L’appel du mythe incarné par Brel se résume avec une netteté particulière dans le rôle du Quichotte, qu’il n’eut pas de mal à décrocher auprès des promoteurs américains de la comédie musicale L’Homme de la Mancha ; la folie chevaleresque lui allait comme un gant, et Brel accéda sans doute à une culmination de son être dans l’épuisante tirade finale intitulée La Quête (« Rêver un impossible rêve… »), dont les paroles et la mélodie, pour primaires qu’elles soient, n’en font pas moins passer un frisson sur les existences engourdies.
À ce stéréotype intemporel d’un Quichotte revu et nettoyé par la culture de masse, mais dont Brel sut tirer une figure flamboyante, il est permis de préférer dans son œuvre d’autres chansons par lesquelles Jacques, avec des prévenances de grand frère, sut accompagner les âges de nos existences. On cueille au fil de ces presque deux-cents titres un guide, ou un mode d’emploi, pour différentes saisons ou passions de la vie, de la naissance (Isabelle) à la mort (Le Moribond, Les Vieux, J’arrive, ou Vieillir). Plusieurs n’offrent que des tableaux cocasses ou crayonnés d’un trait gras, À jeun, Les Bonbons ou Les Bourgeois relèvent de la saynète, écrite pour le corps dansant de l’interprète qui s’y donnait à fond, « il faut bien que le corps exulte… ». Mais d’autres chansons, infiniment plus délicates, traitent de situations dont les protagonistes accèdent à une sorte de réconciliation ou de pardon des offenses (Le Moribond, La Chanson des vieux amants, Regarde bien petit…). D’autres encore, inspirées par le sentiment de la nature, dilatent le chant à la taille du paysage et mêlent la voix aux bifurcations du plein vent, Le Plat pays (devenu véritable hymne national), Mon Père disait ou Les Marquises… C’est le moment de remarquer que Brel gagna son universalité sans renier ses racines mais en s’affrontant à des lieux rigoureusement situés, à commencer par Bruxelles et ces Flandres haïes et adorées jusque dans les paroles flamandes éparses dans ses textes.
Un même disque alterne la truculence d’une kermesse breughelienne (La Bière) avec le sentiment récurrent et partout chez soi de l’ennui (L’Eclusier). En enchaînant la dépression à la jubilation maniaque, ces deux titres se contestent et s’expliquent l’un par l’autre. Mais c’est dans les chansons en demi-teintes, indécises et qui sinuent entre plusieurs interrogations morales, que Brel nous touche le mieux : Le Bon Dieu, Fils de, Jojo, Voir un ami pleurer…, ces chansons vouées à l’amitié et à la fidélité méditent sur une condition qui englobe le chanteur et ses multiples auditeurs. Car Brel nous enchante autant par ses méditations murmurées que par sa puissance d’invective. Mais nous savons aussi combien, dans le registre du rugissant, il se montra irrésistible, particulièrement quand il cède au principe d’accumulation ou à une accélération vertigineuse : La Valse à mille temps, Amsterdam, Le Gaz ou Vesoul sont des titres soûlants au premier degré, traversés par un tourbillon ascendant où un chant dévorant s’éclate, et emporte l’adhésion par la performance physique (une partie du succès de Piaf ou de Boby Lapointe doit également à cette dépense verbale et au volume du débit).
L’homme qui excellait dans l’hystérie des planches, et qui toucha son public par l’orfèvrerie minutieuse d’une chanson-saynète autant que par l’expression torrentielle d’une affectivité ravageuse, déçoit largement dans les entretiens recueillis en abondance par les radios et les télévisions. Brel n’était pas un intellectuel et ses prises de paroles s’en ressentent ! Il préférait au dialogue et à l’élaboration d’une pensée juste les provocations et les pirouettes, ses réponses visaient la boutade, les coups de gueule, de bluff ou de cœur. Ce travers déborde d’ailleurs sur plusieurs chansons, carrément engueulatoires (Les F…), ou d’une misogynie qui paraît aujourd’hui affligeante. L’essor de Brel était contemporain des premières luttes féministes, mais sa formation et sa sensibilité au lieu de le porter dans ce sens le poussaient à une crispation macho, ou à des propos de chambre de garçons. L’amour éthéré des premières chansons fit place, au fil des suivantes, à des diatribes outrancières (Les Remparts de Varsovie) ; les femmes, comme les Flamands, lui auront servi à dramatiser l’existence, il les cherchait aux deux sens de ce mot. Ce qui n’exclut nullement des réserves de tendresse infinie (Ne me quitte pas, Mathilde, Marieke, Le Prochain amour, La Chanson des vieux amants, Orly…), par lesquelles il rappela aux hommes leur propre féminité, et capta charnellement son public féminin qui put se sentir mieux compris, et conquis, par ce père lointain et cet amant volage que par d’autres chanteurs autrement plus corrects.
Nous soupçonnons au cœur de toute chanson l’ombre d’une tromperie, à laquelle Brel se montra sensible et qui motiva peut-être ce qui demeure la grande énigme de cette vie flamboyante, son départ de la scène en 1967. Lui-même exprima bien des doutes sur son art, dans des propos notamment rapportés par Olivier Todd (Jacques Brel, une vie, Robert Laffont 1984) : la chanson exagère, elle hisse le chanteur et son public à des pics d’enthousiasme mais cette ivresse ne débouche sur rien, elle court-circuite le réel en lui substituant un corps, des mots ou des relations momentanément plus tangibles, mais il faut tôt ou tard déchanter…
Plusieurs titres de Brel mettent en scène cet emportement, cet aveuglement par le chant : dans Madeleine, dans Knokke-le-Zoute tango, la dernière strophe fantasme ou accomplit ce que barraient les précédentes, la surenchère jubilatoire du chant repousse le principe de réalité, et finit par le supplanter. Ce sursaut d’un désir malgré tout, quand il se chante, évoque d’autres preuves-par-le-chant amoureux, religieux ou révolutionnaire, et nous rappelle que le corps individuel et collectif a besoin de se projeter, de s’incarner dans le miroir auditif des chansons. Pour avoir promené sur nos vies ce miroir, Jacques Brel aura mérité au-delà de tout marchandage notre reconnaissance. Nos chansons comme nos amours étendent dans nos vies la part de ce qui chante. Ceux qui ont la chance de rencontrer et de suivre un pareil bienfaiteur « abandonnent aux chiens l’exploit de le(s) juger ».
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