J’étais loin de France quand Laurence Debray fit paraître, voici deux ou trois mois, un livre qui eut un surprenant retentissement, Fille de révolutionnaires (éditions Stock). Couverture du Point, longues interviews ici et là auxquelles son père Régis eut à cœur de répondre en se fendant d’un article…, la querelle de la fille et du père par médias interposés ne passa pas inaperçue, au point que l’écho m’en parvint jusqu’en Polynésie. Je n’aurais pas lu ce livre si un ami, à la soirée Proust que j’évoque dans mon précédent billet, ne m’avait dit tout le bien qu’il en pensait ; à la suite de quoi, chez Régis où nous tenions un Comité de rédaction mardi dernier, un autre me prit à part pour me débiter son indignation, pire que le portrait-charge de Félicité Herzog accablant son géniteur Maurice dans Un Héros, Laurence aurait dézingué son père et sa mère dans un vibrant réquisitoire, mal écrit et saturé de ressentiment…
Un pareil contraste dans la bouche d’amis que j’estime également me donna envie d’examiner le brûlot par moi-même. Je me crois lié de près à quelques péripéties du récit de Laurence, ayant rencontré pour la première fois son père à La Paz à la fin d’août 1966, dix ans avant sa naissance. Cravaté, austère mais installé à l’hôtel Sucre, l’un des meilleurs établissements de la ville, il achevait d’y taper Révolution dans la révolution, avant de chercher en Bolivie un lieu d’atterrissage propice à la guérilla du Che et de ses barbudos. Régis m’avait trois jours durant invité à la suivre dans la capitale de l’altiplano, et notamment chez Jorge Sanjines où je nous revois assistant à la projection (clandestine) d’un film engagé, Ukamau, dont l’image en noir et blanc tremblotait sur le drap recouvrant le mur du patio, sous des étoiles d’un éclat incomparable…
La capture de Régis, en avril 1967, intervint alors qu’à Paris je me préparais au mariage, et accessoirement à quelques épreuves de philo. Le jour de la cérémonie, Françoise et moi discutions fiévreusement avec Yves Lacoste, alors son patron de labo et son protecteur, sur les chances que laisserait à ce brillant jeune homme la dictature du général Barrientos d’accéder à un procès, dont je suivis de loin les étapes, avec quelle émotion !… Par la suite, j’ai souvent habité chez Régis, rue de l’Odéon ou à Mirmande où je dormais dans la chambre de Laurence ; aux murs, elle avait punaisé des caricatures de son père de la bouche duquel s’enflait un large phylactère, bla bla bla bla… C’est avec elle et un cousin, Thomas, qu’il m’avait invité à partager le somptueux voilier prêté par Randa Chahal pour naviguer entre les îles grecques un beau mois de juillet, où je revois distinctement Laurence, petite jeune fille de dix-sept ans mal décidée à grandir, à peine pubère, calme, souriante, comme effacée…
J’ai peu revu Laurence depuis ces jours ensoleillés ; elle s’est éloignée à tire-d’aile, comme elle le raconte dans ce livre que je viens de lire d’une traite, sans aucun ennui. Non, je ne trouve pas « mal écrite » cette patiente reconstitution d’une histoire qui aurait pu la briser, et dont Laurence nous dit très bien qu’elle y avance avec appréhension, partagée entre le désir de savoir et celui de ne rien remuer. La vie de nos père et mère, quand elle nous concerne à l’intime, n’est pas facile à approcher, nous préférerions sur tant de points valider bonnement le roman familial, ou dans le cas de Régis et d’Elisabeth la légende médiatique… Le premier mérite de l’auteure est donc son désir de lucidité, et bien sûr celui de se construire, de trouver sa place ou faire son trou à l’ombre de deux personnalités passablement écrasantes. L’ironie du récit est parfois cinglante, tellement nous comprenons à quel point le théoricien de la transmission aura échoué à aligner sa fille dans la continuité de ses combats : « A force de côtoyer des ‘gauchos’, qui avaient comme style très recherché la ‘craditude’, l’expression vestimentaire de leur anti-establishment, je suis devenue une obsédée de la propreté, des cols immaculés et des pantalons bien repassés » (page 220) ; ou plus loin, page 224, « Mes parents étaient des électrons libres : ils jouaient à cloisonner leur vie et à en mener plusieurs en parallèle, alimentant leur penchant pour la dissimulation. Moi je cherchais la clarté, la transparence, et une place ».
