Bulles, écumes, médiasphères

 

Bulles, écumes, médiasphères par Daniel Bougnoux

Depuis que les livres de Peter Sloterdijk nous parviennent dans les belles traductions d’Olivier Mannoni, nous pouvons mesurer combien sa sphérologie croise notre médiologie. Sans prétendre ici énumérer tous les points de contact, ni borner un dialogue en cours, visitons ce « Palais de cristal » qui nous ouvre un scintillant miroir.

Pour commencer, nous supposerons donc qu’homo n’est pas seulement faber, mais qu’il construit en rond autour de lui. Nous aimons à nous circonscrire, à perfectionner notre enveloppe comme autant de barrières ou de systèmes immunitaires redoublant notre bouclier biologique. Les « blessures narcissiques» énumérées par Freud furent donc autant d’excentrations; en arrachant le toit de l’antique maison, Copernic provoque l’effroi métaphysique de Pascal, ou le sobre résumé de Peter Sloterdijk : « Le gel cosmique pénètre dans la sphère humaine par les fenêtres grandes ouvertes des Lumières » (Bulles, page 27). Penser médio ou médias, c’est d’abord penser sphères: «Nous montrerons que la théorie des médias et la théorie des sphères convergent » (ibid., page 35).

L’objet, la prise technique suggèrent une relation linéaire, oppositionnelle et hiérarchiquement descendante : le sujet domine l’objet posé en gegenstand, en vis-à-vis d’une froide netteté. P.S. humanise, et complique, cette relation technique (sujet-objet) en relation pragmatique (sujet-sujet) ; il montre homo faber animant son objet en le courbant à son image ou à son souffle, insufflant tout un monde dans sa bulle. Les objets auxquels nous nous accouplons préférentiellement (maisons, voitures ou aujourd’hui ordinateurs…) deviennent virtuellement nos jumeaux ontologiques, nos compléments narcissiques. Créer c’est animer – ou habiter. Retour à l’ancienne magie ? Ou façon intéressante de compléter le « théorème d’incomplétude » jadis proposé par Régis Debray : l’homme n’a pas seulement besoin, verticalement, d’une transcendance fondatrice, il lui faut encore, horizontalement ou sphériquement, un double qu’il fantasme sur le mode d’une enveloppe, depuis la nidification fœtale. Là où était cette nidification doivent advenir la maison, la relation symbolique et technique, un monde d’objets appareillés. Telle serait, cavalièrement résumée, la première climatisation technique-symbolique de notre « palais de cristal ».

Les quelques quinze-cents pages de Bulles suivies d’Écumes tournent autour du verbe habiter. C’est-à-dire venir au monde, une opération qu’on ne confondra pas avec naître. L’animal naît, et demeure sa vie durant rivé au piquet de son milieu ou de son environnement. Homo se retourne contre celui-ci pour le transformer ; mû par le désir d’une maison – passion lourde chez cet

excentrique congénital – il n’a de cesse de configurer, par cercles concentriques, un monde à son image. Ou plutôt, car la métaphore optique serait ici réductrice et tardive : faber fait venir à lui un monde où il peut respirer, et où l’on puisse s’entendre. Ce qui suppose un dôme ou un toit. Nulle existence individuelle n’est concevable sans résonances croisées et partagées au sein du phonotope protecteur (= rayon de reconnaissance des voix), ou sous la « cloche du sens ». Pas de je suis qui ne conjugue sourdement le verbe suivre, ajustant la chétive existence soi-disant singulière au sillage du jumeau ou du double. Passionné par nos commencements, et en se souvenant toujours que « l’archaïque n’est pas le révolu mais le sous-jacent » (comme écrit Debray dans Le Feu sacré), P.S. consacre des chapitres entiers à détailler amoureusement les échanges sanguins ou les contacts placentaires du fœtus dans la matrice (Bulles), puis la constitution des phonotopes, chirotopes, ergotopes, thanatotopes, utérotopes et autres couveuses artificielles que les primitives hordes opposent ingénieusement à la marâtre nature, et qui furent nos premières résidences (Dans le même bateau, puis Écumes). Pour décrire ces différentes étapes de la venue au monde, le philosophe mobilise une approche polysensorielle autrement convaincante que le stade du miroir, artefact optique assez chiche par lequel Lacan crut expliquer la maturation et « l’assomption jubilatoire » du sujet.

