La radio nous annonce hier mardi le legs à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) de Caen des archives de Bernard Pivot, ainsi mises à la disposition des chercheurs. Je n’ai jamais consulté l’IMEC, où reposent à l’abbaye d’Ardenne des fonds considérables qui auraient intéressé ma propre recherche, comme les papiers de Roland Barthes, ou ceux d’Antoine Vitez, un jour peut-être…
Je croyais l’IMEC réservé à des écrivains ou des penseurs, l’entrée des archives de Pivot dans ce lieu éminent a de quoi surprendre mais pourquoi pas ? Pivot a beaucoup fait pour l’entretien de notre vie littéraire, et ses notes et correspondances présentent sans doute quelque intérêt pour démêler celle-ci. Je saisis donc l’occasion de cette intronisation pour tenter, à la suite d’une conversation ce midi avec Odile, de mieux évaluer le phénomène-Pivot.
C’est dans Le Pouvoir intellectuel en France de Régis Debray (Ramsay 1978) que nous avions lu la mise au point la plus juste, celle qui nous faisait comprendre notre propre déclin à nous les profs. Que disait alors Debray ? Il y analysait comment le magistère glissait inexorablement de l’Université à la scène des médias ; ou comment le monde académique, toujours occupé à la cotation de la valeur des clercs par les diplômes, agrégations et soutenances de thèse, se trouvait court-circuité par le tribunal parallèle et énergumène des médias, au premier rang desquels l’émission-phare Apostrophes : un passage réussi sur le plateau de Pivot pouvait vous propulser en quelques minutes de l’obscurité à la gloire éditoriale, là où dix années passées à rédiger votre thèse ne vous assurait qu’un tirage confidentiel, et la reconnaissance étriquée d’un cercle de collègues. Le temps médiatique ne collait pas à celui du savoir, et les parcours d’accès, les critères de sélection et les enceintes acoustiques y étaient en tous points différents. La bruyante fortune des « nouveaux philosophes » adoubés par Pivot venait de donner de cet ordre nouveau une éclatante (ou accablante) démonstration.
Combien de titres s’imprimaient alors bon an mal an en France ? Mettons vingt-cinq mille. Combien, dans le même temps, d’auteurs sur le plateau d’Apostrophes ? Cinq par semaines, soit deux-cent cinquante. Sur cent auteurs, un seul accédait ainsi à la lumière convoitée, puis chez les libraires aux piles des « Vu à Apostrophes » ; derrière chaque élu, l’armée des ombres de quatre-vingt dix-neuf soutiers de l’écriture !…
Une autre façon d’apprécier ce phénomène consistait à établir pour notre pays un « temps de lecture globalement disponible » (Patrick Le Lay parlera plus brutalement du temps de cerveaux disponible), qui n’est guère extensible et que tous les livres se partagent. En l’absence de recommandation centrale, l’attention des lecteurs se répartit d’elle-même, en occupant diverses niches ; si survient dans ce champ un prescripteur puissant, une polarisation affecte cet étalement en écrasant les tirages moyens de la répartition précédente, condamnant les auteurs au bide ou au boum.
Or, argumentait Debray, Pivot n’était pour rien dans cette injustice, ne pouvant à lui seul ouvrir son plateau à tous les prétendants, aussi talentueux soient-ils. C’est son excellence même à faire de son émission une référence qui verrouillait le système : hors de son invitation, les auteurs ne disposaient pas, à hauteur égale, de repêchage. Quelles que soient les réserves qu’on pouvait faire sur l’homme et sur ses choix, sa machine à sélectionner travaillait à simplifier brutalement le commerce de la lecture.
Je me rappelle que Debray avait, à l’époque, refusé une invitation à Apostrophes (pour y débattre de ce livre ?), et qu’une brouille sévère s’en était suivie. Bien oubliée depuis, car il m’a plusieurs fois raconté quel délicieux camarade était Bernard Pivot, retrouvé à l’Académie Goncourt. On a beaucoup écrit sur ce personnage, censé tenir les clés de la réussite littéraire dans notre pays, qu’en dire en ce jour de consécration de ses notes de lectures ? Personnellement je ne l’appréciais pas beaucoup – sans aller à son égard juqu’aux splendides excès de dénigrement qu’on trouve dans Exorcismes spirituels du regretté Philippe Muray : un « télé-évangéliste, avec sa fausse bonasserie postillonnante, ses fous-rires de pucelle, ses yeux ronds de poisson des Alpes, sa jovialité de ballot du Danube, ses extases d’épicier empâté, ses lunettes sur le front, ses finasseries de fanfare municipale et ses pseudo-sévérités de maître d’école ballonné de fleurs de rhétorique », en bref concluait Muray un « absolu de l’horreur anti-littéraire ».
