Cette amusante photo de toi, tu ne l’as découverte qu’assez tard car elle nous est revenue par des voies curieuses.
C’était en juillet 1974. Nous avions quitté Toulon et notre résidence de « La Tramontane » pour Grenoble au mois de septembre précédent ; nous y revenions dans la jolie maison prêtée par nos amis Mariaux, à la Garde, pour profiter encore de cette merveilleuse côte et y revivre nos souvenirs. Tu y étais né le jour du printemps 1973, tu avais donc seize mois.
Aragon, sur lequel mon premier livre était paru quelques semaines après ta naissance, prenait alors ponctuellement ses vacances à la Résidence-hôtel du Cap Brun ; c’est là, au mois de juillet précédent, qu’eut lieu le carnavalesque incident décrit dans le chapitre censuré de mon livre La Confusion des genres (Gallimard 2012). Cela ne m’empêchait pas de revoir le poète alors âgé de 76 ans, rue de Varenne puis encore à Toulon, en ce nouveau juillet : nous l’avions invité à déjeuner et il était donc attablé avec nous dans la maison Mariaux ; je ne sais plus qui gardait Pascale et Sylvain, nous n’avions conservé avec nous que Brieuc.
J’étais un peu remonté contre toi : tu me volais littéralement Aragon. J’avais mille questions à poser à mon auteur favori (Théâtre/roman venait de paraître) mais lui, devenu assez sourd, ne s’intéressait qu’à toi. Captivé d’abord par ton prénom, « il s’appelle Brieuc – imaginez-vous ! » lançait-il à la ronde quand nous l’avions pour finir raccompagné à la terrasse du Cap Brun, où il te faisait passer de mains en mains en répétant ce nom si rare qui « pivotait sur la diérèse ». Il te laissait grimper sur ses genoux, enfouissait ses vieilles mains dans tes jolies boucles, et toi tu ne songeais qu’à pousser le long de ses bras ton petit camion, « Teuf-teuf » t’encourageait-il en s’étranglant de rire…
J’avais pris de notre table deux ou trois photos, que j’ai dû expédier rue de Varenne à l’automne ; en 1978, j’en ai inséré une dans mon article « Chambre obscure » du numéro de la revue Silex consacré à Aurélien, avec le sous-titre « Aragon sucrant les fraises », car c’était le dessert préparé par Françoise et le goût de notre hôte pour le sucre nous avait frappés, il en remplira littéralement à ras-bord sa tasse de café ! Puis j’ai perdu ces clichés, dont tu n’as guère dû prendre connaissance.
Celui-ci m’est revenu de la plus étrange façon. Aragon à la fin de sa vie avait tapissé les murs de son appartement de collages de toutes sortes, qui constituent d’une certaine manière sa dernière œuvre. Luc Vigier et Maryse Vassevière se sont donc attelés à la reconstitution des fameux murs, pièce par pièce, tentant d’en figurer aussi exactement que possible, d’après les documents dépunaisés et quelques films tournés sur place, l’extravagante composition. Beaucoup d’images étaient faciles à documenter, d’autres s’accumulaient dans une boîte « à identifier ». Connaissant Françoise de vue, Maryse m’a donc demandé qui était, entre elle et Aragon, ce blondinet souriant. Je possède maintenant grâce à elle une version numérisée de cette photo perdue et retrouvée ; et j’ai appris surtout qu’elle figurait, si je puis dire, à une place d’honneur, à la tête même du lit d’Aragon qui dut y voir souvent, de 1974 à 1982, Brieuc et sa jeune maman.
Pourquoi raconter ici tout ça ? Parce que je ne peux m’empêcher de te chercher au prisme d’Aragon, qui aura été la grande lueur ou le chant de ma vie. Didier Pobel, apprenant ta mort, m’a envoyé aussitôt quatre vers du poète, qui cadrent mal comme lui-même s’en excuse : « Et vous du fond des temps ô fantômes venus / Au-dessus de sa mort montez montez la garde / Chaque étoile est un pleur et le ciel vous regarde / Millions de douleurs qui gèlent dans la nue » – trop rhétoriqueur, le grand Aragon n’est pas là !
Je le trouve plutôt, traitant des cimetières, dans « Dominos d’ossements que les jardiniers trient » ; ou, à propos d’autopsie, dans « Aveugles chirurgiens qui déchirez les roses » ; ou surtout, chanté par Jean Ferrat, quand il dit de son rêve « …Vous me mettrez avec en terre / Comme une étoile au fond d’un trou ». Mais aussi dans le bouleversant message qui clôt pratiquement Aurélien (et en résume la morale) : « C’est un bonheur d’aimer un(e) mort(e), on en fait ce qu’on veut (…) ».
Pourquoi cette phrase qui ne concerne apparemment que le masque de l’Inconnue de la Seine (avant de s’appliquer étroitement au visage de Bérénice) revient-elle me hanter ces temps-ci ? Parce qu’elle résume le piège où tombe presque nécessairement le survivant : tailler le mort à sa mesure, disposer de lui comme un miroir propice à réparer notre terrible incomplétude. « De mortuis nil nisi bonum dicendum est », on ne doit rien dire des morts si ce n’est du bien, énonce le proverbe. Beauté forcée des disparus, etc., nous connaissons cette cosmétique, cette rhétorique qui enjolivent irrésistiblement l’objet de notre deuil : comment ne pas idéaliser celui qui a emporté, et qui détient donc maintenant le meilleur de nous-mêmes, notre meilleure part ? Mais c’est typiquement soi, fondu au mort, qu’on lamente et qu’on pleure ; le deuil est une épreuve éminemment narcissique, où un moi arraché à soi-même s’efforce à recoller les morceaux.
J’esaierai d’en dire prochainement plus sur cette épreuve et ce travail du deuil, à travers notamment le texte de Freud que je vais soigneusement relire, et tant pis pour la mode qui traite le fondateur de la psychanalyse en chien crevé ! Mais Philippe Ratte me suggère dans une lettre amicale une piste voisine, citation tirée du Te Deum, « in Te, Domine, speravi, non confundar in æternum », que lui-même me traduit : « J’ai espéré ! Alors, que je ne soie pas mélangé (dilué, confondu, perdu, amalgamé, fusionné, mêlé) quand on en sera à l’éternité »…
Tout cadavre inspire le dégoût des mélanges, qu’on retarde en le disposant dans cette boîte vernie dont nous savons qu’elle ne résistera pas longtemps aux outrages innommables que la terre inflige aux traits de la chair, à l’impensable putréfaction… Mais l’âme du mort du moins proteste, ne me confonds pas, même pas, surtout pas à toi qui continue ta vie, laisse-moi mon identité, cherche-moi pour moi-même, ailleurs qu’en toi, essaye de dire vraiment celui que j’étais, sépare-moi, n’essaye pas maladroitement, fusionnellement de me retenir, tentons dorénavant de garder la distance, de respecter l’infranchissable.
L’amour-fusion comme l’identification aux morts reproduit le pire des mélanges, et peut conduire à la folie qu’on enferme, au suicide. Nous nous détournerons de cette voie en respectant Brieuc, en le cherchant tel qu’il fut, dans cette place où il est maintenant, inaccessible, mais d’où peut-être il nous sourit.
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