Pas de je sans tu, argumentait Benveniste ; pas de sujet sans toit. Être un sujet c’est habiter, et participer du sein de cette clôture vitale à une subjectivité répartie, entrer en résonance ou dans un rapport de réciprocité avec ses semblables. Notre intelligence ne fonctionne que connectée; les cerveaux comme les parties génitales exigent l’accouplement. Un cerveau est le média ou le complément de ce que fait un autre cerveau – le « Je pense » relevant d’une autonomie tardive, et fort exceptionnelle. Comment nous représenter sans réduction cette copule ontologique du couple? Toute la réflexion de P.S. voudrait relever le défi que pose à notre raison analytique et séparante cette relation à l’origine. Découpé et perçu dans les limites de son corps, l’individu demeure un trompe-l’œil ; dans Le Banquet de Platon, Aristophane désigne en chaque corps le laissé pour compte désemparé d’un couple ou d’une boule, qu’il n’a de cesse de reconstituer.

La proposition d’une sphérologie vise à comprendre comment chaque vie et chaque pensée s’encapsulent. Sphères I et III nous rappellent diverses expériences convaincantes d’immersion dans un cercle ou une bulle sécuritaire : la solidarité dans une équipe ou un parti, l’imbrication mère/nourrisson, la relation amoureuse…, montrent bien le soi-disant individu pris ou transi dans un bain de possession primaire sillonné de signaux, de visages et d’objets (pour lui) pertinents. Pas de sujet sans intersubjectivité, sans espace médial, interstitiel ou transitionnel riche de tensions contradictoires. Ce lieu enchanté, ou ce lien ensorcelé, est d’emblée saturé d’énergies mimétiques, d’appels érotiques et de pulsions concurrentielles. Comment vivre sans être attiré, sans graviter dans l’orbite d’un autre ? Nous considérerons donc dans la « sexualité d’objet »,

distinguée par Freud, une érotique secondaire destinée à aufheben (supprimer- sublimer) une libido primaire autrement ravageuse: identificatoire, orale- fusionnelle, et qui ne cesse de se rallumer pour nous ramener à l’infra-monde des nobjets.

Qu’est-ce qu’un « nobjet » ? Cela que cherche également à cerner la notion de média, ou mieux de medium. « Les seuls à utiliser encore le concept de ‘medium’ pour l’être humain, ce sont malheureusement les occultistes », remarque en passant l’auteur de Essai d’intoxication volontaire (Pluriel, p. 40). Merci Peter ! Nous appellerons nobjet, dans une relation duelle, la présence non- confrontative de l’autre, comme la musique pour l’auditeur, l’eau pour le poisson. On s’immerge, on habite, on évolue dans l’élément (le milieu, l’environnement) du nobjet. Comme dit encore P.S., « quand on vit dans la solution, on ne comprend pas le problème » (Ni le soleil ni la mort, page 186). La solution en effet, aux deux sens de ce mot ! H2O ne pose pas de problème au poisson puisque c’est la solution… Très en deçà du champ visuel, ou d’une station en gegenstand, nos nobjets tendent à glisser hors du champ de conscience ; ils demeurent implicites, enfouis dans le Lebenswelt primaire de la sphère vitale qui constitue notre monde propre. N’invoquons aucun « refoulement » ; trop connu pour être reconnu, le nobjet insiste pour chacun sur le mode du milieu, de l’environnement, de la donation originaire du « monde de la vie » : fond sous toutes les figures, medium, ou foncier… On y placera aussi l’écoumène, mot tiré du grec oikos, notre première maison.

L’exigence d’une pensée du milieu, ou de l’entre-deux, est une tâche de longue haleine en l’état actuel de nos « paradigmes ». Il faudra s’arracher pour cela à une grammaire de la substance, du sol, du centre, de l’essence ou de l’individu. P.S. propose une dé-fondation, voire une lévitation (Sphères 3 pp. 662 sq), et divers modèles d’édification « hors sol », en mentionnant particulièrement plusieurs propositions ou rêveries d’architectes-urbanistes. On en voit bien les enjeux : si la raison est au fond (au fond !) pensée sur le modèle toujours prégnant des fondations de la maison, l’âge de l’information, de la sémiotisation des tâches, d’un allègement sans précédent du travail…, invite à désembourber la culture, projetée « hors sol » (hors agriculture). L’habitat offre donc un objet de choix à cette réflexion, en reprise du « Bâtir habiter penser » heideggerien.

