La première apparition de l’ingénieur et mathématicien Boby Lapointe fut, pour beaucoup, son interprétation (sous-titrée) de On l’appelait Framboise dans le film Tirez sur le pianiste (1962). François Truffaut n’y avait pas introduit Boby (accompagné au piano par Charles Aznavour) comme un simple collage, on sentait planer sur ce film comme sur le chanteur au regard d’homme traqué la menace d’une imminente déglingue, conjurée par un nimbe de tendresse. Bras ballants, le sourcil froncé, Boby déchiquetait la muleta des mots avec une énergie taurine, et concluait cet affrontement manifestement éprouvant par de petits saluts saccadés de la nuque, qui avaient le don de relancer les fous-rires : la logique loufoque du texte se doublait par l’évidence d’un corps raide, mais qu’on devinait intrépide. On acclamait le renouvellement d’un genre oublié, mais qui remonte peut-être à l’enfance du chant, celui de la chanson gauche ou idiote – comme on avait adoré la Chanson sans calcium qu’avaient lancée les Frères Jacques, ou Pan pan pan poireaux pommes de terre de Boris Vian, reprise par Maurice Chevalier.
Cet attentat perpétré contre les bienséances de la chanson à texte française évoquait celui de Buster Keaton (qui pas plus que Boby ne riait) contre le cinéma – ou, pour leur façon de concasser les phrases à coups de calembours et de cascades verbales, la logorrhée des Frères Marx. Mais le succès de Lapointe était également contemporain des années Lacan, et les théoriciens d’un structuralisme linguistique alors en plein essor pouvaient contempler leur double narquois chez ce mécanicien du signifiant. « L’effet ‘yau de poêle », pour citer le titre alors à succès de François George, giclait en ce temps-là de partout à plein tube.
C’est peu de dire que le chanteur pouvait donner à ces confrères du fil à retordre ! Fin mathématicien, Boby Lapointe aurait pu être membre de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) aux côtés de Georges Perec ou Raymond Queneau. Machiniste du verbe, avec la précision d’un robot et la fantaisie d’un feu-follet, il éparpillait ses phrases, les hachaient menu ou les étirait en allitérations filandreuses. Et l’on s’émerveillait de vérifier avec lui, devant le démontage des syllabes et la copulation des contrepèteries, que le mille-pattes du sens continuait de courir.
Mallarmé s’acharnait à travers le poème à « vaincre le hasard mot par mot ». Aragon de son côté, en 1928 dans Traité du style : « Je piétine la syntaxe parce qu’elle a besoin d’être piétinée. C’est du raisin. Vous saisissez ? » Ces formules qui hantèrent les surréalistes auraient pu servir de programme à Lapointe : lui aussi, en poussant à fond les ressources de la mécanique verbale, produisait des assemblages d’une confondante et hilarante facture. Sous la main d’un enfant abaissant une manette, pour voir, il arrive que les engrenages lancent de formidables gerbes d’étincelles. À l’instar de son illustre prédécesseur Raymond Roussel dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, Lapointe aurait pu dénuder le mannequin ou le générateur (disaient les structuralistes) de ses plus célèbres chansons, si elles-mêmes ne s’en chargeaient déjà : on entend le tic-tac d’un réveil dans Ta Katie t’a quitté, les alexandrins de son compatriote Molière (comme lui venu de Pézenas) dans L’Ami-Zantrop, ou la traduction juxtalinéaire d’une déclamation amoureuse et sa dégénération dans un jeu d’allitérations grotesques.
Sous le phénotexte, le génotexte est à la fête (pour le dire avec Julia Kristeva) ! Mais Boby, lui, ne rigole pas. Il débite, mécaniquement. Sa chanson le secoue, ce n’est pas lui qui semble conduire, il est secoué par le rythme, bousculé par la carambole des mots, débordé par sa tâche harassante : entre une musique d’emprunt, rythme créole ou rumba, manifestement plaquée sur des phrases en goguette ou qui débloquent toutes seules, le corps et la voix du malheureux Boby s’exécutent quand même. Aucun comique n’aura mieux vérifié la définition par Bergson du rire comme celle du mécanique plaqué sur du vivant. Ou plutôt, l’art singulier de Lapointe estompe la frontière que nous croyons familière (mais que nos Nouvelles Technologies ne cessent d’affaiblir) entre cette vie et, en général, la machine. Car face aux pleins pouvoirs donnés ici à la rime et à ces syllabes dont la farandole nous entraînent, tic tac tic tac, nous nous heurtons au cœur d’acier du symbolique, et entre deux fous-rires sa chanson nous refile aussi un sérieux malaise.
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