Mon petit-fils Gaspard, en prépa scientifique au lycée Masséna de Nice, me demande de l’aider dans son programme de français, rassemblé cette année sous le titre « La force de vivre » et basé sur trois textes, Les Contemplations de Hugo (livre IV et V), Le Gai savoir de Nietzsche (livre IV), et La Supplication (1997) de Svetlana Alexievitch, auteur ensuite du très remarqué La Fin de l’homme rouge et qui reçut en 2015 le prix Nobel de littérature.
Beau programme, heureux taupins ! Car cette « question » ainsi inscrite au fronton de vos études n’est pas un sujet parmi d’autres, et pourra après celles-ci vous servir sur un plan plus personnel, comme je vais essayer ici de le développer un peu. Ce blog a déjà largement traité du verbe vivre, en compagnie de François Jullien, de François Galichet (Qu’est-ce qu’une vie accomplie ?) mais aussi de Baptiste Morizot et ses Manières d’être vivants (ouvrage commenté ici en trois billets successifs). L’énigme de vivre n’est pas qu’une (belle) question de cours, elle peut concerner chacun, pour peu qu’on s’arrête, un instant, à cette évidence « Je suis vivant », et qu’on s’en étonne un peu. Qu’est-ce que vivre ? Quand vivons-nous vraiment ? Et, pour commencer, cette archi-activité (celle qui contient et dépasse toutes les autres) se laisse-t-elle replier dans une tranquille définition ? Laquelle proposeriez-vous ?
Une première remarque à faire est que la vie, notre vie n’a rien de tranquille. Et qu’elle est soutenue, en effet, par la force que nous lui consacrons, très inégale selon les moments, mais toujours caractéristique de notre niveau de vie : une existence pépère, où si peu arrive en termes d’événements ou de tâches, mérite à peine le nom de vie ; les vies enlisées, prisonnières des répétitions ou des habitudes, ne sont un modèle pour personne. Il y a des vies pleines à craquer, grosses de passions, de luttes, de créations, de renouvellements contre les autres et contre soi-même, et d’autres si pauvres en péripéties, en inventions et comme tracées d’avance !
La vie est donc bien une question de force, plus on y verse d’énergie et plus on est vivant. Ou, comme la définit le médecin et physiologiste Xavier Bichat dans une célèbre formule qui nous servira ici de départ, « la vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Question de force donc en chacun, et plus précisément de résistance – nous retrouverons cela chez Nietzsche, mais François Jullien, dans une dizaine d’ouvrages récents, vient de le développer mieux que personne.
Partons donc de Victor Hugo (que l’Université a tort de ne pas considérer aussi comme un philosophe), et plus précisément des Contemplations (1856). Ouvrage à tous égards central, crucial au cœur de sa vie tumultueuse (1802-1885), dont il nous dit dans sa préface (très courte mais à lire de près) qu’il y a versé l’histoire de son âme : « C’est un âme qui se raconte dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd’hui » (page 26, toutes nos citations seront données dans l’édition Folio-classique procurée par Pierre Albouy). Or l’âme ne se confond pas avec le moi ; ce livre n’est pas une autobiographie, ou comme on dit aujourd’hui une autofiction, mais quelque chose de plus large : « Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » (ibid.)
Les Contemplations se propose donc d’emblée comme un récit à la fois très personnel et potentiellement universel ; c’est à force d’y être intime, sensible à ce qui lui arrive, du plus dramatique (la mort de sa fille) au plus anecdotique (la rencontre d’une bergère sur la lande, la forme d’un nuage ou le spectacle constamment renouvelé de la mer), que Hugo prétend nous toucher au plus vif. Et qu’en effet il y parvient, son âme rencontre la nôtre, elle y éveille des résonances passionnées.