Être un sujet (venir au monde) serait donc habiter sa propre maison ou son monde propre, prélevé ou configuré à partir des éléments pertinents de l’oikos primitif. On ne saurait surestimer, pour nos études, cette notion de monde propre, à laquelle nous accolerons celle de la clôture informationnelle, qui est la signature du vivant : un cadavre n’entretient avec son environnement que des relations physiques, le vivant superpose à celles-ci des échanges sémiotiques ou d’informations. Être un sujet, c’est derechef traiter le monde à ses propres conditions, retranché dans sa bulle ou derrière sa clôture informationnelle (que P .S. préfère appeler immunitaire). Cette clôture est bien attestée dans l’habitat

contemporain, qui voit toute une industrie ou un design sécuritaire perfectionner ces enveloppes derrière lesquelles l’individu s’abrite pour ignorer le monde des autres et laisser dehors les « toxic people » ; c’est du cœur de nos logements, à partir de ces territoires bien sécurisés, que nous ouvrons sélectivement nos écoutilles pour filtrer l’information ou traiter à nos propres conditions les bruits d’un monde tenu à distance par médias, téléphone, écrans et fenêtres… Or les chants, les cris du stade ou les manifestations du phonotope primaire allaient dans le même sens en traçant autour de chacun une première chambre, ou une clôture immunitaire. Dans le couple information-communication, les conduites de renforcement du monde propre et la redondance liée à la valeur de pertinence feront toujours passer la seconde, liée au principe de plaisir, avant la première (qui relève davantage du principe de réalité). Un même primat de la relation règle nos médias comme notre existence.

Dans son corps comme dans sa maison, la grande affaire du vivant est de rendre les intrusions du monde extérieur non-invasives, en transformant les forces et les pressions énergétiques en signaux d’information (principe d’allègement sémiotique), en traitant ceux-ci non seulement en direct mais si possible en différé (par mise en mémoire et « différance » au sens de Derrida), et surtout en laissant tomber les informations non-pertinentes (fonction d’interruption, d’ignorance ou de négation : être un sujet, c’est jouir du pouvoir de dire non, de disposer ou de choisir). Vie, sphère, clôture et information apparaissent ainsi étroitement corrélées : « traiter » l’information – et non pas la subir – implique une sélection, où s’exprime la liberté ou la personnalité inexpugnables du sujet qui hiérarchise celle-ci selon les échelles du direct et du différé, de l’urgent ou du négligeable (= du « bruit »). Tant qu’il y a pour lui de la vie, il y a de l’information, donc de l’interprétation et de la différance. Ces remarques nous rappellent que nos médias fonctionnent aussi, ou d’abord, comme des sphincters, des pare-chocs ou des pare-excitations – qu’ils nous servent, au deux sens de ce verbe, à contenir le réel extérieur ; que toute culture s’entend aussi comme une clôture ou une grille de sélection (informationnelle- immunitaire) ; que retranché enfin derrière ces multiples enveloppes ou barrières sécuritaires (biologiques, psychologiques, médiatiques, culturelles…), le monde propre de chacun demeure, en son fond, inscrutable. Être un sujet, c’est avoir des secrets.

Ces rappels ne seraient pas sans conséquence pour définir la relation pragmatique, celle qui court non pas verticalement du sujet à l’objet, mais « horizontalement » de sujet à sujet : on ne peut entre sujets qu’interagir ou piloter à vue, au coup par coup, et non pas programmer ni s’assurer « au fond » des dispositions du vis-à-vis. On interprète l’autre – relation herméneutique et non pas mécanique – et ce rapport, qu’on appelle aussi communication, demeure aléatoire, réverbérant et en dernière analyse imprédictible.

