Alain Caillé
Je me trouvais, voici quinze jours, convié par Alain Caillé à la réunion de rentrée du club des Convivialistes dans le XVIII° arrondissement de Paris ; assemblée quelque peu constituante où il s’agissait de recueillir, auprès de la soixantaine des membres présents, avis et suggestions afin d’organiser ce groupe en réserve de propositions, de veille et de coordination des initiatives et des luttes qui s’échangent un peu partout dans le vaste monde…
Car, et c’est le premier constat, nous vivons dans l’insoutenable.
En un premier sens, notre mode occidental de production et de consommation n’est pas sustainable (comme disent les Anglo-saxons), ni généralisable ; à ce rythme et en très peu de générations, nous épuiserons la planète. Les signes avant-coureurs de ce tarissement, pollutions, dérèglements climatiques, disparition des espèces, guerres liées à l’exploitation destructrice des ressources, migrations, écarts croissants des niveaux de vie, etc…, sont palpables – pas par tous hélas, certains responsables placés au sommet de la puissance économique et politique s’obstinant, pour sortir de l’impasse, à prôner « plus de la même chose ». Or une croissance annuelle de 3,5% aboutirait, au bout d’un siècle, à multiplier par 31 nos émissions de CO2 ou notre consommation de pétrole, quelle civilisation y survivrait ?
Deuxièmement, et nous en faisons chaque jour l’expérience au coin de la rue comme devant nos écrans, certaines vues sont peu soutenables, même si nous les supportons assez bien : familles allongées sur le trottoir en plein hiver sur des matelas de fortune, attentats à répétition dans des pays heureusement périphériques, guerres (chez les autres) de moins en moins compréhensibles, ou (par quelques-uns) parades insolentes d’une richesse qui ne s’est jamais mieux portée.
Confrontés à cet insoutenable, le robinet des informations nous apporterait-il à la fois le choc et l’assoupissement ? Un salutaire réveil aussitôt doublé d’un mol oreiller où nous rendormir ? Certaines images sans doute ont comme on dit crevé nos écrans – celle du petit Aylan mort sur une plage de Méditerranée orientale, que j’ai chroniquée ici même… Mais pour une image ou information de réveil, combien ne servent qu’à nous divertir ou animer le buzz ? Comment faire pour que nos médias, devenus si sophistiqués techniquement, nous permettent de réaliser et d’échanger effectivement ?
« Comment va le monde, Monsieur ? – Il vieillit », fait dire sobrement Shakespeare à deux quidams, au lever de rideau de son Jules César. Quel âge avons-nous collectivement pris, quatre siècles plus tard ? La marche du monde est certes peu soutenable mais nous la supportons allègrement, une fois changée en spectacle ; il y aurait, sur cette alchimie du passage de l’information au divertissement, ou au simulacre, beaucoup à dire (après Debord ou Baudrillard, mais pas seulement). Est-ce déformation professionnelle, ou prêche pour ma chapelle ? Le propos convivialiste fait aussitôt lever en moi la question des médias, celle de leur efficacité et de leur justesse : une information juste ne doit pas seulement être vraie, mais pertinente et proportionnée, adaptée aux capacités de traitement de leurs récepteurs. Comment faire pour que ce monde qui défile (très sélectivement) devant nos yeux passe réellement entre nos mains ou devienne maniable par chacun ? Comment voir et entendre (comprendre) ce qu’effleurent nos regards ? Comment donner aux spectateurs prise sur ce qui leur arrive ?
Je me disais en me rendant à cette première réunion qu’une pédagogie convivialiste pourrait commencer par se réclamer des manières de table : ne pas prendre (beaucoup) plus que les autres, ne pas accaparer la parole ou l’attention dues à chacun, ne pas cracher dans les plats ni casser la vaisselle, pratiquer le partage, la tempérance et la conversation… Ce moment de convivialité qu’implique un repas pris en commun met encore en évidence qu’il y a entre nous une table, qui à la fois nous sépare et nous relie ; une succession des plats qu’il convient d’attendre ; l’interposition de couverts entre la main et la bouche, l’imposition de « manières » et de politesses différant nos pulsions d’ingérer et de dominer : on participe, on ne vient pas pour le seul plaisir de la boustifaille, on ne parle pas la bouche pleine, etc.
Comment demeurer un bon convive au festin de la vie ? Comment conserver, en toutes occasions, le sens de notre commune humanité, et de notre commune socialité ? Ces deux « communs » se trouvent explicités dans le Manifeste convivialiste (éditions Le Bord de l’eau) de la façon suivante, je cite :
Principe de commune humanité : par-delà les différences de couleur de peau, de langue, de culture, de religion ou de richesse, de sexe ou d’orientation sexuelle, il n’y a qu’une seule humanité, qui doit être respectée en la personne de chacun de ses membres ;
Principe de commune socialité : les êtres humains sont des êtres sociaux, pour qui la plus grande richesse est la richesse de leurs rapports sociaux.
A ce primat de nos relations (grand principe du courant pragmatique en sciences sociales) s’ajoute un principe d’individuation : la politique légitime est celle qui permet à chacun d’affirmer au mieux son individualité singulière, en développant sa puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des autres, dans la perspective d’une égale liberté. Et le principe d’opposition maîtrisée enfin : puisque notre part de rivalité (liée à nos différences individuelles) est aussi puissante que notre aspiration à la concorde et à la coopération, faisons toujours en sorte de nous opposer sans nous massacrer, ou de traiter nos conflits comme une force de vie et non de mort. Cette rivalité coopérative est au cœur d’une politique bonne, et d’abord du concept de démocratie.
