Tu reposes donc désormais dans le petit cimetière d’Herbeys, à quelques centaines de mètres au-dessous de notre maison. Cette fabuleuse fermette d’Herbeys, je ne sais si je réussirai ici à la décrire. Elle te reste attachée de mille façons, là-haut ton fantôme est partout.
A partir de 1980, nous désirions passionnément acquérir une maison de campagne et je courais pour cela le pays en tous sens, allant jusqu’à la Drôme, la Savoie – j’ai dû visiter cent-cinquante « affaires » au cours d’expéditions improbables, dans un rayon (que j’estimais prudent de ne pas dépasser) de cent kilomètres. Je me rappellerai toujours comment, au matin du 15 octobre 1981, elle m’apparut : il avait fait la veille un gros orage et le chemin d’accès, assez détrempé, ne permettait pas le passage en voiture, que j’avais laissée plus haut. La grange hermétiquement close se dressait en lisière des bois, à un petit carrefour de terre où murmurait une source ; de l’autre côté, au-delà de la porcherie attenante en ruine et dont nous avons fait la cuisine, le champ en pente dévalait sur le village, reconnaissable au loin à son château des Princes-évêques et son église, qui marque les heures d’une cloche assourdie par la distance. Tout semblait cotonneux et en train de renaître, de se relever d’entre les plis du terrain et les écharpes de brume. D’une ferme quelque part montait comme feutré, enveloppé, le bruit d’un marteau frappant l’enclume. Le site s’est ouvert à moi avec un sentiment impérieux d’évidence, « Elle, enfin ! ». Et Françoise appelée en hâte pour une fois ne m’a pas contredit : quand tu as pu y monter entre deux consultations, à une heure, tu as tout de suite acquiescé, « Celle-là, je veux bien… ». Brieuc, huit ans, t’accompagnait : il contemplait avec nous en silence et pour la première fois le cirque de la vallée, et notre union de tous trois à ce lieu se trouva scellée dans ces minutes si pleines.
De toutes les maisons visitées, Herbeys était le meilleur choix : la moins chère, la plus proche (11 kms porte à porte depuis notre appartement, pas plus de vingt minutes en voiture), la plus inexplicablement belle… Je connais très peu de personnes qui résistent au charme d’Herbeys, mais comment en donner idée, le décrire ? Nous avons acheté d’abord un paysage ; situés comme nous le sommes sur notre montagne à vaches au point haut du village (à la hauteur des châteaux d’eau), sous les ruines du fort militaire des Quatre-Seigneurs qui couronne assez vilainement cette colline barrant de ses mille mètres d’altitude la sortie sud de Grenoble, entre les pentes autrement impressionnantes de Chamrousse et du Vercors…, nous regardons plein sud. A gauche le soleil se lève sur Chamrousse, et décrit toute l’orbe du ciel avant de décliner le soir derrière le Vercors ; de ce point où nous habitons, les lointains se chevauchent et s’étirent extraordinairement. De gauche à droite à partir de Chamrousse se dressent le Taillefer et l’Alpe du Grand Serre, dont les masses neigeuses peuvent tourner, certains soirs, de l’orange au rouge vif ; puis ce sont derrière la montée de Laffrey, au sud de Vizille, les terres froides de la Matheysine où demeure Cécile Mayaud (devenue Morel) avec sa ferme et ses trois garçons ; les corniches entourant le lac du Monteynard, et commandant l’entrée du Trièves, se découvrent ensuite, surplombant la trouée de Vif qui court, au-delà de Jarrie et des usines pétro-chimiques (qui brillent chaque nuit d’un tapis de lumière), vers le Mont-Aiguille, sommet mythique dont nous apercevons d’ici très loin la crête, redressée comme une barque ou une coiffe allongée. C’est le pays de Giono, celui au moins du Chant du Monde et du Roi sans divertissement que nous aimons tellement parcourir à vélo, au printemps. Puis enfin, refluant de ce bouillonnement de plans concassés sous le col de Lus-la-Croix-haute, défile majestueusement le large front pensif du Vercors, dominé par le Grand Veymont, et que l’épaule de notre propre colline coupe un peu au nord du rocher des Trois-Pucelles… Grenoble échappe donc totalement à notre vue, pas plus que nous ne découvrons, tout de suite au nord de Chamrousse, la pente du Grand Colomb où tu t’es tué.
