Vendredi 31 janvier, notre fils Brieuc âgé de quarante ans s’est tué dans le massif de Belledonne où il randonnait à skis, emporté par une avalanche. Il laisse une femme, Mado, et deux fillettes également aimantes, de cinq et deux ans. Nous l’avons enterré hier mardi dans le petit cimetière d’Herbeys. « Enterrer Brieuc », cet être de lumière, phrase insupportable…
Comment continuer à alimenter ce blog ? Parler ou ne rien dire dans cette circonstance est également difficile. Je publie ici les mots que j’ai dû prononcer au Funérarium de Grenoble, devant les très nombreux amis qui nous soutiennent dans cette épreuve.
Névache, été 2008
Brieuc, cher enfant (trop chéri), dans les nombreux messages de nos amis une phrase revient en boucle, « nous adorions Brieuc ». Vraiment oui, nous t’adorions. Tu avais quelque chose d’évidemment radieux, d’entraînant, de joyeux. Et comme tu habitais, toi notre petit dernier, à trois-cents mètres de chez nous, on se voyait très souvent.
Une intense complicité affective et morale s’approfondissait à la faveur de ces faciles rencontres, avec toi nous étions toujours d’accord sur tout, nous faisions d’instinct les mêmes choix et pourtant nos conversations n’étaient pas de surface. Je ne me rappelle pas une brouille, une querelle entre tes parents et toi. Pour d’inexplicables raisons, tu es celui de nos trois enfants qui ressemble le plus à ta mère, tu avais pris les traits de son visage, et aussi de son caractère, la droiture, la bonté profonde.
Quand j’ai entendu vendredi soir depuis Paris, où nous sortions d’un film lamentable, Mado m’annoncer dans un sanglot au téléphone BRIEUC EST MORT, notre arbre de vie s’est fendu en deux. Pour toujours je le crains. Nous portons tous en nous un arbre avec ses racines, ses branches ; le nôtre n’est pas décapité mais affreusement amputé. Et certes il y a Mathilde et Alice, qui grandissent si bien, mais que tu ne pourras jamais plus, toi le père modèle, guider dans leur vie.
Mado le fera donc pour deux, elle le fait déjà. Nous imaginions te connaître Mado, nous te découvrons depuis vendredi, nous t’en aimons davantage et nous t’admirons. Tu m’as étrangement crié PARDON d’une voix déchirante dans le téléphone, je ne crois pas que tu aies la moindre responsabilité dans cette catastrophe, et je ne veux pas savoir si Brieuc s’est montré imprudent, je ne connais pas assez la montagne. Et je n’ai plus envie de la connaître.
Je me tiens depuis cette affreuse soirée entre vous deux, avec vos réactions si opposées que je partage, Françoise trop défaite ici pour parler, disloquée, en loques, et Mado gardant toute sa tête dans la douleur, faisant apparemment face. Dans les derniers moments d’intimité que nous avons eus avec celui qu’on ne peut plus appeler Brieuc, dans la chambre mortuaire, à contempler l’irréparable, nous avons mastiqué jusqu’à l’épuisement le scandale de ce froid, de cette immobilisation soudaine qui te vole la moitié de ta vie. Que la mort plutôt nous prenne, me disais-je, je viens d’avoir soixante-dix ans, j’ai accompli la mienne alors qu’il te restait tant de choses à vivre, à entreprendre entre ta femme et tes deux fillettes si aimantes…
L’an dernier tu avais obtenu le CAPES d’économie, très facilement, tu préparais donc cette année l’agreg. Mais tu ne perdais pas espoir de remonter aussi le cabinet Reverdy-associés, ton activité de consultant. En cas de difficultés insurmontables, l’enseignement aurait été ton filet de sécurité. Tu aimais autant que moi donner des cours, des conférences, nous avions suivi avec fierté tes progrès dans ce domaine, parlant devant S-T à Crolles, ou à la Métro. Ta perspicacité m’a toujours frappé (sauf dans le placement de tes économies !) ; tu travaillais consciencieusement, très pratiquement à améliorer ce monde, en évaluant par exemple les chances de développement économique de notre région, ou d’autres : tu avais planché sur Besançon, sur Bordeaux, tu étais un farouche opposant du TGV Lyon-Turin, gabegie financière où tu voyais surtout la collusion des intérêts politiciens. Tu étais très sévère pour certains projets ou décisions de nos élites, tu ne mâchais pas tes mots, tu ne ménageais pas la chèvre et le chou. Les promoteurs du TGV peuvent aujourd’hui soupirer d’aise, tu ne leur mettras plus de bâtons dans les roues.
Et puis, tu étais sobre (chez vous, on ne buvait que de l’eau) parce que vous viviez dans l’essentiel. Entre les belles photos de désert prises par vous, les sables de l’Akakous aux murs de votre appartement.
Brieuc chéri, sans toi ce monde sera moins beau, moins lumineux. Nous avons vécu quarante années au contact de ta lumière, merci vraiment d’avoir été sans dévier ce garçon puis cet homme exceptionnel. Si tu pouvais nous entendre, nous donner un conseil, tu nous enjoindrais certainement de continuer ton œuvre, et d’abord d’aider Mado à élever vos deux filles. Nous allons nous y consacrer, y mettre tout l’amour dont nous sommes capables, même si nous ne pourrons jamais égaler ce que tu leur donnais. Le trampoline d’Izouard, la maison d’Herbeys où tu élaguais les arbres, passait la tondeuse, ramonait… Les jeux dans la mer en Corse, les randos à n’en plus finir à pieds, en vélo… Le meilleur des pères se doublait d’un adorable tonton, très drôle, plein d’initiatives et de réparties : quels souvenirs ensoleillés garderont de toi Arthur, Gaspard et Iris, Elisa, Julia, Carla !… Ces maisons charmantes, pièges à amis et à enfants vont devenir des crève-cœurs sans toi, qui les prenais à bras le corps, qui nous aidais à les entretenir ; elles sont gorgées de ta présence qui y transpire, y respire partout.
Françoise chérie, ne fais pas le choix de chercher Brieuc dans la mort, lui s’il le pouvait te crierait au contraire de vivre, de le prolonger et le poursuivre. Nos deux enfants et huit petits-enfants, qui nous entourent de si près, nous aident fortement à traverser ces jours si graves, à les orienter vers la vie.
Quelles musiques choisir pour un moment pareil ? Vous entendrez tout à l’heure, pour accompagner votre procession autour du cercueil, Orphée et Eurydice de Gluck, le chant d’Orphée descendu aux Enfers qui ne lui rendront pas son amour. Mais d’abord une petite chanson de notre cher Leonard Cohen, dont je t’avais transmis la passion, elle est tirée de son dernier disque Old ideas : c’est une berceuse, « a lullaby », que tu n’entendras plus mais qui peut-être nous calmera de ce côté-ci, nous les survivants. Imprimez dans votre cœur ces paroles où le vent parle avec les arbres, ou un chat avec une souris ; écoutez cet harmonica où la bouche semble plaquer ses baisers partout. Nous aimerions encore et encore embrasser ton visage, qui ne sent plus rien ! « Sleep, baby, sleep… Si ton cœur est déchiré / Pour je ne sais quelle raison / Et que la nuit dure longtemps / Ecoute ma berceuse… »
Nous sommes tous des bébés devant ta mort.
Izouard (Saint-Chaffrey), été 2013, avec Françoise
Mathilde et Alice
(Il est très facile d’écouter cette chanson en en lisant en anglais les paroles, il suffit de taper sur Google « Paroles de ‘Lullaby’ par Leonard Cohen)
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