J’ai passé beaucoup de temps à te lire, cher Edgar, ta pensée s’est tressée en moi à celles de Derrida ou d’Aragon, ou avec des questions de poétique, de pragmatique puis de médiologie qui surgissaient dans le champ de mes cours, consacrés aux sciences dites « de la communication ». L’intériorisation des pensées d’un autre est un phénomène insidieux, bien digne d’émerveiller quand on ne sait plus clairement démêler le tien du mien, au fil de ce qu’on appelle aussi l’influence.
J’entends dans ce dernier terme un flot, propice au mélange, une impureté foncière qui fait aussi la vitalité ou la vertu nourricière de ce comble de la relation : influencé par ta Méthode, je ne distingue plus clairement ce que je te dois, mais je te serai jusqu’à ma mort reconnaissant pour ce qui, au tournant des années quatre-vingts, a débordé de toi en moi.
Or cette reconnaissance à son tour offre un mot lourd d’énigme, quel est ce tour d’écrou ou ce redoublement que le petit préfixe re- opère sur la connaissance ? Au prix de quels retours sur soi une connaissance peut-elle tenir, ou devenir avérée ? La « connaissance de la connaissance » commande et conditionne ainsi cette gigantesque entreprise de refondation que tu as appelée (après Descartes) « La Méthode » ; mais en nous invitant à ne pas oublier l’autoréférence – la considération de ce que nous sommes avec nos mots, nos moyens, nos médias, nos schèmes logico-affectifs – dans l’acte même de la connaissance ou dans la saisie du moindre phénomène extérieur, tu venais brouiller quelques frontières et routines familières.
Car comment, pratiquant ce double pilotage ou cette vision binoculaire, distinguer le dehors du dedans, le propre de l’impropre, le réel de l’imaginaire, ou encore la raison de la folie qu’on enferme ? Il y a pas mal d’ironie, et de subversion, dans ton programme, et les pédagogues qui s’en empareront vont compliquer, ou complexifier, leurs contenus de cours. Mais les tourbillons, les rotors et les boucles étranges qui peuplent tes gros livres sont toniques aussi, et roboratifs, car la circularité et l’autoréférence forment le B A BA du moindre élan des vivants. Comme le soutient Cyrulnik, rien n’est plus spontané ou aisé peut-être que la pratique de la complexité, c’est facile comme vivre, grandir, ou faire un pas ! Nous respirons, te lisant, d’un souffle plus large.
Notre raison (théorique, instrumentale) ne peut que segmenter ou démembrer ces boucles trophiques ou vitales d’une connivence qu’on sent active, très en deçà des opérations de nos connaissances proprement dites, qui se voudraient déclaratives ou logico-langagières. Cette prétention logocentrique, tenace préférence pour un logos qui tresse indissociablement langage, calcul et raison, néglige l’incurable retard des mots, ou de nos cartographies mentales, sur les opérations de nos corps vivants ; nous oublions à quel point notre connaissance objective, émergence tardive, se dresse sur un fonds indistinct et plus difficile à penser de connivences impures, inconscientes mais combien vivifiantes pour nos équilibres physiques et psychiques…
Re-connaissance : il t’aura fallu beaucoup d’enfance, bienheureux Edgar, pour se lancer dans ce retour ou repartir ainsi ab ovo. Le retour par exemple – considérons la gravure d’Escher sur la couverture du tome 1 – de cette main dessinant… la main qui la dessine ! Je me revois plongé dans ce premier volume, à la fin des années soixante-dix, alors que (parce que ?) je venais d’avaler le formidable Gödel Escher Bach de Douglas Hofstadter ; les mises en abyme et autres paradoxes fixés par l’artiste néerlandais ne me faisaient plus peur, j’en ressortais tourneboulé mais pétri ! Et de Doug à Edgar une enfance circulait pareillement, reprenant ses rondes et ses tours. Face à cette couverture sous le signe d’Escher, je retombais moi-même en enfance ou dans la sidération éprouvée jadis devant l’emboîtement des médaillons de Vache-qui-rit, mais aussi dans d’obscurs retours de canons, de refrains, de comptines ; et la volte (impensable) de ces deux mains m’inculquait toute la force tourbillonnante d’un maelström au ralenti – celui de la récursion (nom de l’énergie en feed-back ou de l’effet-qui-rentre-dans-sa-cause), nodale ou fondatrice et qu’aucune connaissance positive, aucun appel à la raison classique ne parviendront jamais à stabiliser. Ce qui m’a emporté au fil de ton oeuvre fut d’abord l’évidence de cette turbulence, une vertu que tu auras développée à tous les sens du mot.
