Encore une (trop longue) interruption dans la tenue de ce blog, j’y reviens, retour de voyages…, en postant ce compte-rendu du très intéressant ouvrage de Gérald Bronner, La Démocratie des crédules. Et je promets à mes fidèles lecteurs une meilleures assiduité dans les semaines qui viennent !
Gérald Bronner, La Démocratie des crédules (PUF, 2013, 344 pages)
Voici un livre bienvenu, écrit à contre-courant par un démocrate sincère qu’un certain quiétisme démocratique inquiète – entendons par ce mot la confiance pas assez discutée de tous ceux qui misent sur les vertus de la participation, de la « foule intelligente » ou des lumières critiques dont seraient automatiquement porteuses les nouvelles technologies, et au premier chef internet.
Le grand mérite de Gérald Bronner est de discuter sur chaque point en apportant un matériau ou un terrain, multiplicité de cas ou d’enquêtes longuement développés pour mieux comprendre les biais, les paradoxes ou les vices d’une « information » qui se nourrit aussi de sophismes en faisant fond sur notre avarice cognitive, ce principe d’économie par lequel nous remplaçons assez souvent une connaissance méthodique par le mol oreiller de la croyance. Son second mérite est de couronner ce scrupule empirique par la formulation de principes ou de lois logiques – le paradoxe d’Olson, le dilemme des prisonniers, l’effet-râteau ou le théorème de Condorcet – qui encadrent et éclairent l’enquête en l’ouvrant à d’autres terrains ou perspectives : cette démarche, assez comparable à celle de Paul Watzlawick dans ses premiers ouvrages, donne la rafraîchissante impression qu’un seuil critique se trouve enfin franchi, qui permet notamment d’échapper aux sempiternelles et vulgaires critiques des médias, tels les films de Pierre Carle ou plus récemment Les Nouveaux chiens de garde, dont Bronner écrit avec raison qu’ils traitent leur objet avec une malhonnêteté intellectuelle pire que celle qu’ils entendent dénoncer.
Cette « critique » d’assez basse qualité (mais très diffusée) repose inlassablement sur le partage moral des bons et des méchants, ou sur la thèse conspirationniste qui argumente tôt ou tard sur le mode « Ce n’est pas un hasard si… » : les médiaphobes aiment endiabler leurs adversaires, auxquels ils prêtent des intentions ou des finalités perverses. On a, depuis Darwin, éliminé le raisonnement finaliste des sciences de la nature et de la vie, en y mettant en évidence le rôle et les ruses d’un hasard justement créateur ; il serait temps de répudier ce finalisme dans les sciences sociales aussi, plaide Bronner, même si le soupçon conspirationniste, ou le recours aux intentions malignes, garde quelque chose d’irrésistible et fait toujours recette auprès des gogos.
La confiance qui fonde le lien social constitue la matière première de notre démocratie : un monde de la suspicion ou de la vérification permanentes ne serait pas tenable, or c’est celui qui tend chez nous à s’imposer, si l’on en croit des enquêtes d’opinion sur l’optimisme ou le pessimisme de nos compatriotes, qui expriment une sinistrose nationale pire qu’au Nigéria, ou en Irak ! Cette tendance paranoïaque à préférer le soupçon, indicateur apparent d’intelligence ou du beau rôle, empoisonne notre espace public en y propageant les rumeurs inquiétantes qui alimentent le fameux « principe de précaution » (au nom duquel on interdit les O.G.M., l’usage de l’eau de Javel ou le passage au-dessus des habitations de lignes à haute tension)…
Le recours au Web, contrairement à un préjugé répandu, ne favorise pas vraiment le retour de l’esprit critique ; bien loin d’opérer une révolution cognitive, la toile, argumente Bronner, nous enfoncerait plutôt dans nos anciennes façons de penser en renforçant notre mimétisme et notre clôture informationnelle ; parce qu’on y cherche ce qui narcissiquement nous confirme, ou qu’on « y trouve ce qu’on y apporte » (p. 50), internet peut servir de vecteur aux croyances plus qu’aux connaissances, en encourageant et en ratifiant la crédulité de chacun. C’est ainsi que les « bulles de filtrage » (ces paramètres qui adaptent à mon profil les réponses faites à mes requêtes) tendent à me conforter dans mon propre monde ; ou que l’option « J’aime » sur Facebook (mais jamais « Je n’aime pas ») favorise une agrégation consensuelle : les « amis » sont en permanence invités à se grouper et à cultiver une chaude participation. Plus gravement pour évaluer les ressources critiques du web, il faut y relever l’asymétrie de la croyance et de l’incroyance ; si les thèses consacrés à l’astrologie, aux médiums, à l’homéopathie ou à la conspiration américaine autour des attentats du 11 septembre s’y trouvent mieux défendues qu’attaquées, c’est que les croyants ou les militants y sont plus motivés, ou actifs, que la masse indifférente des sceptiques qui ne prennent pas le temps d’argumenter ; une minorité virulente peut donc s’implanter, et gagner plus de visibilité qu’une pensée véritablement critique, en semblant renverser du même coup le centre de gravité du « sens commun ». L’exemple des attentats du 9/11 met également en lumière ce que l’auteur, à la suite des ouvrages (délirants) de Charles Fort, nomme l’empilement de « mille-feuilles argumentatifs » : le recours à toute sorte d’arguments, depuis la résistance des matériaux jusqu’aux cours de la Bourse, tend à décourager la réfutation, ou à donner l’impression minimale de plausibilité que « tout dans ce fatras ne peut être faux »… En 1962 déjà, le succès retentissant du livre de Bergier et Pauwels Le Matin des magiciens, puis le lancement de la revue Planète, recouraient aux mêmes biais argumentatifs.
