Brieuc en pensées

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A celle qui n’arrête pas de pleurer, je murmure à l’oreille au fond de notre lit que nous devons laisser s’accomplir cette transformation de Brieuc, qui vient de passer du monde réel dans celui de nos pensées, et dans celles de tous ceux qui l’aiment. (Je n’écrirai pas « qui l’aimaient », nous aimerons Brieuc mort ou vif, tant que nous garderons un souffle de vie.)

Je te répète donc nuit et jour que la seule façon maintenant de le prolonger, c’est de le recueillir en nous, de le couver en regardant avec une attention passionnée ce que d’autres ne voient pas, nos souvenirs de lui ; de lui parler silencieusement, et de parler de lui, en essayant de capter sa voix désormais intérieure, imaginaire – mais l’imaginaire peut être très résistant, et avoir des effets tellement forts !

Tant que nous serons capables de nous représenter Brieuc, je sais qu’il ne sera pas tout à fait mort. C’est un grand thème de Spinoza auquel je m’accroche, merci Yves (Citton) de me le rappeler dans un mail : « … car nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels » (Ethique V, 23, scolie). Cette affirmation bizarre chez un « athée » a pourtant une traduction médiologique simple ; la transmission est une manière de transfusion sanguine, par laquelle la vie des êtres organisés dépasse leur existence biologique. Ils se prolongent dans leurs descendants, qui parfois leur ressemblent ou les dupliquent de troublante façon, mais ils survivent aussi dans leurs traces, photos, récits posthumes, souvenir de tous ordres (maisons, ouvrages, lettres…). La vie d’un écrivain par exemple est plus longue que celle d’un analphabète car l’écriture nous étend fort au-delà de nous-mêmes (j’en remercie ce blog), au point que certains semblent plus grands morts que vivants : Rousseau, mal aimé jusqu’à sa mort, devient superstar en l’année anniversaire 2012.

Dans le deuil, nous remâchons l’évidence que cette représentation ne vaudra jamais la présence. Et que notre amour ne se satisfait pas d’étreindre des simulacres ou des pixels mais qu’il exige la chair, le corps de l’autre, sa voix, son regard et sa peau. Forcément. Mais la re-présentation n’est pas rien, et elle a (Aristote) de grands effets cathartiques. La vie du mort est passée dans les mots, dans les images que nous entretenons de lui pour le soutenir à cette pâle existence, vitale pourtant pour chacun de nous. Quand nos amis nous parlent de Brieuc, nous rapportent un souvenir précis ou un aspect de lui que nous connaissions mal, notre vie s’enrichit, et son espérance de survie s’allonge d’autant.

« Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri » (Aragon). Mais Valéry dans Le Cimetière marin, « Le don de vivre a passé dans les fleurs »… Brieuc vient d’être littéralement couvert de fleurs ; mais celles qui débordent aujourd’hui son tertre au cimetière d’Herbeys (au point qu’on ne sait plus où les mettre) vont rapidement mourir, c’est à nous de les relayer par les mots, et d’essayer le remède des paroles moins éphémères que ces merveilleux bouquets. Vous ses relations de travail ou ses amis qui l’avez connu, dites qui était cet homme, postez-le sur ce blog ou là où il vous plaira, transfusez jusqu’à nous vos propres souvenirs. Car « les morts sont sans défense », écrit de son côté Elsa Triolet (dans un texte repris sur sa pierre tombale), leur chétive condition ne dépend plus que de nous.

Depuis vendredi, ta présence nous hante. Peut-on aimer un être immatériel, un spectre familier ? Oui, je crois qu’une part de notre vie va devenir spectrale, et plus spécialement qu’un philosophe ou un amateur de romans et de films peut faire de vraies rencontres dans cette voie. Un esprit religieux peut-être aussi ?

Brieuc ni Françoise ni moi ne sommes du tout religieux, je le précise pour les lecteurs catholiques de ce blog – et pourtant j’adhère de tout cœur à cette proposition de Spinoza, « Mens humana non potest cum corpore absolute destrui sed ejus aliquid remanet quod aeternum est », l’âme humaine ne peut disparaître absolument avec le corps mais quelque chose de celle-ci demeure, qui est éternel, j’y crois complètement et je renoue en transcrivant ceci avec mes années d’études, je me remets au latin, c’est pratique une langue morte pour converser avec les morts.

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10 réponses à “Brieuc en pensées”

  1. Avatar de Yves Citton

    Cher Daniel, et surtout chère Françoise,

    Aucun mot ni aucune idée abstraite ne peut sans doute diminuer la douleur corporelle, physique-mentale, qui vous a frappés depuis une dizaine de jours. Le temps seul, qui nous emportera tous un jour, peut peut-être en transformer la nature, si on laisse en lui la vie retrouver et réinventer ses nouvelles prises dans ce monde bouleversé par cette absence.
    Comme vous, je ne suis pas religieux, et pourtant la maladie ou la disparition d’un proche me fait sentir le manque énorme, dramatique, dont nous nous sommes affectés en nous écartant (pour de bonnes raisons) de certaines formes de vie religieuse. Comment ne pas prier pour un ami atteint d’un cancer? Comment ne pas vouloir croire qu’on puisse quelque chose contre l’absurde?

