Le dernier film d’Anne Fontaine, Boléro, se regarde avec un réel plaisir.
Chaque spectateur connaît généralement par cœur le tube de 17 minutes composé par Ravel, et ses mesures répétitives risquent de faire rengaine pour certaines oreilles, tellement l’enroulement de cette musique sur elle-même, l’entrée progressive des instruments, le crescendo des cuivres, semblent désormais prévisibles. Le rabâché Boléro serait-il devenu barbant, voire barbe-à-papa auprès de nos sourcilleux arbitres de la mode ? Mais qu’en était-il à l’origine ? Et comment cela s’est-il formé – faut-il dire imposé – dans l’esprit de son créateur ?
Jorge Donn, le danseur fétiche de Béjart, a fixé pour moi en 1979 la couleur et le rythme de ce morceau de bravoure, dans une chorégraphie que Claude Lelouch incorpora à son film Les Uns et les autres de 1981 ; corps tour à tour hiératique et sinueux, docile sous le fouet de cette musique irrésistible bien faite pour évoquer la montée érotique, la pulsion sexuelle, l’orgasme. Tout le beau film d’Anne Fontaine questionne ou met en scène cette tension entre la personnalité sévère, voire puritaine d’un homme qui recherchait la conversation des femmes mais fuyait leur contact physique, et l’explosion dionysiaque calculée, contrôlée, conduite avec une économie de moyens (l’implacable répétition) qui galvanise et subjugue.
Il est donc émouvant d’assister à ce Boléro à l’état naissant. Ida Rubinstein (Jeanne Balibar), fantasque muse ou égérie des années vingt, a commandé à Maurice Ravel (remarquable Raphaël Personnaz) ce ballet dont il peine à écrire la première note (qu’est-ce qu’il fume !). Nous le voyons rêver pour lui-même d’une musique ramenée au rythme nu, ou à ces bruits qui naissent d’une lime, d’un moteur, d’une fabrique où tournent à plein régime diverses machines… Promoteur avec son Boléro de la musique répétitive, Ravel a caressé pour l’écrire les projets d’une composition bruitiste, ou minimaliste. C’est ainsi qu’il médite face à la mer devant le flot régulier des vagues, ou qu’il se laisse surprendre par le chant des oiseaux ; mais il a surtout traversé l’épreuve de la Grande guerre où il a servi comme infirmier, son état de santé ne lui permettant pas, comme il en avait le désir, de rejoindre le front.
De quels croisements surgit le Boléro ? Le film propose en amont de sa création une quantité de sources ou d’expériences variées, celle de ces cafés new-yorkais où, à la faveur d’une tournée de piano, Ravel découvre le jazz dans la vibration conjuguée d’un saxophone jouant avec la voix chaude d’une chanteuse noire ; mais nous sentons aussi que l’énergie sexuelle qui ne cesse d’affleurer dans les rencontres faites par ce célibataire, qui la refoule implacablement, n’est pas pour rien dans la montée en puissance de ce morceau aujourd’hui mondialisé. La boue (exhibée dès les premières images), la salle des machines où le compositeur a fixé rendez-vous à sa danseuse-interprète, ou une société qui, avec les tranchées, connut l’horreur d’une guerre mécanisée, sont autant d’ingrédients du Boléro – dont la naissance toute fortuite jaillira d’une romance à la mode, « Valencia », soufflée au pianiste par sa domestique et chantée de bon cœur, en insistant sur le rythme du refrain, tatatata, tatatata, ta, ta… Il est très émouvant de voir Ravel, à partir de ce rythme, trouver un embryon de mélodie qui d’abord vacille, puis rapidement s’organise, module, se reprend. Petites causes, grands effets : toute La Recherche du temps perdu, et la petite sonate de Vinteuil, surgirent d’une tasse de thé ; dans La Nausée de même (roman assez proustien), Jean-Paul Sartre fait méditer Roquentin sur la naissance de l’air « Some of these days » qui oppose sa souveraineté mélodieuse, tirée du monde idéal des essences, aux hallucinations et à la gadoue où végète l’existence du narrateur.
Anne Fontaine, et c’est très pertinent, pose donc dans son film cette question en abyme, d’où viennent les grandes œuvres ? Comment descendent-elles avec la force d’un sacrement sur nos têtes, pour réparer nos existences enlisées ? Ce scenario hélas aura peu d’effets sur son personnage principal, qui ne tire pas de ses propres œuvres les bénéfices spirituels qu’elles nous prodiguent ; pire, nous voyons Ravel, en proie à une souffrance neuro-dégénérative, ne plus reconnaître sa propre musique, malgré la sollicitude de Marguerite Long (Emmanuelle Devos) qui l’assiste et tente d’enrayer les progrès de sa maladie.
Les dernier plans montrent Ravel allongé sur un lit d’hôpital pour l’opération, la tête bandée mais le nœud papillon fermement noué sous le menton : il conduit en pensée une dernière fois « son » Boléro qui de toutes parts lui échappe, il revit cette ivresse musicale, magistralement ponctuée par les bondissements d’un danseur hip hop, jusqu’à l’extase finale. Nous sommes loin avec cette dernière interprétation de la poussiéreuse ou poussive mise en scène, par Ida Rubinstein, de ce ballet lors de sa création à l’Opéra, l’œuvre a fait son chemin, elle enrôle dans son cercle la Terre entière, chaque quart d’heure qui passe voit une nouvelle création du Boléro quelque part dans le monde (nous précise un carton final)…
Un autre film à l’élégance également remarquable qui vient de sortir cette même semaine, Les Carnets de Siegfried par Terence Davies, propose une fin assez semblable : son dernier plan nous laisse devant le poète Siegfried Sassoon vieilli, enfoncé dans la nuit, pleurant sur un banc. Et nous comprenons que tout le précédent montage, quelque peu accidenté, des images de sa vie correspond peut-être au film qu’il repasse de ses souvenirs, au moment de mourir. Avec ce Boléro de même, les derniers plans consacrés au jaillissement triomphal de la musique, à sa convocation irrésistible, expriment la vision intérieure de l’homme gisant, au seuil de son opération : affaissé, le corps livré aux chirurgiens, il savoure en secret la supériorité incommensurable du Boléro, son ascendant sur la vie défaite de son auteur, son éclat pour toutes les générations à venir.
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