout
Quand sur la ville tombe la pluie
Et qu’on s’demande si c’est utile
Et puis surtout si ça vaut l’coup
Si ça vaut l’coup d’vivre sa vie (…) ».
On entend remuer dans Ferré quelque chose d’immense ou qui nous soulève, une revendication démesurée donc anarchique dans son principe. Comme à Ostende (musique de Léo Ferré, paroles de Jean-Roger Caussimon) est une chanson conçue face à la mer, et qui l’affronte. Il passe dans la voix ou la provocation de Ferré du bruit et de la fureur, de la gouaille, des sarcasmes, façon de mettre à plus haut prix les poignants moments de sensualité et de tendresse que le chanteur arrache à ses propres tempêtes ; on sent qu’avec Ferré la chanson n’est pas à l’abri du monde ni de l’histoire, qu’elle se coltine un réel qui devrait la détruire, contre lequel elle ruse et fuse malgré tout, qu’elle fait avec – comme fit de son côté l’écriture d’Aragon, qui ne rencontra pas le piano de Léo par hasard. Ces deux-là n’hésitèrent pas à descendre dans la mêlée, et en tirèrent des accords inouïs.
Les compositeurs-interprètes qui m’importent le plus se tiennent sur cette digue du chant, au point où les déferlantes du flot extérieur et la mer intérieure de la vocifération s’équilibrent ; de même au concert, sur le promontoire des planches, la voix soutenue par les timbres rugissants de l’orchestre contient la foule qui bat et s’éclate au pied de l’estrade. De quelles façons endiguer la vague, comment avec le chant épouser ses turbulences ?
Là où la mer du Nord heurte la voix humaine jaillit Jacques Brel, qui pour beaucoup d’hommes et de femmes de ma génération fut éducateur. À jamais le grand Jacques accompagne mon bachot (1960-1961), la distance difficile à réduire entre les garçons et les filles, les premiers pas de l’étudiant parisien hors de sa famille et l’orgueil des grandes espérances. Combien sommes-nous à avoir grandi à l’ombre de ses chansons, au point qu’écouter aujourd’hui Ne me quitte pas, Le Moribond ou La Fanette, c’est repasser par ses quinze, dix-sept, dix-huit ans ? On a tous en nous quelque chose de Jacques Brel.
Celui qui nous ressemble, du même coup rassemble. Qui, à part quelques Flamands agressés par son dernier disque, n’est conquis par la plupart de ses chansons ? Elles sont taillées pour relancer les rêves naturellement lyriques et colériques de l’adolescence. S’il y a dans toute chanson un germe de contagion, Brel joua de celle-ci à fond. Il fallait le voir en scène, emporté, transi par son propre chant. Celui qui n’est pas le premier traversé et malmené, troué par sa parole n’entraînera personne. Or Brel suscitait l’enthousiasme à proportion qu’il gesticulait et se consumait au feu jailli de sa bouche ; peu de chanteurs, Piaf peut-être ? auront à ce degré confondu les planches avec un bûcher. Brel y entrait en bondissant, il y luttait à bras-le-corps avec ses fantômes, et le public adorait qu’il « mouille sa chemise » jusqu’à l’épuisement. Le corps de Brel en scène, ou sa voix enregistrée, enseignaient d’abord l’énergie. Il en fallut pour survivre aux trois ou quatre années de sarcasmes et de rebuffades suscités par ses premières chansons – dont quelques-unes en effet exécrables. Puis pour déposer en vingt-quatre années de carrière le chiffre impressionnant de cent quatre-vingt-douze copyrights de titres dont il fut à la fois l’auteur, le compositeur et l’interprète.
J’ai connu Brel personnellement ! Ce pouvait être au printemps 1963, j’étais en hypokhâgne et lui passait à Bobino où, seul alors à l’affiche, il cachetonnait au rythme épuisant de deux matinées enchaînées chaque jour, à 14 et à 17 h. Au sortir de la première séance, qui m’avait galvanisé, j’ai rassemblé mon courage pour aller frapper à sa loge : « Impossible maintenant », me répondit dans la porte entrebâillée sa tête hirsute, sortie de la douche, venez une autre fois ! Ce que je fis, non sans longues tergiversations, la semaine suivante. « Ah c’est vous ? » Et avec un soupir il me laissa entrer.
Je m’incruste rarement auprès des gens, n’aimant pas me sentir indésirable. Mais sur ce coup-là, j’étais bien décidé à en profiter quitte à jouer les fâcheux, les crampons : une heure en tête-à-tête dans sa loge, jusqu’au prochain lever de rideau ! Jojo, dont j’ai su plus tard le prénom, vaquait dans cet exigu cagibis à diverses tâches domestiques tandis que lui vidait goulûment sous mes yeux plusieurs bouteilles d’eau minérale, tout en se séchant. Ai-je eu avec Brel, durant cette heure qui passa si vite, une vraie conversation ? C’est lui qui l’alimentait, en jetant au gamin que j’étais, paralysé par le trac, quelques déclarations bien senties ; il lisait ces jours-là Giono, La Bataille de Pavie, dont le livre traînait sur la table (pour le film Un Roi sans divertissement de François Leterrier quelques années plus tard, c’est lui qui composera la chanson d’ouverture, « Pourquoi faut-il que les hommes s’ennuient », alors que Giono lui-même avait sollicité Brassens qui se décommanda). « Mes futures chansons ? Je n’ai plus le temps, je me réfugie aux chiottes pour les écrire, sur le papier-toilette »… « Je perds deux litres d’eau par spectacle, plus qu’une étape du tour de France ! » Ou encore cette phrase qui m’a longtemps poursuivi, décochée pour effarer un peu plus l’hypokhâgneux transi, « Je préfère travailler avec mes couilles qu’avec mon cerveau ! ».
Empli de sa voix chaude, légèrement railleuse, je sortis groggy de cette rencontre qui en était à peine une ; sur le trottoir rue de la Gaîté inondé de soleil, une jeune femme l’attendait en poussant un landau.
Brel eut le rare talent de transformer en mythe sa vie, ou ses vies successives, au point que chaque étape de sa tumultueuse carrière fait fortement image, les années-galère de l’exil parisien, le nombre record des tournées et concerts accumulés quand le succès l’emporte, sa décision de quitter la scène en pleine gloire, sa passion du voilier, de l’avion, l’Homme de la Mancha, ses tentatives cinématographiques devant et derrière la caméra, sa retraite aux Marquises, sa mort enfin à moins de cinquante ans par cancer du poumon… Avec un amour oral, celui qui détruit ce qu’il aime, Brel dévora sa vie à pleines dents, comme il aima et rejeta une succession de femmes, inséparables sans doute de ses plus touchantes créations (Marieke, Ne me quitte pas, Les Biches, Mathilde, la Fanette, la Chanson des vieux amants, Orly…). En un mot, il nous enseigna d’abord à ne pas marchander nos passions.
Sur ses femmes – à commencer par Miche la mère de ses trois filles – comme sur son public, Brel régna par l’absence. Sa retraite aux Marquises couronne une série de ruptures, où l’on peut lire chaque fois la relance du désir et d’un nouveau rapt :
Brel quitta Bruxelles où il avait pourtant son foyer, il déserta (assez inexplicablement) la scène, et pour finir l’Europe… Cet errant magnifique professait qu’on est toujours seul, surtout devant une femme ; et cette posture romantique teintée de misogynie, voire de misanthropie, avait tout pour plaire à l’adolescent qui sommeille, et ne demande qu’à se réveiller, en tout homme fait par son travail, sa famille ou ses douces habitudes.
(à suivre)
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