On a beaucoup écrit, touchant le tournant numérique, sur les diverses formes du e-love ou du e-learning (conjuguées dans le récent, et très beau, film de Spike Jonze, Her) ; mais rien à ma connaissance sur le e-wake ou le e-mourning, sur le deuil assisté par les NTIC. Ayant moi-même transformé en journal du deuil mon blog « Le Randonneur » depuis le mois de février, j’aimerais pointer quelques affinités entre ce travail du deuil, notamment décrit par Freud, et cette nouvelle forme assez appropriée d’écriture ou de publication.
Photo Jacky Le Marc (juillet 2013, Centuri)
La première évidence concernant l’expérience du deuil, c’est en effet qu’elle demande impérieusement à être publiée ; devant la violence de l’arrachement dont il se sent victime, l’endeuillé en appelle désespérement aux autres, il demande à resserrer les liens. Car il s’éprouve frappé d’une double solitude, depuis que l’absence de l’être cher dépeuple littéralement son monde, et que son état de désorientation ou la détresse où le voici plongé intimident, ou découragent ses proches ou les amis qui ne trouvent pas facilement les « mots » secourables, ni de dérivatifs à lui proposer.
Dans un état ancien de la société, les normes sociales et religieuses en vigueur prescrivaient des vêtements noirs (susceptibles avec le temps de devenir violets), des crêpes, voilettes et brassards qui signalaient la durée et le périmètre du deuil, devenus aujourd’hui beaucoup plus flottants ; c’est à chacun à présent de composer son deuil, selon sa propre psychologie et ses ressources familiales, amicales ou sociales. Mais simultanément le consumérisme ou l’individualisme ambiants ne se montrent pas favorables aux endeuillés ; ceux dont la vie tourne soudain autour de la mort font facilement figure de pestiférés ou de gêneurs, on ne sait pas, on n’a pas envie d’envisager le monde par leurs yeux, à la lugubre lumière de l’abandon et d’une irrémédiable vulnérabilité. Le temps proprement dit des obsèques constitue sans doute un pic de socialité réussie avec ses prises de paroles, ses fleurs, ses échanges de lettres et ses démonstrations affectives, mais après ?
Ce blog avait le mérite d’exister, j’y publiais vaille que vaille chaque semaine un ou deux compte-rendus de lecture, de colloque, de film… En le mettant à partir du 4 février au service du deuil, je n’ai fait que suivre la plus grande pente, il m’était devenu impossible, ou intolérable, de réfléchir ou de m’intéresser à autre chose qu’à la disparition de Brieuc, et accessoirement aux états successifs que cette mort entraînait, aux visages qu’elle prenait pour nous. Nous nous rangions inconditionnellement, Françoise et moi, au service du disparu, il fallait de toutes nos forces lui donner un passage, un écho ou une manière de survie, en y publiant le plus possible de réflexions, de témoignages, de photos… Or cette initiative a élargi, et non diminué, la fréquentation du « Randonneur » ; à ma grande surprise, des inconnus y ont relayé mes billets en postant des « commentaires » qui montraient que les deuils font la chaîne, ou s’expriment et se pensent « entre eux » (je songe ici au mot de Lévi-Strauss, « les mythes se pensent entre eux », comme les amours ou les romans selon Aragon, auteur aussi d’un poème de 1942 intitulé « Les larmes se ressemblent »).
Nos deuils se ressemblent, et font mystérieusement la chaîne ; ils donnent l’occasion ou la chance de dire fortement nous – pourquoi ? J’ai eu la surprise, depuis février sur ce blog, de voir de parfaits inconnus y confier leur peine, réveillée par la nôtre. Le temps du chagrin et l’identité même des disparus, parce qu’ils flottent ici encore, se recoupent ; leurs visages se confondent et s’attirent ; dans la masse non-linéaire des processus affectifs, difficiles à dire ou « primaires », les sentiments s’agrègent. Si l’affliction appelle l’affliction, n’est-ce pas qu’elle trouve son remède en se partageant, en se murmurant auprès d’une oreille sensible, ou accordée ? L’aveu de vulnérabilité inhérent au deuil réveille une chaîne de solidarité entre ceux qui sont passé par là, et se découvrent concernés. Là où croît le malheur, croît aussi ce qui sauve – pour paraphraser une célèbre maxime du poète Hölderlin ; une parole compatissante tamponne, comme une compresse appliquée aux lèvres d’une blessure, les pleurs de l’endeuillé.
Cette inattendue « société du deuil » révélée par le blog ne recouvre pas exactement l’ancienne carte des amis ; certains, qu’on croyait proches, s’éloignent, tandis que de vagues relations, voire des inconnus accourent porteurs de mots justes ou de récits touchants. Si le blog aide à tenir le coup et apporte une indéniable catharsis, c’est d’abord par cette contraction ou cette redistribution des distances ; en publiant la douleur mieux que par un faire-part ou une annonce dans le journal, il suscite un réseau inédit de solidarité ou de liens, certes purement verbaux (j’ai peu de chances de jamais rencontrer les auteurs des « commentaires » postés sur Le Randonneur) mais réellement efficaces : en matière de condoléances comme dans le domaine relationnel en général, où il s’agit d’être d’abord soutenus et tenus, les mots compassionnels deviennent la chose même ; et les échanges dits numériques n’en tissent pas moins de vraies relations.
