On va beaucoup parler de Brassens ces jours-ci, anniversaire (double) oblige, et j’aimerais d’où je suis, sans « avoir l’air d’un con », apporter comme à Marinette mon petit bouquet à ces déjà copieuses commémorations…
Je me trouve en Crète pour trois semaines, avec peu d’internet ni d’accès aux chansons, mais nous avons pour ce voyage emporté avec nous le volume (en collection Points) de ses principaux textes. Je me rappelle comment, lors d’une précédente virée en Grèce avec Odile, nous nous fredonnions pour tromper l’ennui des traversées à bord des bateaux inter-îles quelques chansons de Brassens, que nous peinions à reconstituer faute de ce recueil ; tiré par les rimes, poussé par la mélodie, chacun contribuait à retrouver la chanson entière, exercice difficile dans le cas de Supplique pour être enterré à la plage de Sète, ou Trompettes de la renommée (deux grandes machines à l’échelle de ce corpus), plus simple avec L’Auvergnat ou La Chasse aux papillons…
D’où nous vient ce goût pour Brassens, ou plus précisément que touche-t-il en nous de si fort, de si durable ? Adolescent, j’ai beaucoup écouté en famille divers chanteurs des années cinquante-soixante, Les Frères Jacques, Les Compagnons de la chanson, Gilbert Bécaud, Edith Piaf, Léo Ferré et surtout Jacques Brel, mais Brassens (jugé trop inconvenant par mes parents ?) n’entrait pas dans notre Panthéon. Je me revois en revanche, jeune khâgneux quelques années plus tard, rapporter à mes camarades le coffret 33 tours d’une intégrale achetée en 1964, et écouter notamment Les Trompettes de la renommée sur un petit Teppaz introduit en cachette à Louis-le-Grand, dont je suivais les cours en externe, audition non prévue par notre surveillant général qui, faisant irruption, nous avait lancé que lui aussi aimait beaucoup Brassens, mais que nous ferions mieux de nous en tenir au programme du concours… Toutes ses chansons ne faisaient pas entre nous l’unanimité, et j’entends encore l’année suivante mon camarade Perrier, avec lequel je partageais à l’ENS une chambre, blâmer fortement Les Deux oncles, où l’auteur renvoyait dos-à-dos « l’ami des Tommies l’ami des Teutons ».
Un de mes regrets touchant cette période est de n’avoir jamais écouté Brassens en live. J’avais, hypo-khâgneux de dix-huit ans transi par le trac, réussi à m’infiltrer jusque dans la loge de Brel à Bobino, où il donnait successivement deux matinées, et à m’incruster face à lui une heure durant, inoubliable entrevue dont je sortis bouleversé par les propos très crus que me tint alors mon idole ! Dans ce même Bobino, j’assisterai (en 1967 il me semble) à un concert de Léo Ferré, dont le disque qu’il enregistra en 1961 des chansons d’Aragon changea ma vie… Avec Brassens, ma relation est plus lointaine ; plus enfouie et durable aussi il me semble, puisque je peux (avec Odile) chanter plusieurs dizaines de ses chansons qui nous frappent toujours par leur justesse, de la musique autant que du texte.
Je comprends mal pourquoi Brel et Ferré me semblent plus difficiles à chanter, à mémoriser, alors que Brassens fraternellement accroche tout de suite notre mémoire. On célèbre ses jours-ci sa bonté légendaire, son sens de l’amitié, sa malice, sa tendresse, sa gaillardise, assaisonnée d’une gravité foncièrement plus sombre (Bonhomme, Les quat’zarts). Le grand écart aussi dans ses textes entre le châtié et le cru, une extrême sophistication et une vulgarité bien sentie, dosée, affirmée… Je ne pourrai ici, faute de compétence, analyser ses mélodies mais j’aimerais, pour contribuer aux hommages, rappeler quel extraordinaire tailleur ou sertisseur de mots il aura été, quelle incomparable maîtrise de la parole il peut, aujourd’hui encore, nous transmettre, au fil de chansons qui auront fait sonner notre langue de façon si singulière… Au point que, quand il mit en musique les paroles des autres, François Villon, Victor Hugo, Théodore de Banville, Verlaine, Paul Fort, mais aussi Lamartine (Pensées des morts) ou Antoine Pol (Les Passantes), nous sommes frappés par l’extraordinaire plus-value poétique que ces airs auront ajouté à des mots qui peut-être, parcourus du regard, ne nous auraient pas à ce point touchés.
Est-ce à dire que, pour lui, la musique se rangeait au service des mots ? Il le prétend dans quelques interviews, où il insiste en disant que les notes, les rythmes doivent se faire oublier, qu’il ne les agence qu’au bénéfice du texte… Ce qui semble par trop diminuer l’incomparable mélodiste dont tant de trouvailles (Les Amoureux des bancs publics, Brave Margot, Le Vent, Les Copains d’abord, La Marche nuptiale, L’Orage, Le Parapluie, Gare au gorille…) sont dans toutes les mémoires ! J’aimerais beaucoup savoir, au titre de la « critique génétique », ce qui venait en premier pour Brassens composant une chanson, le texte ou la musique ? Une rime, une petite histoire, ou un rythme lancinant, entêtant ? J’ai reçu avant de partir le dernier numéro de la revue Genesis, consacré à la chanson et où figurent justement deux études sur Brassens, dont je reparlerai ici faute d’avoir encore pu les lire. « Prima la musica ? » On sait combien cette question, au XVIII° siècle, fut débattue autour de l’opéra. Concernant notre réception des chansons en tous cas, il est certain que la musique nous arrive d’abord, instaurant une sorte de climat ou de préconception du sens général, que la suite des mots vient préciser.