    Plutôt qu’à rejeter de tels besoins, de tels affects comme naïfs ou superstitieux, il me semble qu’il faut les accueillir avec humilité et reconnaissance — et comprendre qu’ils correspondent à des modes d’existence bien réels, dont notre modernité sur-puissante, sur-équipée, et irrespectueuse de nos vulnérabilités partagées, nous a écartés pour notre plus grande peine.
    L’âme de Brieuc existe bien: dans son souffle qui a affecté ceux qui le côtoyaient. Le manque ressenti de son absence corporelle témoigne douloureusement de cette présence de son âme en nous. Cette âme est éternelle: rien ne viendra dés-affecter ceux qu’il a affectés et qui gardent son influence en eux.
    C’est bien cette « âme » qui compte finalement le plus dans une vie humaine. Moi qui ne l’avais jamais rencontré, je vois depuis dix jours son âme briller dans tout ce que je lis et entends de lui. Cette brillance témoigne non seulement de ce qu’il était, mais de ce qu’il est et sera dans ceux qui portent son influence en eux.

    Vous aussi, Daniel et Françoise, vous brillez d’une générosité qui affecte tous ceux qui vous côtoient. Tous les éloges faits à Brieuc, c’est aussi à vous qu’ils s’adressent, vous qui l’avez « élevé » à ce qu’il est devenu.
    Votre âme, endolorie mais bien vivante, émanant de vos présences corporelles heureusement bien vivantes, votre âme nous anime, nous touche, nous fait sentir un peu de votre douleur, nous fait réfléchir, influence nos pensées et nos actions, enrichit nos existences: les élève.
    Nous avons besoin de vous, de votre intelligence, de votre générosité, de votre bonne humeur à retrouver aussi vite que possible, malgré tout, au-dessus de tout. Vous nous élevez tous au-dessus de ce que nous serions sans vous. A chaque fois que nous côtoyons votre présence, votre vie nourrit nos vies.
    Prenez soin de vous, de votre vie précieuse. Vous ne pouvez rien faire de mieux pour renforcer en nous tous la présence permanente de l’âme de Brieuc — en ce monde que nous avons la chance de partager encore avec vous.
    Amitiés et courage.
    Yves

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Cher Yves, Ce « commentaire » d’une rare élévation en effet nous apaise, et nous ne l’effacerons pas de nos iPhones, pour le relire… En famille, nous appelions Brieuc spontanément « Brille », Pascale l’a rappelé au Funérarium et j’en dirai un mot dans un prochain billet. La religion en revanche ne peut pas grand chose pour nous, pourquoi ? Il me semble que ce que nous recherchons à présent, ce sont des mots d’une précise personnalisation, qui touchent et fassent toucher le vif de Brieuc, ce qu’il avait d’unique. Les formules des prêtres (qui ont, il faut le reconnaître, quelques longueurs d’avance avec la mort et quasiment le monopole de son traitement, tant les survivants se trouvent démunis, privés de gestes et de paroles autour du corps) nous auraient beaucoup insupportés lors de la cérémonie d’adieu que nous lui avons réservée : une transcendance tombée des nues convient mal à cette circonstance, il faut que les mots montent de la douleur des vivants, pas qu’ils descendent de quelque registre ou ciel symbolique « prêt à porter ». La consolation bien réelle qui peut venir des paroles doit être sur mesure, au plus près de l’expérience si vive que nous avons de Brieuc. « Le » symbolique, s’il doit agir, est à réinventer ici et maintenant, au fur et à mesure des méandres de la douleur. Les idées, les mots de la religion sont beaucoup trop généralistes ; dans notre deuil, nous ressentons une faim immense de CONCRET, et nous ne faisons que buter sur des simulacres, des abstractions. J’essaierai de parler, prochainement, de ce « travail du deuil » – pour mieux l’aider, l’accomplir…

  2. Avatar de J. Martin
    J. Martin

    Cher Daniel,
    Consterné par cette mort abominable qui vous touche dans votre chaire, je tiens à vous exprimer à vous et à votre épouse mes condoléances. Je suis conscient qu’aucun mot dans ces moments ne peut atténuer votre chagrin, alors sachez que, à Toulon aussi, nous pensons très fort à vous.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Je suis d’autant plus sensible à ces condoléances toulonnaises, cher Jacques, que Brieuc est né à Toulon, le jour du printemps (21 mars) 1973 ; j’achevais cette année-là ma troisième année de classe terminale au lycée Bonaparte (encore « de jeunes filles »), avant de partir pour Grenoble où j’allais prendre, en septembre, mon premier poste universitaire. Nous avons adoré vivre à Toulon, ville pourtant diffamée, et nous en parlions souvent à Brieuc.

