Avec Jacques Brel (2)

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L’appel du mythe incarné par Brel se résume avec une netteté particulière  dans le rôle du Quichotte, qu’il n’eut pas de mal à décrocher auprès des promoteurs américains de la comédie musicale L’Homme de la Mancha ; la folie chevaleresque lui allait comme un gant, et Brel accéda sans doute à une culmination de son être dans l’épuisante tirade finale intitulée La Quête (« Rêver un impossible rêve… »), dont les paroles et la mélodie, pour primaires qu’elles soient, n’en font pas moins passer un frisson sur les existences engourdies.

À ce stéréotype intemporel d’un Quichotte revu et nettoyé par la culture de masse, mais dont Brel sut tirer une figure flamboyante, il est permis de préférer dans son œuvre d’autres chansons par lesquelles Jacques, avec des prévenances de grand frère, sut accompagner les âges de nos existences. On cueille au fil de ces presque deux-cents titres un guide, ou un mode d’emploi, pour différentes saisons ou passions de la vie, de la naissance (Isabelle) à la mort (Le Moribond, Les Vieux, J’arrive, ou Vieillir). Plusieurs n’offrent que des tableaux cocasses ou crayonnés d’un trait gras, À jeun, Les Bonbons ou Les Bourgeois relèvent de la saynète, écrite pour le corps dansant de l’interprète qui s’y donnait à fond, « il faut bien que le corps exulte… ». Mais d’autres chansons, infiniment plus délicates, traitent de situations dont les protagonistes accèdent à une sorte de réconciliation ou de pardon des offenses (Le Moribond, La Chanson des vieux amants, Regarde bien petit…). D’autres encore, inspirées par le sentiment de la nature, dilatent le chant à la taille du paysage et mêlent la voix aux bifurcations du plein vent, Le Plat pays (devenu véritable hymne national), Mon Père disait ou Les Marquises… C’est le moment de remarquer que Brel gagna son universalité sans renier ses racines mais en s’affrontant à des lieux rigoureusement situés, à commencer par Bruxelles et ces Flandres haïes et adorées jusque dans les paroles flamandes éparses dans ses textes.

Un même disque alterne la truculence d’une kermesse breughelienne (La Bière) avec le sentiment récurrent et partout chez soi de l’ennui (L’Eclusier). En enchaînant la dépression à la jubilation maniaque, ces deux titres se contestent et s’expliquent l’un par l’autre. Mais c’est dans les chansons en demi-teintes, indécises et qui sinuent entre plusieurs interrogations morales, que Brel nous touche le mieux : Le Bon Dieu, Fils de, Jojo, Voir un ami pleurer…, ces chansons vouées à l’amitié et à la fidélité méditent sur une condition qui englobe le chanteur et ses multiples auditeurs. Car Brel nous enchante autant par ses méditations murmurées que par sa puissance d’invective. Mais nous savons aussi combien, dans le registre du rugissant, il se montra irrésistible, particulièrement quand il cède au principe d’accumulation  ou à une accélération vertigineuse : La Valse à mille temps, Amsterdam, Le Gaz ou Vesoul sont des titres soûlants au premier degré, traversés par un tourbillon ascendant où un chant dévorant s’éclate, et emporte l’adhésion par la performance physique (une partie du succès de Piaf ou de Boby Lapointe doit également à cette dépense verbale et au volume du débit).

L’homme qui excellait dans l’hystérie des planches, et qui toucha son public par l’orfèvrerie minutieuse d’une chanson-saynète autant que par l’expression torrentielle d’une affectivité ravageuse, déçoit largement dans les entretiens recueillis en abondance par les radios et les télévisions. Brel n’était pas un intellectuel et ses prises de paroles s’en ressentent ! Il préférait au dialogue et à l’élaboration d’une pensée juste les provocations et les pirouettes, ses réponses visaient la boutade, les coups de gueule, de bluff ou de cœur. Ce travers déborde d’ailleurs sur plusieurs chansons, carrément engueulatoires (Les F…), ou d’une misogynie qui paraît aujourd’hui affligeante. L’essor de Brel était contemporain des premières luttes féministes, mais sa formation et sa sensibilité au lieu de le porter dans ce sens le poussaient à une crispation macho, ou à des propos de chambre de garçons. L’amour éthéré des premières chansons fit place, au fil des suivantes, à des diatribes outrancières (Les Remparts de Varsovie) ; les femmes, comme les Flamands, lui auront servi à dramatiser l’existence, il les cherchait aux deux sens de ce mot. Ce qui n’exclut nullement des réserves de tendresse infinie (Ne me quitte pas, Mathilde, Marieke, Le Prochain amour, La Chanson des vieux amants, Orly…), par lesquelles il rappela aux hommes leur propre féminité, et capta charnellement son public féminin qui put se sentir mieux compris, et conquis, par ce père lointain et cet amant volage que par d’autres chanteurs autrement plus corrects.