Bronner détaille avec précision d’autres biais : notre croyance aux coïncidences, ou plutôt à l’affirmation que « ce n’est pas une simple coïncidence si… », naît d’une loi de l’attention qui nous fait remarquer ou sélectionner les phénomènes extraordinaires, en négligeant la taille de l’échantillon : devant les ex-votos qui remercient pour les sauvetages miraculeux en mer, demandons-nous par exemple (avec Francis Bacon) où sont ceux des noyés, beaucoup plus nombreux, qui durent formuler au dernier moment des vœux hélas non exaucés. De même, ceux qui font parler la Bible en y relevant des messages cachés aussi stupéfiants que l’annonce de la mort de Lady Diana ou le nom de son compagnon…, négligent que la même « méthode », appliquée à n’importe quel autre livre, donnerait à lire en clair des prophéties encore plus décoiffantes !
Un chapitre très intéressant tourne autour des effets changeants de la concurrence, indispensable ingrédient du jeu médiatique, donc démocratique, jusqu’au point où celle-ci se renverse au-delà d’un certain seuil en obstacle, trop de concurrence (d’abord excellente) aboutissant à tuer l’info (que la course ne laisse pas le temps de recouper). C’est ainsi que l’affaire Baudis/Allègre, « cas d’école de la dérive médiatique », montre les journalistes pris au piège du scoop, en vertu du dilemme des prisonnier ; quand l’information (ou la rumeur) est sensationnelle, il est avantageux de la sortir le premier, et d’entraîner les autres à suivre, ce qui permet en cas de bobard d’excuser la faute individuelle par l’aveuglement collectif : un mal général se trouve du même coup préféré au bien commun qui aurait résulté de l’abstention de chacun. (Le dilemme des prisonniers, passage obligé classique des études sur la coopération – que va faire l’autre en situation d’incertitude radicale ? – se trouve bien résumé page 137.) Une autre rumeur célèbre, et dévastatrice, sur la vague des suicides à France Télécom se trouve pareillement déconstruite avec l’argument de l’effet-râteau, ceux qui observent un pic de suicides dans cette entreprise ne prenant pas en considération l’étalement des années : sur le long terme et en se rapportant à la moyenne nationale, il semble qu’à FT on se soit suicidé plutôt moins… D’une façon générale, on comprend mieux à lire ces analyses comment l’anticipation médiatique de la demande fonctionne comme pompe au trash et prime aux provocateurs (affaire Terry Jones du pasteur « brûleur de Corans »), les règles du « marché cognitif », ou de la moderne économie de l’attention, encourageant de moins en moins la tempérance et l’auto-contrôle des journalistes.
Un autre chapitre essentiel interroge la notion (très prisée par les internautes) de foule intelligente, déjà théorisée par la mathématique sociale du marquis de Condorcet : le grand nombre est-il automatiquement plus sage ? Oui s’il s’agit de mutualiser des ressources d’observations, non si l’on délibère et décide sur un facteur de risque, où l’on voit les foules facilement verser dans une démagogie cognitive : la défiance se propage mieux que la confiance, la peur s’avère virale. D’où un « principe de précaution » abusivement mis en avant, et générateur de dépenses inutiles (achats préventifs de grandes quantités de vaccins), voire d’hésitations coupables (dans le cas lamentable de la prohibition de l’eau de Javel). Cette obsédante (et ravageuse) anticipation du pire s’observe aussi autour d’un site comme Doctissimo, où n’importe quel hypocondriaque à la recherche d’un autodiagnostic est assuré de tomber sur le scénario-catastrophe qui vérifiera toutes ses craintes !
En d’autres termes et plus généralement, pourquoi préférons-nous la croyance à la connaissance ? Ou plus précisément, pourquoi des croyances biscornues ou un soupçon maladif sont-ils non seulement compatibles avec, mais encouragés par, un degré élevé de culture ou de connaissance ? Ce livre milite pour une meilleure évaluation du sens commun, dont se réclame aussi le populisme, en en montrant les zones d’ombre, les aventures et les chausse-trappes ; il redresse au passage un nombre appréciable d’illusions d’optique ou de sophismes au nom desquels nous croyons mieux communiquer ; il analyse les bouclages pervers, et paradoxaux, de la défiance sur la croyance, et de la sur-suspicion sur l’obscurantisme – un ouvrage à saluer vraiment, en tous points salutaire !
(Regrettons seulement que l’éditeur n’ait pas cru devoir mieux lire ou faire relire les épreuves : l’accumulation des coquilles et des petites fautes de rédaction est indigne des PUF.)
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