On comprend mieux par ces quelques remarques l’utopie du « Crystal Palace ». Le paradigme selon lequel chaque vie, donc chaque pensée, s’enfonce

dans une bulle informationnelle-immunitaire nous interdit la vision de survol d’un monde commun pour tous. On peut certes concevoir le regroupement de plusieurs habitats dans un grand ensemble, non un super-habitat ou une archi- bulle, une maison de toutes les maisons. Devant chaque écoumène ou monde propre, nous vérifions la grouillante pluralité des mondes, imbriqués, cloisonnés ou faiblement communicants, ce que P.S. exprime par le paradigme bienvenu de l’écume, ce conglomérat de co-fragilités qui se repoussent, s’épaulent et se contiennent réciproquement. L’écume complique la vision postulée par Habermas dans L’Espace public, « un classique de l’ingénuité en matière de théorie des médias » (Ni le soleil ni la mort, page 95) ; et elle fait justice de la naïveté, plus improbable encore, du village global macluhanesque.

Ce modèle de l’écume colle bien à nos relations pragmatiques en général ; la naissance écumeuse d’Aphrodite propose de chaque venue au monde un assez joli miroir, car nous naissons et croissons par multiplication des bulles, par cloisonnement et isolation des micro-sphères. P.S. rapproche ironiquement cette Schäumdeutung de la Traumdeutung freudienne : si les rêves ne sont que de l’écume, la psychanalyse a néanmoins bâti sur ceux-ci quelque chose d’assez relevé – et ce précédent ouvre au projet sphérologique une prometteuse perspective. L’écume est avantageuse pour penser les états primaires du vivant : narcissismes de vie, auto-organisation, complémentarités ou résonances dyadiques, gemellités, accouplements autoréférentiels, habitations, mondes propres, etc. Il convient néanmoins d’ouvrir ce paradigme par le haut, pour montrer le travail de la culture proprement dite (qui suppose certes une clôture mais qui œuvre aussi et qui ouvre), soit l’imposition du symbolique, des lois, mais aussi les ruses de l’information quand elle pénètre et éventuellement disperse les bulles.

En bref, Écumes propose la vision globalement démocrate d’une société construite par agrégats de bulles et juxtapositions de différences. Les vivants n’habitent pas le même monde, aucune scène commune n’est d’avance déployée, ni disponible sans frais ; chacun creuse et perfectionne son « monde propre » si bien que toute tentative pour fédérer ces mondes et y mettre un peu de communication (de monde commun ou partagé) exige un coût élevé. Tout ceci, qui vaut pour l’homme privé voire intime, annule-t-il les rencontres dans l’espace extérieur qu’on hésite désormais à appeler public ? Quid du modèle républicain avec son surplomb organisateur, son Etat fédérateur? Il est judicieux de commencer par opposer la balkanisation aux illusions d’un monde commun donné d’avance, ou d’une raison identifiée à la « lumière naturelle » alors qu’il n’y a que des bulbes électriques artificiels et de modestes clairières ; un second temps de la sphérologie ou de la médiologie, pourtant, devra expliquer comment, et à quel prix, les médias et diverses technologies socio- culturelles fédèrent les sujets dans des lois, des institutions ou dans un ordre symbolique qui transcendance et solidarise ces fragiles archipels.

L’utopie du Palais de cristal postule deux prédicats ou propriétés principales, la transparence et la climatisation. Elle entretient le rêve que sous ce dôme universel règnera « un éternel printemps du consensus », ou une quelconque fin de l’Histoire. Cette prétention est typique de l’erreur qu’on dira technocratique en général: croire qu’il y a une réponse ou une solution technique à un problème pragmatique ; en l’espèce, l’illusion de régler ou d’unifier les relations ici contenues en planifiant le contenant. Ou conclure de la transparence du dôme à celle de ses habitants. Souvenons-nous toujours que le sujet est opaque au sujet, autant qu’à lui-même ; et que toute maison, à l’instar de son hôte, recèle une part inexpugnable d’obscurité, ou d’intimité nécessaire, bien traitée par Tanizaki dans son célèbre Éloge de l’ombre. Pour reprendre un célèbre titre d’Henri Atlan, nous vivons « entre le cristal et la fumée », entre la rigidité transparente mais cassante et la déformation chaotique. Pour rester sur le terrain de la médiologie, cette alternative proposée par le biologiste permet d’éclairer les conditions de l’apprentissage et d’une information en général : celle-ci suppose une déformation locale ou sélective, opérée sous l’autorité ou le préalable d’un code. Un esprit trop rigide (cristallin, indéformable) n’apprend rien ; un esprit fumeux non plus. La même alternative, appliquée à notre réception des informations médiatiques, positionnerait le curseur des nouvelles entre le bruit (le chaos fumeux) et la redondance (la répétition prévisible) ; entre l’angoisse (quand tout peut arriver) et l’ennui (quand plus rien n’arrive).