Escher, Mains dessinant
Car turba c’est aussi la foule, la masse, le bruit de fond qui ne s’oppose pas à l’information si l’on veut bien considérer les paradigmes de « l’ordre à partir du bruit ». Et c’est encore la tourbe des marais, le fond ou fonds nourricier sous-jacent à toutes les figures individuées, organisées. Une certaine sociologie décidément démocratique (sans tête dominante, sans méta-niveau de contrôle ni rigide hiérarchie) donnait ainsi la main, c’est le cas de le dire, aux boucles et aux interactions tapies dans la formation des corps physiques ou biologiques, depuis la forge des étoiles ou d’un cosmos en feu jusqu’aux plis et replis de l’être cellulaire : La Nature de la nature puis La Vie de la vie me préparaient à relire, et à mieux comprendre, Autocritique ou L’Esprit du temps.
J’entends encore un conseil que tu m’as lancé à je ne sais quelle occasion, « Plonge-toi dans Wagner – il t’apprendra tout ! ». L’injonction m’avait laissé perplexe, l’acquisition du savoir ne passant guère alors pour moi par la musique. Comment des sons, même riches de paroles, auraient-ils pu rivaliser avec la construction théorique d’une science ? A l’écoute de Wagner pourtant, dont je suis devenu un adepte fervent, ta suggestion prend la saveur d’un koan zen : le brassage ou les puissantes coulées harmonique de Wagner, l’emboîtement et les transformations insidieuses de ses leit-motives, ses accords ou ses désaccords générateurs non seulement m’enchantent, mais me communiquent l’expérience d’une sympathie tourbillonnante, d’une croissance essentielle.
Pourquoi ne pas faire des intuitions ou des amorces qui précèdent quelques « Prolégomènes à une science de la communication » ? J’ai longtemps, enseignant les SIC (Sciences de l’information et de la communication), opéré un détour ou une introduction obligée par La Méthode, où mes étudiants qui renâclaient d’abord à s’y plonger trouvaient il me semble un certain plaisir. Ce terme de communication, qui donna son titre à une importante revue conjointement dirigée par toi, accumule en effet les difficultés et les défis, galvaudé qu’il est dans les médias ou par quelques professionnels de la pêche en eau trouble – les spin doctors, les conseillers et les pullulantes boîtes de com… Ne pourrait-on cependant bâtir sur cette communication humiliée quelques (comme disait Descartes) savoirs ou pensers plus relevés ?
Traitée dialectiquement, cette « mise en commun » bouleverse en effet plusieurs catégories de l’ontologie traditionnelle qui postule un sujet séparé, et séparateur, mais qui, en isolant l’individu, ne permet d’expliquer ni sa raison, ni ses désirs… Son action sur les autres, ses relations pragmatiques, sociétales, politiques de même lui échappent, et relèvent bien plutôt d’une efficacité médiatique, ou médiumnique, qui reste à conceptualiser.
« La » communication ne constitue certes pas un domaine disciplinaire clairement délimité, mais plutôt un détour intellectuel, ou une heuristique de la recherche propre à nous mettre en garde contre les routines simplificatrices, disjonctives ou réductrices ordinaires : nous n’avons que trop tendance à raisonner sur des entités prématurément closes, sur des données arbitrairement découpées. Réinjecter de la liaison et de l’interaction semble donc salubre, inconditionnellement. Communiquer nous rappelle au principe de complexité, en élargissant la fenêtre des phénomènes, ou la profondeur de notre vision, toujours inférieure au contexte ou aux cadres réels.
Ce paradigme communicationnel vient forcément tard, car pour commencer à penser il faut isoler, circonscrire et clore le champ opératoire. Ton premier mérite est de nous rappeler que l’exigence de comprendre signifie prendre ensemble, ou tenir les chaînes des actions et des réactions, des causes et des conséquences sous un même regard. Ainsi La Méthode affirme l’intelligence comme force de liaison et de cohésion, initiant une en-cyclo-pédie qui est aussi une pédagogie du cercle, et de la boucle spirale.
Ce paradigme façonne un espace de circulation ou de dialogue entre les savoirs ; une carte hologramme où chaque intersection, chaque bifurcation semblent un nœud gros de tous les autres… Le fantôme de l’unité hante ici les parties, mais sans faire appel au fantasme d’emprise ni d’achèvement totalitaires ; les valeurs de la coopération dominent, au rebours du schème stalinien (particulièrement critiqué par toi dans Autocritique) qui exclut et disqualifie l’adversaire. Contre cette mutilation, toute ton œuvre démontre au contraire le bon usage (dialogique, dialectique) de l’opposant. Hantée par l’infinie complexité du territoire ou du réel, la carte ne sera jamais qu’une approche, notre connaissance ou nos représentations verbales se contentent d’approximations. D’où ta grande tolérance (qui irrite plus d’un spécialiste) aux innovations et formulations déviantes ou « imaginaires », aux jeux de mots, aux intuitions recueillies par la culture dite « de masse », ou par l’esprit du temps.