Les quatre principes ainsi énoncés peuvent paraître bien généraux, ou anodins (« Ce livre est vide », disait du Manifeste un lecteur pressé), leur enchaînement à mes yeux s’avère pourtant d’une grande portée. La tâche convivialiste est moins d’ajouter un mouvement, ou un terme en « isme », à tous ceux qui existent déjà ; ni Think tank (inféodé), ni embryon d’un quelconque parti, cette sensibilité et ceux qui s’en réclament s’appliqueraient plutôt à inventer des synergies, des passerelles conceptuelles ou des liens qui élargissent et solidarisent des luttes ailleurs en cours. Alain Caillé, dans son exposé de janvier, prenait l’exemple du (beau) film de Mélanie Laurent, Demain ; je l’ai vu à Grenoble dans une salle comble où les gens applaudissaient à la fin, phénomène rare également observé à Merci Patron !
Les initiatives et les luttes décrites dans Demain (recycler du carton, transformer à l’échelle d’une ville les ordures ménagères en compost, replanter un bout de trottoir ou un jardin public en potager…), n’ont pas toutes le même impact ni la même force mais, filmées dans différents pays, France, Grande-Bretagne ou Californie, elles mériteraient une intelligence transversale de leurs enjeux communs. Chacun y œuvre dans son cadre, affronté à une tâche, tandis que l’horizon de convergence échappe un peu ; dans son interview à Libération du lundi 29 janvier, Christiane Taubira ne disait pas autre chose, regrettant que les féministes, ou ces jours-ci le hashtag « Balance ton porc » s’enferment dans des revendications trop compartimentées, qui pourraient s’élargir à l’antiracisme ou à la défense, quelles qu’elles soient, des minorités…
En bref, une tâche spécifique des convivialistes (qui leur donnerait peut-être une meilleure visibilité) serait de travailler sur le niveau proprement symbolique : mieux formuler le commun des luttes en cours, secteur par secteur, en dégageant entre elles des possibilités de dialogue, des chances de coopération ; mais aussi s’attaquer à la parole, et de deux manières au moins : en luttant sur le front de la novlangue managériale qui nous colonise pour dégonfler la baudruche néolibérale, et nettoyer (autant que nous le pouvons) la parole publique de toutes ses connotations économistes. C’est un point que Susan George présente à cette soirée a repris, mais sur lequel les rédacteurs du Manifeste avaient déjà beaucoup insisté ; d’abord issus de la revue du MAUSS, ils ont en tous domaines combattu l’utilitarisme, et le rabotage des activités humaines par une vision étroitement économiste – l’économie se posant aujourd’hui comme la figure de proue des sciences sociales, et la finance comme la fine pointe de cette domination par l’économie…
Susan George
Mais une tâche symbolique majeure serait de mieux présenter ou formuler les écrits convivialistes en leur trouvant des supports pertinents, des fenêtres de tir adéquates : l’âge du Manifeste est-il mort ? Ce genre a ses lettres de noblesse, si l’on songe à l’électricité mentale mise en circulation par le Manifeste du parti communiste de Marx (1848), ou le Manifeste surréaliste de Breton (1924), que précédaient divers Manifestes dada… Un Manifeste convivialiste se doit de proposer des analyses, mais aussi des formules ou quelques bonnes métaphores telles que des lecteurs très divers les reprennent ou s’y reconnaissent. En opposition frontale au célèbre (et lamentable) TINA de Margaret Thatcher (« There is no alternative »), la tâche par excellence devient de reconnaître, de définir ou de nommer ces alternatives fourmillantes qu’une intelligence collective oppose de toutes parts au cours néolibéral et fièrement capitaliste qui nous domine.
S’indigner (selon le mot d’ordre fameux d’un pamphlet de Stéphane Heissel) constitue peut-être une condition nécessaire mais à coup sûr non suffisante : l’indignation verse trop vite dans un narcissisme de l’expression de soi, petite explosion locale sans liens ni lendemain. Le Manifeste insiste en revanche sur la nécessité de stigmatiser de façon ciblée l’indécente richesse et toutes les manifestations d’une intolérable hubris ; mais comment faire honte à certains de leur soif sans mesure d’argent et de pouvoir quand eux-mêmes s’en font gloire ? Le film que je mentionnais, Merci patron ! de François Ruffin (chroniqué en son temps ici même), modèle à mes yeux de critique sociale radicale et d’humour décapant, constitue une riposte du faible au fort, le capitaine d’industrie Arnaud qui eut du mal, espérons-le, à sortir de ce rôle tout-à-fait indemne.
Edgar Morin
Débarquant parmi les convivialistes, je me rendrai jeudi 15 février prochain à leur seconde réunion (consacrée à une discussion sur le revenu universel) ; j’en apprendrai, j’en écrirai plus alors sur ce blog. Si le partage et l’émulation coopérative animent la conversation des convives, la forme du blog et les réseaux sociaux devraient prolonger celle-ci, l’étendre et la relancer.
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