  3. Avatar de JFN
    JFN

    En écho aux nombreuses réactions qui parcourent votre blog ,je relis ces jours,le beau livre de Jean-Loup Charvet, »l’éloquence des larmes »,en pensant à Françoise et à Madeleine(femmes courageuses). »Certaines larmes ne se font entendre que parce qu’elles ne peuvent plus se laisser voir.Ou parce qu’elles ont désormais trop de force pour jamais se rendre visibles.Mais d’autres ne se montrent justement que parce qu’elles ont trop de force pour se faire entendre ». »Rosée de l’être », écrit Jacqueline Risset,,elles nous rattachent au monde malgré tout.Mais les mots,nos pauvres mots humains,dans leur mystérieuse épiphanie et incantatoire,peuvent-ils cristalliser l’ineffable?JFN

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Je ne connais pas ce livre, mais vos citations me remettent en tête « Mémoires d’aveugles » de Jacques Derrida, ouvrage né d’une commande du Musée du Louvre et justement consacré aux larmes. Merci pour votre suggestion, j’essaierai d’y faire écho dans une prochaine page de ce blog.

  4. Avatar de Grisard Roselyne
    Grisard Roselyne

    Continuez de mettre des photos (cette dernière avec Madeleine et les filles ), j’entends Brieuc raconter une blague et ses moments paisible, quant il venait a Frèterive. C’est bon de se souvenir de son amitié.
    Je pense à vous, Roselyne

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui Roselyne, J’en remettrai aujourd’hui mardi, avec les témoignages de ses frère, soeur et amis.

  5. Avatar de Axelle
    Axelle

    Cher Daniel,
    Quelques mots pour mettre par écrit des souvenirs de Brieuc – les rendre immortels et ainsi le garder, lui, vivant par ces mots qui résisteront au temps qui passe inexorablement.
    Lors de son enterrement, j’ai été frappée d’entendre, dans votre bouche je crois, que Brieuc était « lumineux ». C’est tellement vrai. C’est cet adjectif qui nous est apparu comme une évidence d’ailleurs à son sujet, les minutes après avoir appris sa mort, dans la clameur silencieuse d’injustice que mon mari et moi avons adressé à l’Eternel- « il était tellement lumineux! ».
    Car lorsque Brieuc était avec nous, les amis de Mado qui étions devenus ses amis, sa présence nimbait nos retrouvailles d’une poussière dorée de gaieté et d’insouciance. Brieuc brillait de sa présence – car il était éminemment présent- toujours très expansif, joyeux, prêt à faire une blague (et à la répéter si elle était bonne, au point d’agacer certains parfois!), mais aussi à questionner les uns et les autres avec un intérêt véritable, et à irradier d’une énergie qui nous paraissait inépuisable.
    Je me souviens aussi d’un jour où nous étions passés voir Mado et Brieuc l’an dernier mais Mado était encore au travail et c’est Brieuc qui nous avait ouvert. Nous l’avions alors découvert en hôte attentionné, prévenant, attentif – réellement content que nous soyions là (car Brieuc ne pouvait pas cacher ce qu’il ressentait je crois) et cela même nous avait rendu heureux. Brieuc était généreux car il était lui-même et s’offrait ainsi aux autres. Nous étions fiers de le connaitre et j’étais fière de nager à ses côtés l’été dernier, dans le lac du Bourget.
    Tous mes autres nombreux souvenirs de Brieuc contiennent la présence de Mado ou des filles. Je les garde pour moi et pour elles. Jours heureux.
    Là où je vis, il n’y a pas de montagne, juste la ligne cassée des immeubles. Ces derniers jours, je me suis surprise à regarder le petit carré de ciel au dessus de tout le paysage urbain- le même ciel que touchent vos montagnes. J’avais envie de toucher ce ciel.
    Je suis croyante, mais tout croyant doute. Je ne sais pas si Brieuc est ressuscité, si son âme est déjà au paradis et nous contemple. J’espère qu’un jour nous nous retrouverons tous. Mais je suis convaincue que ce qu’il nous a donné, sa joie infinie, sa générosité, son pouvoir de contemplation de la nature, sa lumière – vivent en nous, et à travers nous. Nous rendent plus plus vivants et plus Humains dans cette longue chaîne qui nous unit à chaque homme et femme de cette Terre. J’ai espoir que cette flamme vive en nous à jamais et qu’elle vous porte, vous aussi, vers l’avant…
    Avec toute mon affection, Axelle

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Bravo chère Axelle, merci vraiment de ce témoignage que je relis, et que j’associe aux lettres voisines de Cécile. Ce sont des souvenirs à méditer parce qu’ils nous retardent de chercher Brieuc dans la mort ; il affirmait la vie, il brillait de vie, tranquillement, quelle leçon pour les survivants, c’est cela surtout que je voudrais, avec ce blog, retenir !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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