Où peut-on s’embrasser en public sans entraîner le regard haineux d’un puritain coincé ? A Riyâd, à Doha ? Où, face aux hommes, les femmes jouissent-elles apparemment des mêmes droits ? Où s’attabler à la terrasse d’un café pour partager entre amis, ou avec une partenaire désirée (dont la jupe ne descend pas forcément jusqu’aux talons mais s’arrête avantageusement au-dessus du genou, dont le corsage ne cache pas la naissance des seins), une bouteille d’excellent vin, tout en suivant dans le regard et les fossettes joyeuses de l’interlocutrice (capable de soutenir sur quantité de sujets une conversation animée) les progrès d’une promesse sur ce que vous allez faire après ?
Je n’ai pas vu beaucoup de semblables terrasses à Alger, à Damas ni au Caire. Où peut-on acheter des journaux, assez différents entre eux et qui ne relayent pas automatiquement la voix du parti dominant ou le récit monotone de la journée du Président ? Où aime-t-on discuter de livres qui brocardent les pouvoirs constitués, les gens en place ou l’abrutissante pensée dominante, sans avoir à craindre une accusation de blasphème ou une dénonciation pour déviance mentale ? Où passer dans la même soirée d’un théâtre à une boîte, d’un cinéma à une salle de concert, où a-t-on le choix du spectacle vivant, ou de restaurants qui vous proposent des cuisines du monde entier ? Dans quelles rues (mieux qu’ici) peut-on flâner de boutiques en boutiques qui nous vantent les séductions de la mode, des parfums, des fruits du terroir ou des livres d’écrivains produits chez nous, représentants notre propre culture dont nous pouvons être fiers ?
Où le brassage, où le bariolage des rues, où la tolérance d’une évidente diversité géographique et culturelle peuvent-ils nous inspirer le sentiment diffus mais plein d’élan que nous ne vivons pas crispés dans l’étui d’une identité définitive, sous la crampe d’une emprise ethnique ou religieuse, ni d’un parti unique, mais qu’ici du moins ça circule, qu’il y a place pour d’autres, que l’avenir de notre société est à l’hybridation et aux métissages ?
Parce que les dogmes sacrés ou les discours d’autorité reculent, la vérité (l’opinion, le goût, la sensation, la moralité) se cherchent et s’inventent davantage au fil des échanges, des confrontations et des disputes… Une conception verticale des savoirs et des compétences fait place, dans quelques domaines, à la mise en commun, à la négociation et à l’écoute des voisins ; il y a moins d’arrogance, moins de positions une fois pour toutes acquises ; on n’appelle plus savoir une récitation « par cœur » encouragée par le catéchisme ou l’école coranique, on a appris à argumenter, à parler, à sentir et penser par soi-même.
Je décris une utopie bien sûr, ou un horizon, mais c’est cette direction vers laquelle nous regardons que j’ai envie d’opposer aux crétins manieurs de kalachnikov et ceinturés d’explosifs. Or l’ouverture sexuelle joue dans cet affrontement un rôle crucial qu’il faut souligner. Est-ce un hasard si, dans les cultures dont se réclament ces tueurs, la femme est maintenue dans un tenace état d’infériorité ? (Trois films courageux viennent d’apporter depuis cette rentrée, sur le statut de la femme en pays musulman, des témoignages édifiants, le franco-turc Mustang, le marocain Much loved et l’iranien Red Rose.)
Dans le prochain numéro (double) de notre revue Médium, consacré à sa majesté l’Erotisme et auquel nous avons tous tenu à participer, Pierre-Marc de Biasi intitule son prologue de coordinateur « Les armes d’Eros » – oui, pas les larmes, assez de déploration et de culs coincés, éros nous rend autrement joyeux et plus forts ! Mais il faut craindre qu’il ne soit aujourd’hui attaqué de plusieurs côtés, par l’inépuisable fond de puritanisme toujours renaissant sous diverses formes (dont l’increvable prédication religieuse), mais aussi par la marchandise et les avancées en tous domaines d’une consommation tarifée, qui font croire aux sujets que leur jouissance ne les attend pas dans la jouissance d’un autre sujet, mais dans la solitaire possession d’un objet.
Car c’est notre culture érotique, plutôt rare au fond à l’échelle de l’histoire et de la géographie – mais je dirais aussi, hélas ! minoritaire dans les activités et les projets d’une vie – qu’ils ont voulu frapper pour éteindre Paris, ville des Lumières et capitale du baiser.
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