Il est cocasse que Régis, toujours empêché d’obtenir un visa pour les Etats-Unis qui le traitent en dangereux révolutionnaire, voie sa propre fille épouser un Servan-Schreiber et s’envoler vers New York faire carrière dans la banque et la finance, monde aussi excitant pour elle que le maquis bolivien ! On se demande ces jours-ci, à l’approche du cinquantenaire de mai 68, comment le commémorer, et ce que sont nos gauchistes devenus ; le livre de Laurence apporte un piquant témoignage sur les retournements de la transmission, et les gambades du saut générationnel.
Alors bouclé à Camiri (où il endura quarante-quatre mois de cellule), Régis put considérer d’assez haut, à son retour à Paris, des « événements » qui se prenaient pour la Révolution, quand ils n’avaient fait que le lit de Pompidou puis de Giscard, soit le lissage d’une droite autoritaire en droite plus libérale. Il s’en expliqua en 1978 dans un petit livre assez drôle qu’on ferait bien cette année de rééditer, Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire (Maspéro), où le compagnon du Che osait brocarder cette guerre des rues menée par des gamins à coups de boules puantes et de révolvers à eau… Mais le témoignage sincère de sa fille, indemne de tout gauchisme, nous touche en allant plus loin : comment grandir entre deux parents, d’ailleurs très dissemblables et tôt séparés, qui se sont trouvés pris dans un statut d’icônes ? Comment parler à ce père qui passe ses journées à écrire, et par exemple ce livre qui m’avait touché, Comète ma comète (Gallimard 1986), où il évoque longuement et lyriquement le plaisir d’avoir Laurence pour enfant, mais dont nous découvrons sous la plume de sa destinataire l’envers ou le contre-champ, « un cadeau magnifique, empoisonné (…) L’écrit ne pouvait pas compenser le vécu, mais c’était la seule arme qu’il avait à disposition. Il ne pouvait être père sans être avant tout écrivain » (page 239). Irrattrapable retard de la plume sur la fonction paternelle, du narcissisme d’écrire sur l’amour vrai…
Cet amour, Laurence l’aura reçu de sa grand-mère Janine Debray, théâtrale et charmeuse à souhait, qui écrasait peut-être son fils Régis mais dont elle tisse au fil des pages un émouvant portrait ; ou la chaleur d’ascendants vénézuéliens, de latinos ou d’amis de la famille qu’elle évoque avec tendresse et reconnaissance. Elle peut dire, contrairement à son père qui fréquenta l’Amérique latine sans l’habiter vraiment, que ce continent du côté de sa mère « coule dans ses veines » ; et ce n’est pas un hasard si elle consacra un premier livre au portrait, assez hagiographique, du roi d’Espagne Juan Carlos (pourtant lui-même fieffé coureur).
Je n’ai pas discuté avec Régis du livre de sa fille, et j’espère ne pas commettre ici de régis-cide en saluant la valeur de ce récit de formation. Laurence nous narre les pièges de la transmission, sans hargne ni bagarre ; elle ne charge pas, ne récrimine pas – mais suivrait plutôt l’exemple de son géniteur dressant de lui-même, dans Les Masques (1988), un portrait peu flatteur. La passion d’écrire est source de recul, de lucidité et nous comprenons, lisant Laurence, que cet outil du moins est heureusement passé du père à sa fille.
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