Toute climatisation suppose ce bon réglage, mais les verbes de climat ont une merveilleuse grammaire, ils se conjuguent à l’impersonnel : il fait beau, il vente… C’est ici qu’il convient de relier, pour comprendre l’un des moteurs ou vecteurs puissants de notre modernité, la climatisation et l’explicitation, un mot- clé de Sphères 3. Nous ne cessons en effet de rendre explicite ou de « dévoiler » ce qui demeurait comme allant de soi dans les plis du monde-de-la-vie, et c’est toute l’histoire de l’analyse : par exemple la décomposition alphabétique par laquelle l’écriture explicite la parole jusque dans ses atomes de sons ; ou encore la segmentation mathématique, logique puis numérique qui descend aux atomes du monde, aux moindres bifurcations des mouvements de l’action et de la pensée… Un cas saisissant, longuement développé dans Écumes, de ce patient séquençage du monde est celui de la capsule spatiale qui doit tout simuler de la primitive immanence ou du Lebenswelt vital de l’astronaute, jusqu’à la pesanteur qui va de soi ici-bas, et qu’il faut là-haut reproduire. De même et dans quantité de domaines, ce qui était (écologiquement) donné demande à être dorénavant (re)construit : songeons à l’eau, à l’air… Ce qui fonctionnait à l’impersonnel exige l’initiative de différents sujets. Une certaine confiance était le privilège de l’homme primaire dans son environnement, une défiance devient la rançon du progrès (= de l’explicitation) scientifique et technique: «La tempête accompagne l’explicite » (Sphères III, p. 441). Cette phrase peut s’appliquer au feu nucléaire, mais déjà au désir un peu sot de troquer dans le domaine des relations pragmatiques un savoir procédural contre un savoir

déclaratif – songeons aux ravages que peut faire à des relations sociales, familiales ou amoureuses qui « vont de soi » le verbiage démystificateur des apprentis sociologues, ou des psychanalystes demi-habiles qui prétendent « tout dire »…

Une autre version envahissante de cette explicitation serait le dévoilement pornographique, symptôme parmi d’autres de cette visibilité forcenée dans le Crystal Palace. P.S. n’en traite pas directement, mais il décrit les assauts de longue haleine contre les secrets mal protégés des mondes-de-la-vie; l’investigation ou la volonté de faire toute la lumière dans ces domaines côtoie un certain ressentiment pointé par Nietzsche, quand il soupçonnait que les valeurs de la vie et celles de la connaissance peuvent entrer en conflit. Car c’est aussi cela, « venir au monde » : chaque génération s’acharne à baliser son île, à meubler son intérieur, et ce constructivisme forcené appliqué à la sphère humaine vise aujourd’hui les « biomécénats », en engendrant des mères allogènes de substitution. Avec la tendance, lente, à l’égalisation des sexes qui dégage les femmes des tâches maternelles, on voit l’Etat et l’institution prendre en charge cette allocation familiale-maternante, pourvoyeuse de sécurité (pas seulement sociale) et de « gâteries » (mot récurrent dans Sphères 3). Le glissement d’un Etat traditionnellement autoritaire-paternel à un Etat thérapeutique-maternant a été vivement dénoncé par Michel Schneider dans un livre-pamphlet aux présupposés assez différents, Big Mother ; l’auteur s’y pose en psychanalyste gardien du symbolique. Moins inquiet pour les pères, P.S. replace cette évolution dans celle d’un homo faber qui, après avoir formidablement développé son emprise technique, s’intéresse aujourd’hui à la production ou au remplacement des relations pragmatiques, voire à la première d’entre elle, la maternité, en développant les bio-technologies mais aussi diverses socio-technologies de la maternance, de la relaxation sécuritaire ou de la production médiatique du narcissisme et de la confiance. Faut-il, avec Michel Schneider, s’alarmer de cette escalade du « maternel », de la possible défaite des pères et du déclin d’un ordre symbolique en général, ou, avec Peter Sloterdijk, pointer cette évolution du terme équivoque de gâterie, qui en souligne l’ambivalence sans pour autant la condamner ?