L’âme n’est donc pas quelque chose de personnel, mais au contraire un principe en nous d’élan, de mélange, de contagion ou de communication. Le propre de l’âme est de se partager, de s’écheveler au gré des rencontres ou des paysages. Il faut imaginer l’âme poreuse, associative ou débordante. Laissant parler la sienne, Hugo ne s’astreint à aucun calendrier, son récit n’épouse pas étroitement le fil de sa vie, et les pièces de ses poèmes zigzaguent ou divaguent selon des dates parfois fantaisistes (qui couvrent vingt-cinq années) ; une certaine réalité factuelle, historique ou géographique se trouve par lui congédiée, mais c’est pour mieux écrire à partir de ses hantises, de ses songes ou de ses abîmes. Ce livre n’est pas édifiant (au sens où il construirait), mais il creuse et pour cela disloque, mêle, passe du coq à l’âne ou du minuscule à l’immense, du clair au sombre et du sombre aux plus noirs abîmes. C’est-à-dire à la mort : sur le tombeau (dernier mot de la préface) pivote l’ouvrage, qui s’achève sur cette date laconique, « Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts ».
Hugo écrit ces Contemplations abouché à la mort. « Contempler » d’ailleurs n’est pas exactement voir, mais plutôt laisser flotter son regard ou le découper au fil du rêve intérieur ou des lambeaux de son imagination (templum en latin, c’est aussi la découpe d’un rectangle dans le ciel). Hugo qui sait si exactement poser son regard (Choses vues) et sa parole, remplit ici cette parole d’ombre (« Ce que dit la Bouche d’ombre », titre du dernier poème du livre VI), et dilate sa vue pour y accueillir un fond d’invisible, de fantômatique ou d’outre-tombe : Les Contemplations est un livre qui frôle constamment l’abîme, en s’affrontant au deuil le plus dur. Dans cette mesure, l’ouvrage en effet « résiste à la mort » (Bichat), mais en mettant celle-ci au centre, en relevant dans l’histoire d’une âme cela justement qui repousse la mort en l’affrontant, qui tente de la cadrer et de dialoguer avec elle comme pour relever le défi posé par la formule de La Rochefoucauld, « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face »… Hugo pour sa part l’a tenté, ou mieux : il a mis désormais au centre de sa vie (« Aujourd’hui ») le soleil noir de la mort ou plus précisément d’une morte, Léopoldine couchée depuis septembre 1843 sous la pierre, à laquelle tout ce livre ramène et ne cesse de parler.
Léopoldine lisant (Maison Victor Hugo)
S’est-on bien moqué du poète faisant en famille tourner les tables, à Jersey puis Guernesey trois ou quatre années durant ? Ces tentatives de spiritisme confirment pourtant la singulière poétique de ce livre, tout entier tendu vers le dialogue avec les morts, ou l’au-delà. Il arrive un certain moment dans la vie d’un homme où le monde est rempli de plus de morts que de vivants ; ce moment advint dans la vie de Hugo précisément en 1843, à l’âge de quarante-un ans (le « Aujourd’hui » du livre), qui marque aussi le milieu de sa propre vie (il mourra à quatre-vingt deux ans). « Celui qui médite vit dans l’obscurité ; celui qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. Nous n’avons que le choix du noir », écrit-il superbement dans William Shakespeare ; comment ne pas songer, devant cette formule, aux superbes lavis et encres de Chine par lesquels Hugo fixa tant de ses visions, surchargées de charbon ou de marc de café en marge de ses textes ? Méditons ces Contemplations à tous égards obscures, qui nous conduisent par les chemins peu frayés de perceptions ou d’idées trempées dans la nuit et le rêve à mieux comprendre le travail du deuil (Freud), ou que de toute mort renaît la vie. À faire que de notre extrême vulnérabilité naisse un surcroît de forces ; ou de l’épreuve qui nous terrasse, un sursaut.
J’ai consacré déjà plusieurs billets à Hugo sur ce blog, essentiellement autour des Misérables ; l’occasion me semble bonne de reprendre ici cet auteur, qui ne cesse d’être notre contemporain, non pour vous ramener sur les bancs de l’école, amis lecteurs, mais pour éprouver ensemble la force d’une écriture qui propose toujours aussi un chemin, ou une leçon de vie.
(à suivre)
Laisser un commentaire