Le sociologue Zygmunt Bauman vient de mourir… J’avais, en 2009, chroniqué son livre S’acheter une vie (Jacqueline Chambon 2008) dans notre numéro de Médium consacré à « L’Argent ». Je republie ici ce papier.
L’image de couverture dit l’essentiel : une jeune femme brillamment harnachée de paquets marche d’un pas résolu vers de nouvelles emplêtes, à moins qu’elle ne se hâte de rentrer chez elle pour essayer, devant son miroir, sa gracieuse silhouette mise à la dernière mode. L’image la coupe aux épaules mais nous voyons à quoi elle pense, et quel projet domine la vie de la femme sans tête : « Je dépense donc je suis ».
Les jambes de rêve ne dessinent pas au fil des rues le sillage de la passante baudelairienne (« Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais… »), ni le frayage gracieux de Gradiva, ni l’errance somnambulique de Nadja ; l’impérieuse foulée imprime au trottoir un désir sûr de son but. L’acheteuse photographiée par Max Oppenheim ne flâne pas, ne divague pas ; aux soldes des Galeries Lafayette ou rue du Faubourg Saint-Honoré, elle a mis la main sur ce qu’elle cherchait et elle en rapporte pour son argent : désir d’objets, payés comptant. Elle n’est pas de ces femmes qu’on regarde passer et qu’on aurait envie d’aborder, elle est la mode en marche ou l’allégorie conquérante du marché, tambour battant entre ses fétiches de couleur.
Le marché n’est-il pas avant tout ce qui marche ? Happés par le fleuve de l’argent, nous sentons que nous aussi devenons liquides, substituables, voire – thèse provocante de Bauman à l’ouverture de ce livre – un peu marchandises nous-mêmes. Cette mise à niveau du sujet et de ses objets peut s’observer de deux façons : des parts d’individus se vendent sur un marché de pièces détachées ou de services biologiques (banques d’organes, mères porteuses…) ; il faut sur le marché du travail se formater, négocier au mieux son profil et pour cela le manipuler, ne pas hésiter à se « relooker ». L’identité n’est plus donnée de naissance, c’est à chaque self made man (ou woman) d’en gagner une, et de gérer son corps et son esprit comme une petite entreprise, au prix parfois d’un frénésie d’auto-construction. Sans aller jusqu’à la chirurgie esthétique, un domaine en plein boom où les bons clients se voient proposer en Californie des cartes de fidélité, on trouve partout en vente libre ces véritables kits d’identité que sont les marques, auxquelles le consommateur s’affilie comme le sauvage à ses totems tutélaires. Ces étiquettes ou ces griffes découpent à angles vifs l’espace social (en avoir ou pas ? Question essentielle si porter telle marque, c’est en être) ; elles mesurent également le temps car la marque, vecteur et ressort de la mode, se périme. Quoi de plus inconvenant que de s’habiller à l’avant-dernière mode ? Cette bévue, qu’elle soit attache désuète ou inattention sociale, traduit d’abord une faute de rythme.
Ce temps trépidant de la consommation moderne s’oppose au temps long, désormais révolu, qui présidait à nos engagements, projets et investissements à long terme, amours durables, fidélités…, donc aussi solidarités. Ces valeurs d’un autre âge, appelé « productiviste », sont largement supplantées à l’ère du « consumérisme ». La révolution consumériste étend partout la sphère marchande, et radicalise son modèle. Celui-ci prescrit à chacun les objets qui le qualifieront comme sujet – « libre sur un marché libre », et il porte sur chaque objet sa date de péremption. Le temps devient pointilliste, accordé à un désir toujours jeune, primesautier. Le consommateur moderne a délaissé la jouissance paisible, voire ostentatoire (Veblen) des signes extérieurs de richesse ; la vraie richesse est faite d’une succession accélérée d’instants vécus comme autant de fresh starts ou de petits big bangs – à l’ouverture des paquets. La mode, les nouveaux médias de communication, le flot toujours renouvelé des news ou sur nos écrans, la cascade des SMS et des mails sont promesse d’allure, de sensations, de joie. L’urgence et les bonds de la vie jugulent l’angoisse : ne dit-on pas de l’homme ou la femme toujours pressés qu’ils ont une vie bien remplie ? Et les nouvelles socialités peuvent épouser la course des corps en remodelage perpétuel : il est aussi facile de récolter sur Internet un immense réseau d’amis que de s’en débarrasser, d’un clic. Relations à la carte, just in time et jetables sans drame. Sans drag, précise Bauman en citant la qualité la plus appréciée des employés des entreprises de Silicon Valley : demeurer sans attaches ni « coefficients de frottement ».
Pourtant, un consommateur satisfait serait un oxymore dans les termes, puisqu’il ferait gravement obstacle à ce nouveau régime de la substitution impérative. Ne pas savoir jeter (remettre sa vieille robe !) bloquerait le cycle « acheter-jouir-dégager ». Impardonnable marque d’indolence, d’incompétence consumériste. C’est sur ce point que surgit la tromperie constitutive du nouveau monde marchand, et sa contradiction mortelle : « Aime-moi, achète-moi ! » nous crie chaque marchandise, alors qu’elle est précisément programmée pour nous lasser, nous déplaire (« Je t’ai bien eu », murmure l’objet à peine dépouillé de ses enveloppes rutilantes). Ce qu’au fond chaque acheteur intimement sait, aussi bien que Dom Juan faisant la cour à Charlotte.
Mise en scène Milena Vlach
Le consumérisme est un donjuanisme (et Dom Juan le héros au fond mélancolique de ce marché qui nous fait ironiquement passer, de plus en plus vite et sur les mêmes objets, du point d’hypnose au déchet). La marchandise (le marché ?) est une promesse qui ne peut pas être tenue. Notre scintillante championne de shopping n’a pas fini de traîner ses paquets.
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