Ainsi calés sous le sommet de nos Quatre-Seigneurs, nous vivons comme au théâtre ; ou bien c’est le monde qui semble nous regarder, assis en rond autour de nous. La météorologie à Herbeys est un enchantement de chaque heure, la lumière n’arrête pas de jouer à nos pieds sur la marelle des prés, des labours ; son râteau vers le soir peigne lentement les bosquets multicolores, et nous vivons encore inondés de soleil quand le monde d’en bas, par plaques, commence à s’éteindre. La profonde vallée qui court à gauche nous dérobe Uriage et Vaulnaveys (où demeurent nos amis Ménissier, ou Jean-Claude Gallotta), de même Vizille reste invisible, tapi dans l’effondrement du petit plateau qui relie Herbeys à Montchaboud. Au-delà de notre village, lui-même fort estompé en contre-bas, le regard ne rencontre donc aucune agglomération, mais à perte de vue un moutonnement, un nuancement de collines qui glissent et batifolent vers le sud, avant de se relever en coup de reins sur le cirque des sommets que je viens d’énumérer. Cirque immense, à la taille d’un monde où des villageois et quelques fermiers poursuivent tranquillement, à bonne distance, une existence qu’on dira, vue d’ici, pastorale.
Cela va faire trente-trois ans qu’en famille, aidés de nos voisins Murienne, nous avons relevé cette étable (sans pouvoir ajouter aucune extension à son emprise au sol, 40 mètres carrés, c’est minuscule et c’est beaucoup, la maison de Blanche-neige ont tout de suite remarqué les enfants). Trente-trois ans que nous vivons cousus à Herbeys, entre ciel et terre, étreints par un sentiment d’ouverture infinie et d’innocence retrouvée. Comme si le monde, chaque jour, y rejouait son commencement. Devenu grand, Brieuc a pris en mains le domaine, c’est sur lui que je me décharge de la fauche du pré (3500 mètres d’herbes hautes à dévorer par la débroussailleuse), des remontées d’eau à la pompe pour alimenter en haut du pré nos propres cuves, de l’élagage des arbres, des drains à reconstituer périodiquement sur le chemin d’accès car la pluie peut y creuser de sévères ravines, et les sabots des chevaux en passant arrachent nos gouttières. Herbeys est un lieu de rêve où de fait, à longueur de journées, nous ne faisons que rêvasser ; combien de fois Brieuc, Mado et leurs deux fillettes auront descendu à pied le chemin en nous hélant, depuis la voûte des charmes, avant de pousser sous l’auvent qui sert de bûcher la minuscule barrière et de nous rejoindre dans le pré, ou en juin autour de la petite piscine ronde où leur père s’affairait à « faire un courant » pour que Mathilde et Alice, accrochées à leurs brassards et à leurs frites, le poursuivent en étouffant de rire entre les vagues ?
Ce bassin très tôt construit (avant les travaux de la maison et pour mieux supporter leur fatigue) fait notre orgueil, une piscine dans un lieu pareil ! De sa terrasse s’étend, comme partout d’ailleurs, la vue que j’ai dite, plus invitante ici quand on sort ruisselant du bain ; et c’est de là aussi que la maison, mille fois photographiée, apparaît la plus belle. Inutile de dire que Brieuc adorait Herbeys, si facile d’accès, si vivifiant ; Mado et lui y auront organisé entre amis bien des fêtes, dont beaucoup se souviennent, et c’est vrai que monter le soir s’y baigner avant de dîner sous le grand chêne, y sentir lentement la nuit tomber et vous envelopper tandis que murmure la source, et que les spots habilement fixés en façade par Brieuc font ressortir les vieilles pierres… La vie résonne là-haut d’un timbre unique, tel qu’il s’est imprimé en moi dès le premier matin dans ce martèlement enveloppé de brume d’une enclume, ou la ponctuation des heures égrenées en bas, au clocher ; et ce même paysage est entré dans Brieuc enfant, « au filigrane bleu de l’âme se greffant »…
La vie y est frugale, intense, et totalement paisible. On vient à Herbeys se recueillir, se ressourcer, et savourer les heures qui passent ou le passage des saisons. Rentrer en soi-même en s’ouvrant complètement au paysage. Entretenir dans la cheminée un feu de bûches. Parcourir les prés et les bois sans y croiser personne, sinon parfois une biche, un renard, à si courte distance pourtant de la ville ! En achetant la tombe de Brieuc, nous avons arrêté du même coup la nôtre, nous finirons notre vie au pied de ce bocage, de ces bois en cascade. Depuis le petit cimetière, la vue moins grandiose est néanmoins très belle, pivotante entre Chamrousse et le Vercors. Les neiges veillent d’en haut sur les morts, entre les prés où fleurissent les premières pâquerettes. La saison semble en avance cette année, bientôt vont fumer les écobuages, bientôt un vent tiède, caressant ou parfois sauvage, repoussera du bas vers les sommets toute cette neige qui brillera encore jusqu’en mai, là-haut sur la Croix de Chamrousse avant de disparaître. Nous parcourrons à pied les pentes du Grand Colomb, redevenu vert et tout piqué de fleurs, et nous y retrouverons peut-être tes skis cassés par l’avalanche, tes bâtons dans l’herbe au fond du ravin, à la lisière de la forêt.
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