Nous soupçonnons au cœur de toute chanson l’ombre d’une tromperie, à laquelle Brel se montra sensible et qui motiva peut-être ce qui demeure la grande énigme de cette vie flamboyante, son départ de la scène en 1967. Lui-même exprima bien des doutes sur son art, dans des propos notamment rapportés par Olivier Todd (Jacques Brel, une vie, Robert Laffont 1984) : la chanson exagère, elle hisse le chanteur et son public à des pics d’enthousiasme mais cette ivresse ne débouche sur rien, elle court-circuite le réel en lui substituant un corps, des mots ou des relations momentanément plus tangibles, mais il faut tôt ou tard déchanter…

Plusieurs titres de Brel mettent en scène cet emportement, cet aveuglement par le chant : dans Madeleine, dans Knokke-le-Zoute tango, la dernière strophe fantasme ou accomplit ce que barraient les précédentes, la surenchère jubilatoire du chant repousse le principe de réalité, et finit par le supplanter. Ce sursaut d’un désir malgré tout, quand il se chante, évoque d’autres preuves-par-le-chant amoureux, religieux ou révolutionnaire, et nous rappelle que le corps individuel et collectif a besoin de se projeter, de s’incarner dans le miroir auditif des chansons. Pour avoir promené sur nos vies ce miroir, Jacques Brel aura mérité au-delà de tout marchandage notre reconnaissance. Nos chansons comme nos amours étendent dans nos vies la part de ce qui chante. Ceux qui ont la chance de rencontrer et de suivre un pareil bienfaiteur « abandonnent aux chiens l’exploit de le(s) juger ».

4 réponses à “Avec Jacques Brel (2)”

  1. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Les blogs, cher Daniel , ont pris un coup d’accélérateur, comme la fin de certaines chansons de l’Ami Brel, et j’ai peine à suivre!

    Je préfère m’abstenir de commentaires sur le thème du dernier, hautement inflammable, que ce soit sur les « boucles d’amis » ou sur cette belle plateforme, il s’inscrit hélas dans un climat global Français où le débat fait le plus souvent fi des nuances et se rue vers la manichéisme. Not for me…

    Me voilà tellement plus encline à évoquer le bouillant Brel, puissant et attachant à la fois, qui a jalonné nos vies. Merci Daniel d’y avoir consacré deux textes incitateurs.

    En marge de Souchon, à propos de la créativité de la langue, j’avais moi- même bifurqué vers le grand Brel, qui à mes yeux (et mes oreilles) est à l’égale de Piaf tant dans sa portée dramatique que dans ses sentiments délicats et intimes.

    Quand tu évoques à son propos « la truculence d’une kermesse breughelienne » , son universalité qui ne renie pas ses racines, son ode à la nature aussi, je l’ai toujours ressenti aussi. Une incroyable continuité à travers les siècles et malgré les exils successifs se dégage entre Breuegel l’Ancien et notre chanteur-compositeur. Le vieux Flamand dont les sujets majeurs étaient non pas les thèmes religieux mais les mœurs rustiques, les scènes villageoises, les ripailles, les danses, les amours et noces champêtres, les kermesses où il s’introduisait costumé et caché, pour mieux peindre et croquer dans le vif les personnages. Que ce soit dans Les Proverbes Flamands (scène Mettre des bâtons dans les roues par ex.) , Le Monde Renversé, ou La Chute des Anges Rebelles, nous découvrons tout un monde de petits personnages agités, voire des créatures plus ou moins monstrueuses déchues, peints avec un regard ironique, moqueur, voire sarcastique, et très poétique tout à la fois. Sur fond de paysages réels ou imaginaires. Sans compter ces odes au paysage flamand en premier thème où se mêlent l’onirique et le mythe. Ces rêveurs qui changent le monde…