Brassens nous lègue un fabuleux opéra, dont je ne considérerai donc que le livret. Pour y relever quelques secrets de fabrication, repérables au fil des textes. Le « polisson de la chanson » aura d’abord été son polisseur, un joaillier de la langue acharné à mettre en valeur les mots, à les faire briller, tinter et rebondir les uns sur les autres. Considérons par exemple le rôle vertèbrant de la rime, ou des allitérations internes par lesquelles un vocable rayonne, en satellise ou en engendre d’autres : bancs publics et sa kyrielle de mots en -ique, ou bien parole, parole et sa riche déclinaison, rigolent, guibolles, grolles, cajolent, volent, vérole, fiole, casserole… Ou encore toute la série, virtuose, tirée du refrain « Il a mis les mains sur tes hanches », barbe blanche, sur ta planche, dorée sur tranches, comme un dimanche, en avalanche, à ta branche, les coudées franches… Une chanson moins connue mais particulièrement gouleyante, Le Bistrot, accroche au leitmotiv du gros dégueulasse toute une guirlande de mots en -lasse, dont l’acrobatique rime Fontaines Wallace… On citerait sans fin.
La métrique et le compte des syllabes repose sur la voix, qui élide quand ça l’arrange le e muet, ou tasse un peu les mots. Mais ces plaisantes déformations, grâce auxquelles notre oreille vérifie que le compte y est, s’efface parfois devant un majestueux alexandrin (impeccable à condition de bien placer la coupe), Dans un sleeping du Paris-Méditerranée ; observez, dans la même Supplique (une chanson longuement murie où l’on peut voir le chef d’œuvre de Brassens), comment la voix rebondit sur la plosive qui cheville l’alexandrin final, Qui fait du PEDALO sur la vague en rêvant… Dans Trompettes de la renommée, poème lui aussi très oral et fait pour la déclamation, les alexandrins aux e muets élidés prennent un tour formulaire, ou proverbial assez cocasse, Madame la marquis’ m’a foutu des morpions, ou bien Le crim’ pédérastique aujourd’hui ne paie plus. Relevons ailleurs au passage cette devise, elle-même bien frappée, Cocu tant qu’on voudra, mais pas amphytrion. Dans cette veine aussi, on ne se lasserait pas de citer.
Variante de cet art de la taille, qui aiguise et cisèle à même la chair des mots, le placement de la diérèse, qui fait s’ouvrir en deux une syllabe sous le pivot du i, et respirer la phrase, mari-ages d’amour, mari-ages d’argent. On multiplierait les exemples…
Aimer une langue c’est remonter à ses origines (à Villon et sa Ballade des dames du temps jadis), chérir ses archaïsmes et débusquer ses mots rares. Brassens en est à l’évidence épris, et son lexique en fourmille, de même que ses intrigues se situent volontiers dans un passé de convention (où les femmes portent corsages, jupons et cotillons) ; la voisine cogne à mon huis, les pandores sont autant de foutriquets, fesse-mathieux, paltoquets, on plonge dans le stupre comme on excite les folliculaires, le vieux tabellion rédige un codicille, on s’en soucie comme de colin-tampon, etc…
Brassens fait partie de ces chanteurs qui apportent un monde, aux emplois, aux décors et au style qu’on reconnaît tout de suite, on entre de plain-pied chez lui, d’ailleurs certains prétendent qu’au fil de ses quelque cent-soixante chansons il n’a pas changé, que son monde est petit, voire monotone, quelle erreur ! Mais il y a, reconnaissable entre tous, un ton qui (pour mes oreilles) souffre mal d’être interprété par un autre, la voix de Brassens ne se laisse pas détacher de ses chansons, pas plus que celle de Barbara, ou de Leonard Cohen, peut-on généraliser cette observation à tous nos grands chanteurs ? J’entends aujourd’hui louer Brassens d’être repris par d’autres, qui en font du rap, du jazz, du reggae… Et sans doute est-ce la force d’un créateur d’ouvrir ou de donner carrière à un flot d’interprétations différentes : les textes pas plus que les musiques ne sont intangibles, soit. Mais la voix de Brassens me manque. Sa voix c’est-à-dire son corps, son oreille si exigeante, sa bonhomie, sa gouaille, son entrain, son retrait.
J’aime Brassens chanté par Brassens.
En parcourant ici les sites archéologiques et les plages, nous demeurons Odile et moi en proie à cette œuvre. Ses mélodies, ses textes font un mélange folâtre dans nos têtes, je tâtonne à travers ses chansons, je me les récite et elles m’isolent du monde en m’imposant le leur, « Tout le restant m’indiffère / J’ai rendez-vous avec vous ! ».
Laisser un commentaire