Philippe Muray
Et c’est vrai que Pivot ne représente pas, à mes yeux, un modèle de lecteur. Entendons-nous : il faisait tourner, réservant à chaque figurant de son plateau une attention apparemment égale. Courriériste impartial, il passait en courant, en survolant, s’efforçant de débusquer chez les uns et les autres les traits autobiographiques cachés sous l’affabulation, les connotations piquantes ou émoustillantes propices à pimenter son brouet hebdomadaire. On sentait que la frasque morale, ou le bling-bling intellectuel, l’intéressaient plus que la facture de la phrase ou la robustesse d’une pensée. Et c’est ainsi qu’il invita à cinq reprises je crois Gabriel Matzneff à étaler ses succès amoureux dans le salon d’Apostrophes, ce qui lui fut en janvier dernier durement reproché. Mais nul (à part Denise Bombardier) ne relevait à l’époque la jactance de ce personnage, dont Pivot le premier s’amusait en épousant docilement le sens du mainstream. Il servait imperturbablement la soupe, et caressait l’opinion dans le sens du poil.
Gabriel Matzneff et Denise Bombardier à Apostrophes
Plus précisément, il me semble que Pivot s’interdisait, en bien comme en mal, de juger pour ne pas entrer en contradiction frontale avec son public ; il n’aimait pas personnellement ou avec des arguments intimes un auteur, mais il s’efforçait de coller aux goûts supposés de la multitude. La valeur intrinsèque d’un livre n’était pas prioritaire, mais se trouvait rabattue sur ce que les autres en pensaient, sur sa valeur d’échange ; de même qu’à la Bourse il n’est pas prudent d’acheter une valeur choisie pour sa « vérité » intrinsèque (une telle vérité sur le marché n’existe pas), mais en fonction de sa désirabilité par les autres opérateurs : il est prudent, il est gagnant sur ce marché de toujours rester mimétique, et de raisonner en anticipant le raisonnement des autres, sans nulle autre considération. Arlequin intellectuel, Pivot se parait ou s’habillait ainsi de toutes les couleurs affichées par ses auditeurs.
-Je te trouve très injuste ! Moi j’aimais bien Apostophes, je n’aurais jamais lu Raphaëlle Billetdoux (Mes nuits sont plus belles que vos jours), Yann Queffélec (Les Noces barbares) ou Jacques Lanzmann (Le Têtard) si Pivot ne les avait pas invités…
-Moi aussi, je lui dois comme chacun quelques bonnes pioches. Mais son créneau n’était pas la grande littérature, il rapetissait un peu tout.
-Ce que tu lui reproches, c’est d’avoir cassé l’entre-soi du petit cercle des élites, d’avoir ouvert le livre au plus grand nombre.
-C’est vrai que dans le modèle précédent, si je songe à Lectures pour tous des regrettés Dumayet et Desgraupes, on était mieux qu’entre soi, on entrait au confessionnal ! Mais tu n’étais pas née, tu ne peux pas te rappeler ces tête-à-tête intimes avec Mauriac, ou Albert Cohen. Les deux Pierre ne faisaient pas dans le people, ils essayaient de descendre dans l’intime, de sonder la profondeur d’une vraie création…
Pierre Dumayet
-Est-ce que tu n’idéalises pas la télé de ton enfance, mon chéri ? Le huis-clos que tu me décris devait décourager le plus grand nombre…
-Je ne sais pas. Je t’accorde que Pivot a eu le talent de faire lire à beaucoup de gens des livres de valeur, mais il ne fallait pas lui demander le grand frisson, ni le sens du mystère. Il se mettait rarement au service des auteurs difficiles, ou trop exigeants, je n’imagine pas Gracq, Maurice Blanchot, Derrida, Aragon au micro de Pivot…
-Ils n’avaient pas besoin de lui, ils ne jouaient pas dans la même cour. Et la télé n’est pas un cours de fac !
-Pivot était excellent dans la bande moyenne, et il aura sûrement contribué à élever (ou à retenir de s’effondrer) la lecture en France. Mais au fond, il était au service du grand public, pas des auteurs trop exigeants. Difficile de servir à la fois ces deux maîtres !
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