    C’est pourquoi les rugissements du chanteur en colère ou sarcastique, je les comprends et les vis dans ce flux de continuité et ils m’impactent autant que ses vers murmurés, plus intimes.
    Pour esquisser une autre comparaison, Brel est en quelque sorte le Vyssotski occidental. Les personnages sont de véritables tempéraments, des Caractères à la Bruyère, à prendre dans leur entièreté contrastée. De la voix de Vladimir Vyssotski, surnommé, Volodia, on disait qu’elle était « le cri de l’âme ». Cet écorché vif, chanteur-compositeur. comédien, acteur, au « vol arrêté », écrira Marina Vlady, grilla sa vie comme Brel. Éternel révolté, subversif, à la voix rocailleuse. (Ses rrrrrrr rugissants) ,il chantait aussi l’amour, la passion, l’amitié., la délicatesse, et puis les marins, le peuple, une vraie fresque sociale. Y’a lyoublyou y’a zhivou: j’aime donc je vis! Un exilé comme Brel, qui ne pouvait oublier sa Russie. Lui le clandestin en chansons dans son propre pays eût un million d’âmes derrière son cercueil. Une exaltation populaire comme pour Brel….

    Des tempéraments, des voix, des mises à nu d’écorchés, et des trésors de tendresse aussi, à prendre tels quels, en bloc, avec leurs paquets de défauts et de failles. Ou à rejeter aussi….Chez ces volcans, allumés ou en veille, point de ces qualités d’intellectuels pondérés, mais plutôt des boutades, des pirouettes, des éructations ou des borborygmes …

    Brel l’occidental brillait par son humour ravageur, plus que Vyssotski l’oriental, trop englué dans les tourments de son pays. Et Les Remparts de Varsovie du premier déclenche pour moi à chaque fois une hilarité jubilante: Madame promène ..,l’été/ son spleen/ son cheveu / ses cuites … on sent le compte réglé plus que le machisme peut-être, et avec un sacré panache grotesque !

    Il mouilla sa chemise tel un chef d’orchestre perdant deux litres à chaque concert . Et sa présence .sa gestuelle, sa danse corporelle, sa générosité d’âme, et surtout sa voix vont résonner longtemps longtemps après que le poète ait disparu ..,,

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Tes deux « commentaires » successifs à mes billets sur Souchon et Brel enrichissent, prolongent,complètent mes propres observations, ou sentiments, merci chère Anetchka de cette proximité, ou de cette complicité : le mot n’est pas trop fort quand nous admirons ensemble un chanteur… Et je m’étonne qu’on n’en dise pas plus sur ces bienfaiteurs, ces « enchanteurs » dont j’essaie ici de parler. Oui, oublions Marine et ses misérables calculs électoraux, pour nous tourner vers ce qui compte, vers ce qui reste vraiment, et qui mérite entre nous de durer, la vague ou l’onde de choc de certaines voix qui nous ont façonnés – à commencer par le plus grand, Leonard Cohen. J’espère tirer de tout ceci un jour un petit livre, j’essaierai !

  2. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Oui cher Daniel, la caravane des tourments politiques passera – j’espère qu’on ne trépassera pas avec. Et resteront les voix de la liberté, la vraie, pas celle brandie à tort et travers par le tout venant, mais les voix profondes qui nous portent haut , nous font vibrer, trembler, rire, pleurer, partager en complicité de « frères humains »….
    Je m’étonne moi aussi que ces sonorités salvatrices n’aient pas plus d’échos …
    Bonne idée qu’un jour tous ces écrits se cristallisent en livre…

  3. Avatar de Aurore
    Aurore

    Quand la musique masque la solitude, où trouver ce qui sauve…le réel ?

    Il y a cinquante et un an, un poète au sommet de l’État, s’en est allé…

    Ses leçons sont une référence pour le président de l’association des maires de France qui en a fait un bel ouvrage.

    Il est mentionné deux fois dans le livre d’Olivier Todd « Jacques Brel, Une vie »

    Le chanteur-enchanteur ne fait pas tout…Il est déchiré et déchirant. Stone, le monde est stone, et le nœud gordien des problèmes humains n’est toujours pas tranché…

    Points de suspension…Trous de l’âme disait L-F Céline.

    Aurore, la caissière

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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