Il semble spécialement fécond, à qui entreprend de penser communicationnellement, de repartir du biologique, soit des logiques du vivant combinant l’auto-éco-organisation. Au tome II de ta Méthode, « La Vie de la vie », tu analyses ce tissage toujours inséré dans un milieu vivant, et vital pour comprendre ce que communiquer veut dire. Rappeler que le sujet de la vie communicante est complexe, c’est le définir comme décentré et pluriel, donc aléatoire, dépendant de son contexte dans l’espace et dans le temps – sensible au lieu et au moment. Après avoir réfléchi en sociologue sur la rumeur, sur la culture de masse et « l’esprit du temps », tu élargis ou radicalises ton enquête en examinant les fondements épistémologiques de cet écheveau de liaisons physiques, biologiques, cognitives qui nous constituent comme sujets. Une pensée de la communication plonge à ces nœuds gordiens du bios, ces réseaux ou correspondances que la vie ne cesse de tramer entre l’individu et son milieu, son espèce ou son genre.
Dans son concept d’écologie de l’esprit, Gregory Bateson (espèce de Morin britannique décédé en Californie) décelait la présence de cet esprit dans des interactions apparemment matérielles, comme par exemple l’évolution écologique d’une forêt de séquoias. Tu proposes de même d’enraciner notre connaissance très « bas », dès la computation d’une cellule qu’on peut déjà décrire comme un sujet. L’activité mentale émerge des opérations inconscientes d’un tissu vivant qui la préfigure ; très en deçà du langage et de la conscience proprement dite, ou de ces médias qui forment l’éco-système de notre esprit, la communication s’observe dans les solidarités et les constructions affinitaires du vivant et de son milieu, partout où il y a association, solidarité, résonance… Notre connaissance, vitale, commence avec ces boucles trophiques, ces jeux d’inclusion et de rejet, ces alternances d’assimilation et de répulsion qui sont le lot ordinaire du moindre vivant.
Communiquer recouvre ainsi l’ensemble de la sphère sémiotique, qui inclut les échanges et traitements de signaux olfactifs, chimiques, nerveux…, tout un trafic primaire enfoui sous la conscience d’un sujet qu’on ne se hâtera pas de définir nécessairement ni prioritairement comme parlant. Non seulement les animaux, mais les végétaux et jusqu’à la moindre cellule savent discriminer leur soi d’un non-soi, et accueillir ou rejeter en conséquence leurs éléments nutritifs ou informationnels. Aucune vache n’est assez stupide pour brouter ses propres pattes, me faisais-tu remarquer devant le bocage de Cerisy ou, en septembre 1986, nous avions co-organisé autour de toi une décade !
Une auto- ou endo-communication a donc commencé par discriminer intimement le soi du non-soi, fortifiant l’identification d’un organisme à soi-même ; c’est à partir de ce corps perçu dans son unicité que s’étend un « monde propre », celui des adjuvants, des pertinences ou des correspondances extérieurs sans lesquels le sujet n’existerait physiquement pas – même s’il demeure particulièrement délicat, face à la dualité symbiotique de l’individu et de son milieu, de délimiter nettement un dedans d’un dehors, ou de discriminer un corps propre de ses multiples ramifications. Je t’ai souhaité par SMS, le 21 juin dernier, ton quatre-vingt quatorzième anniversaire, je sais que tu n’as plus beaucoup de cheveux sur le caillou, mais je trouve ta pensée toujours très capillaire ! Et j’aimerais bien vieillir comme toi.
Il est stimulant, lisant ta Méthode, de voir ainsi se décentrer ou se disséminer le sujet computant (puis cogitant), et de remettre en continuité, sans les disjoindre ni les confondre, les formes supérieures et inférieures d’une vie qui nous échappe. Notre organisation pas plus que notre pensée ne constituent un empire dans un empire. En suivant l’écheveau de ces solidarités que tu croises et retisses, plus d’un lecteur sans doute sera pris de vertige devant l’ouverture abyssale de tes livres, quelles sont les limites du monde propre ou du comme-un de chacun ? Comment découper ou saisir l’unité ? Comment refermer le chez soi de l’ancienne maison, et jamais borner la turbulente Méthode ? Mais au-delà des boucles et des tourbillons, ton sourire immobile de Sphinx nous rassure, et nous invite à faire sur ton chemin, avec toi, encore quelques pas…
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