Cette gâterie peut prendre l’aspect d’une prévenance et d’une prévisibilité littéralement exorbitantes ; la métaphore du Crystal Palace signifie que celui-ci recouvre ou englobe jusqu’aux tentatives d’évasion de ses habitants (comme on voit aujourd’hui le tourisme de masse chercher l’exotisme tout en exigeant dans les lieux les plus reculés les standards de salle de bain et de bonne chère du pays d’origine ; de même, dans la grille des chaînes de radio et de télévision, la place de l’opposant ou du gêneur se trouve marquée d’avance : le spectacle de la révolte, excellent pour le consensus et l’audimat, ne saurait échapper à la programmation). Une autre déclinaison parlante de cette gâterie se manifeste dans la silhouette du « dernier homme », que P.S. détourne de Nietzsche pour l’appliquer à ces consommateurs auto-suffisants, nombreux sous

ce dôme d’une vie domestique généralisée : l’individu qui n’a rien à transmettre et que ne traversent ni les morts, ni ses enfants. Cet homme sans retour adopte un mode de vie insoucieux du long terme et qui, s’il se généraliserait, ruinerait à brève échéance les réserves du biotope commun : la production autant que la consommation effrénées du « dernier homme » ne sont pas reproductibles. À l’encontre de ce spécimen typiquement contemporain, P.S. souligne à quel point l’autre demeure notre premier médium, et il inverse ironiquement la maxime de la morale kantienne : « Veille à toujours traiter l’autre comme un moyen et non seulement comme une fin ». Car il serait illusoire, et bien mesquin, de prétendre se suffire à soi-même. Homo homini medium : quel meilleur exergue pour une médiologie ?

Il est impossible d’explorer en quelques feuillets tout ce que les Sphères nous proposent. On éprouve à lire ces ouvrages un vrai plaisir de langue – or il faut une langue à la philosophie. Proche de la poésie ou de la littérature, dont P.S. souligne vis-à-vis des sciences la supériorité, et l’antériorité, son écriture est zébrée d’ironie, de formules mordantes. Et elle abonde en observations empiriques venues de toutes parts : il n’est pas commun de proposer dans un même parcours une gynécologie du placenta, une évocation documentée du magnétisme selon Mesmer et Puységur, une théologie de la périchorèse, une histoire de l’air, des stades, des serres, des vols astronautiques, du logement… Les emprunts à la culture de masse abondent car celle-ci, pour ce qui touche à l’être-ensemble ou au primat de la relation, précède parfois notre réflexion et se montre plus intelligente : les dictons, les bons mots, les images de la pub ou de Hollywood donnent à réfléchir, et viennent à l’occasion bousculer Heidegger, Habermas.

Un ouvrage de philosophie, pour être viable, doit donner le plaisir physique d’y circuler, d’y respirer, de l’habiter. En ces temps atones de reflux pour la réflexion, qu’il est roboratif de se plonger dans la pensée mousseuse, écumeuse et légèrement aphrodisiaque de Peter Sloterdijk !

Daniel Bougnoux

Ouvrages cités de Peter Sloterdijk : Sphères 1 (Bulles), Pauvert 2002 et Hachette Pluriel ; Sphères III (Écumes), Maren Sell 2005 ; Dans le même bateau, essai sur l’hyperpolitique, Rivages 1997; Essai d’intoxication volontaire, conversation avec Carlos Oliveira, Hachette Pluriel 2001 ; Ni le soleil ni la mort, jeu de piste sous la forme de dialogues avec Hans-Jürgen Heinrichs, Pauvert 2003 et Hachette Pluriel. La traduction de Sphères II par Olivier Mannoni est attendue à la fin de 2005 chez Maren Sell.

= 24600 signes

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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