Mieux que le papier en effet, l’écran apporte une précieuse réactivité, et bien sûr une interactivité : on s’adresse la parole et l’on se répond entre ordinateurs avec fluidité, sans protocole excessif. Le blog nourrit donc une apparence de proximité, et une chaleur appréciable. Il serait faux, à cet égard, de croire l’intime incompatible avec ce nouvel espace : comme l’analyse François Jullien dans son livre (chroniqué supra sur ce blog), l’intime n’est pas affaire individuelle et ne se déploie bien qu’à plusieurs, notamment par le biais de l’écriture, opérateur par excellence de traitement et d’expression du monde intérieur. « Loin du bruyant amour », l’intime qui ne demande qu’à s’épancher tisse entre nous des liens inédits, à un niveau qui échappe aux échanges de l’information et de la communication ordinaires. On se réchauffe, on s’entre-tient à ce feu doux d’une relation devenue intime qui n’a pas besoin de se déclamer, et surtout pas de se prouver. Une blessure affective, un chagrin sont les vecteurs privilégiés de relations devenues « intimes », très compatibles avec une expression littéraire, un site ou un blog qui sélectionnent par définition leurs interlocuteurs.
Le blog a ceci encore de pertinent ou de précieux, il me semble, qu’il cartographie à la façon d’un journal dit justement intime les états d’âme ou de conscience d’un sujet qui n’est pas le même au fil des jours, ou des épreuves. La temporalité, le rythme ou le format des successifs billets reflètent ces facettes d’un sentiment instable, qui ne se laisse pas emprisonner ni résumer une fois pour toutes ; dire le deuil suppose des repentirs, des corrections et au fond un cahotant dialogue avec soi-même, avec le disparu et avec d’autres vivants qui à leur tour se rémémorent. Une forme mosaïque, ou délibérément fragmentaire, est mieux appropriée pour exprimer ou détourer la perte ; la figure qu’on voudrait tant rejoindre ou ranimer ne se laisse plus approcher que dans un caléidoscope de souvenirs, de témoignages, d’images ou de réflexions partagées, nécessairement éclatées… Brieuc brille ou palpite pour nous quelques temps encore dans le faisceau croisé de la parole des survivants, dans leurs mémoires où la légende côtoie l’ordinaire des jours ; cette brillance unique pour nous est partagée par quelques-uns, le cercle des intimes justement, proches ou lointains mais qui tous, en le croisant un jour, ont reçu son empreinte. Le blog a recueilli leurs témoignages, l’image ou le souvenir de Brieuc se sont compliqués de ces dépôts successifs qui ne coïncident pas forcément, et placent notre fils sous une lumière dansante, un peu au-delà de nos propres clichés. Le travail du blog fonctionne aussi comme appel à témoins.
Que veut dire, au vrai, travail du deuil dans le texte de référence signé par Freud en 1915 ? On sait que ce « travail » consiste à détacher notre libido – péniblement, lien après lien – d’un investissement que la perte rend d’ailleurs excessif, et quasi exclusif. Le mort ne nous occupait pas autant avant, il semble plus grand mort que vivant, il a pris soudain toute la place. « Travail » souligne donc la difficulté, et le laborieux compromis de cette opération grosse d’un double bind (d’une tâche contradictoire) : oublie et n’oublie pas le disparu, nous enjoint le T.D., aime mais n’aime pas follement celui qui ne peut plus en rien te répondre, ni jamais revenir ; contiens-le à bonne distance parmi les ombres, au royaume équivoque des représentations qu’il ne faut pas confondre avec la présence ou avec la vie ici et maintenant. Or notre amour exige la réponse, la présence, la chaude vivacité de celui qui n’est plus ; le T.D. consisterait donc à s’inculquer, à s’inoculer à soi-même d’autres formes dégradées, refroidies ou sémiotisées de présence ou de vie ? A nous contenter, en échange de celui qui depuis sa place de mort nous occupe tant, des simulacres portés par les mots, les pixels, de ses traces sur quelques objets, des méandres du rêve ou de nos rêveries ?
Oui, travailler aboutirait à placer dans son reposoir d’images et de mots la statuette d’un Brieuc désormais gisant, à le changer en blog, en sujet (objet ?) d’échanges de souvenirs et de conversations. Transformation odieuse et intolérable (pour combien de temps ?) à nous qui l’avons de si près tenu, comment accepter cette diminution d’une vie qui brillait et allait de soi, sa glissade en inscription lapidaire, en photos et en fleurs séchées ? Chaque matin au réveil, Françoise repousse en pleurant ce monde « sans Brieuc » qu’il faut pourtant réintégrer, endosser comme une défroque usée. Un monde éteint et punitif, qui ne brillera jamais plus comme avant.
Où figure, dans Lewis Carroll, cette plainte d’une « Mock Turtle » changée en une tortue dont on fait de la soupe ? « Once », said the Mock Turtle at last, with a deep sigh, « I was a real turtle » – « Autrefois, dit la Mock Turtle au bout du compte avec un profond soupir, j’étais une Tortue véritable »… La Simili-Tortue, ou la Tortue fantaisie, soupire d’être passée, non comme « le don de vivre (…) dans les fleurs » selon la belle formule de Valéry en son Cimetière marin, mais dans le potage dit soupe-à-la-tortue sans doute édulcoré… Ainsi transitent dans leurs simulacres les êtres de chair, ou toute vie dans la soupière où mijotent pour finir nos tièdes souvenirs.
Laisser un commentaire