Le dernier opus de Mathieu Amalric, très soutenu dans la presse et très présent en salles, sera-t-il prisé du public ? Il risque de ne pas faire l’unanimité. Parce que nous avons tous en nous quelque chose de Barbara (au moins pour une génération née entre 1940 et 1960), les gens se précipitent à la rencontre d’une icône, voire de leur idole ; Amalric prend un soin malin, en retour, à nous la dérober.
J’ai fait plusieurs fois sur ce blog l’éloge de Mathieu Amalric, comme acteur : pour son incarnation de l’ethno-psychiâtre Devereux, pour La Vénus à la fourrure surtout, de Polanski, que j’ai chroniqué deux fois tellement ce film m’est apparu chargé de vertiges, et d’une cruelle ironie (Tournée en revanche ne méritait guère qu’on s’y arrête).
Cette Barbara n’est pas sans évoquer la relation fondamentale décrite dans Vénus, soit celle d’un amour masochiste, ou inatteignable. Résumons : dans un film enchâssé sur lui-même, Amalric met en scène un cinéaste (interprété par lui) qui dirige « Brigitte » (Jeanne Balibar) dans le tournage d’un biopic de la célébrissime chanteuse. En d’autres termes, un homme fou amoureux d’une idole (Barbara, dont il contemple avec des yeux un peu trop extasiés les lambeaux d’enregistrements) demande à une moindre idole, Jeanne Balibar (qui fut dans la réalité sa compagne) de lui faire la courte échelle pour approcher l’inaccessible diva. Et naturellement ça ne colle pas, ça ne peut pas coller, ça ne collera jamais : on constate une sacrée dé-coïncidence, dirions-nous avec François Jullien. Ou pire, ça décoïncide à plein tube !
Jeanne Balibar et Mathieu Amalric
Tout le film, et la curiosité du public il me semble, tournent autour de cette tentative de fusion ou de restitution vouée par principe à l’échec. Ni par le visage, ni surtout par la voix (les deux canaux complémentaires de l’identification tant recherchée), « la Balibar » ne parviendra à incarner Barbara, de sorte que le sujet du film devient dès lors son propre fiasco : comme écrit lapidairement Le Petit bulletin de Grenoble, c’est raté ! Oui, mais du même coup c’est assez réussi, ou très intéressant, Amalric filmant ici et co-signant avec Balibar l’impossibilité de ressusciter et d’offrir sur un plateau à ses fans une idole morte depuis vingt ans.
Nous regardons donc un méta-film, ou le film d’un tournage embarquant plusieurs archives d’une Barbara live ; et nous nous demandons assez souvent dans quel film nous sommes ou devant qui, la vraie Barbara, ou son avatar balibaresque ? La proximité des patronymes, sur laquelle joue le générique, ajoutant à notre confusion… La forme du nez, ou des lèvres, devrait d’un visage à l’autre lever toute incertitude, qui demeure néanmoins et sur laquelle joue le film. On nous y montre en effet la construction de l’idole, et des deux côtés : Barbara comme Balibar à leur toilette, se maquillant ou jouant avec les éclairages, ou Balibar s’efforçant à l’écoute de Barbara télévisée de mimer ses jeux de doigts au niveau de l’oreille, son maniérisme que « Brigitte » (la copie) surjoue ; ou surtout, pour nous faire croire à une incarnation réussie, la surimpression de la voix divine sur les lèvres d’une Balibar chantant en play-back… Et certes nous connaissons les prouesses des technologies en faveur de cette construction et de notre méprise, non seulement doubler la voix, mais par exemple incruster Amalric dans une bande filmée de Barbara… Ce dispositif ironique nous tend donc plusieurs pièges, et il faut prêter au film beaucoup d’attention pour ne pas s’y laisser prendre.
Pour le grand public venu bonnement consommer un brave et loyal biopic, une autre source de déception ou de tromperie (comme dit le verbe anglais to decieve) tient aussi à la bizarre sophistication du montage : rien ne semble arriver dans l’ordre, les images ici encore ne sont pas raccord. Et sans doute faut-il voir dans ce choix d’une certaine déglingue un aspect crucial, et touchant, de la personnalité mais aussi de l’art de Barbara, chanteuse fantasque qui se réclamait elle-même des gens du voyage, qui se montrait capricieuse ou imprévisible. Les très nombreux extraits musicaux présents dans ce film permettent d’analyser en direct le style de ses chansons : celles-ci ne racontent pas toujours une histoire, Barbara fredonne ce qui météorologiquement la traverse, comme on chantonne dans le noir pour s’endormir ou se donner du courage… Et quand elle raconte par bonheur une histoire (« Nantes »), l’arabesque si ténue dans les aigus de la voix suspend celle-ci à l’indicible, à l’émotion pure. Ce qu’échoue totalement à faire une Balibar affublée de plumes noires quand, accrochée au piano d’un bar de routiers, elle interprête et gâche pathétiquement ce sublime morceau.
Un chef d’œuvre comme « Pierre » semble une juxtaposition d’humeurs ou de pensées disjointes, un kaléidoscope de songes qui accèdent à peine à la voix, encore moins au récit – une esthétique ou un style que ce film riche en syncopes et en faux-fuyants semble à sa manière épouser. On ne peut produire de Barbara qu’un portrait humoral et lui-même brouillé, comme dit sa voix en prologue du film, rêvant dans le noir à quelque chanson à venir qui ne ferait, à petites touches ou par impressions diffuses, que suggérer le passage des saisons ou du temps. C’est ce que dit encore « Je ne sais pas… Je ne peux pas… », chanson centrale pour l’intelligence de ce qui se joue ici, donnée dans le film avec la voix de Barbara mais prêtée à la silhouette (à contre-jour) de Balibar, aveu comme en direct de l’irréparable distance entre le modèle et son interprète.
Amalric qui semble dans ce film-kaléidoscope s’exposer à découvert s’y protège en réalité de toute accusation d’échec, et il joue sur le velours avec ce portrait (repris de La Vénus à la fourrure) d’un directeur dépassé dans sa direction, pas à la hauteur d’un mythe. Bien sûr que c’est raté, pour la plus grande gloire du modèle ! Comment voulez-vous jamais égaler une pareille star ? Vive la grande Barbara et tant pis pour la pauvre Balibar et ses pitoyables vocalises, son maniérisme surjoué… Une composante secrète de vengeance vis-à-vis de la diva inférieure (qui fut aussi sa femme) perce peut-être ici et là. Un détail curieux, mais il y en aurait sûrement d’autres, semble un symptôme des gestes ambivalents ici disséminés : aux mains qui recouvrent facilement ses paupières comme pour mieux écouter, Amalric porte deux chevalières identiquement décorées d’une lourde pierre noire cernée d’or. Deux métonymies de l’idole toujours vêtue de noir, ou deux figurations des divas qui lui font perdre la tête, la vraie et la fausse, l’adroite et la gauche ?
Laisser un commentaire