Chanter faux

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Le film Marguerite de Xavier Giannoli, actuellement sur tous les écrans et porté par une critique généralement louangeuse, se regarde avec plaisir en dépit de quelques longueurs et d’un défaut de rythme ; il pose à mes yeux (à mes oreilles) une question cruciale, qui croise d’ailleurs l’analyse que j’ai donnée ici du livre de Francis Wolff, Pourquoi la musique ? (Fayard 2015), celle justement de cette valeur de justesse, à la fois musicale et morale ou intellectuelle en général.

Il se trouve en effet que nous associons facilement l’accord des sons, ou la cohérence musicale, à la cohésion sociale : être ou vivre en société c’est « entrer dans l’orchestre » (disaient Bateson et l’école de Palo-Alto). L’harmonie est le paradigme du lien social, dont une assemblée de mélomanes figure le nec plus ultra (tendrement moquée dans E la nave va de l’immense Fellini) ; sur cette voie, l’usage même de notre raison suppose une résonance, l’accord (des esprits comme des cœurs) impliquant aussi une question d’oreille…

Chanter juste envelopperait donc un impératif éthique autant qu’esthétique, au point que celui ou celle qui s’y dérobent ou n’y arrivent pas, la « casserole », les durs-de-la-feuille ou la Castafiore dont les efforts nous cassent les oreilles, sont des objets ou des sujets automatiques de ridicule ! Jamais la thèse de Bergson sur le rire comme châtiment d’une déviance ne se trouve mieux vérifiée, ou plus évidente, que dans le cas de cette pauvre Marguerite dont le fausset déclenche les sourires retenus (dans son salon), ou une vague irrépressible de rires dans le décor consacré de l’Opéra comique où, pour finir et parachever son rêve, elle ose se produire en costume d’oisillon tombé de l’oeuf. Margerite poursuit les notes mais n’en attrape aucune, elle chante (elle s’égosille) irrémédiablement à côté, et son échec est à la fois tragique et tordant.

Tous les critiques l’ont relevé (et, au Masque et la plume de dimanche dernier, ils se déclaraient, chose rare, unanimement enthousiastes), cette intrigue est à la fois comique et fortement dramatique. Le cas de Marguerite Dumont, qui démarque celui de la malheureuse Florence Foster-Jenkins (1868-1944) transposé ici à Paris au début des années vingt, touche en effet un thème qui inspire visiblement d’autres films de Giannoli, l’imposture, ou la fausse personnalité ; il fallait pour incarner cette héroïne une actrice capable, comme toujours avec Catherine Frot, d’exprimer tous les tours et les détours de la féminité : la fantaisie, une dangereuse intrépidité, et en même temps une naïveté touchant à la niaiserie quand elle croit à l’amour qu’on lui manifeste, une fraîcheur inépuisable, de grandes réserves de don de soi et de générosité.

14370699Catherine Frot et Michel Fau

 Loin d’être frivole ou snob, Marguerite Dumont est très sympathique mais, dirons-nous, elle se la joue ou vit perdue dans un rêve, parmi ses partitions dédicacées, ses costumes de scènes, ses photos prenant la pose et les innombrables bibelots d’opéra qui peuplent ses salons. Or le moyen de détromper la baronne quand, au nom d’une charité de dame patronesse et de la collecte de fonds, elle inflige ses récitals à la bonne société ? Marguerite ne s’entend pas chanter (pas plus que son originale, la malheureuse Florence), et elle se ment sur ses progrès, comme sur le culte que ses admirateurs lui portent. Car la perversité du film est de montrer qu’à menteuse (inconsciente) menteurs et demi : Marguerite entretient autour d’elle un public qui ne la soutient dans son rêve  que pour recevoir ses largesses ; à plusieurs reprises son mari (André Marcon) ou son inénarrable professeur de chant (le bien nommé Michel Fau) sont sur le point de lui dire la vérité mais, scrupule de ménagement, calcul intéressé ? ils préfèrent à chaque fois rémunérer l’illusion. Cette conspiration approbative ne rend que plus pathétique la figure de Marguerite, somnambule que personne n’ose réveiller pour ne pas la tuer…

Ce mensonge collectif fait le pathétique particulier d’un film aussi poignant que, jadis, Sunset boulevard (comment tirer Gloria Swanson de son rêve) ou, plus récemment, Good bye Lénine. Le motif de l’opéra ajoute une touche supplémentaire de grandeur (inatteignable), donc de grotesque. « L’Opéra c’est la mort des femmes », proclamait jadis le titre d’un livre de Catherine Clément… En effet, et c’est le rêve mortel de celle-ci qui, par amour fou de Mozart, de Wagner ou de Bellini brave le ridicule et court à sa perte. Ses tentatives pour évoquer par ses (rocailleuses) vocalises la Reine de la nuit, ou pour faire briller dans son salon les prestiges rouge et or du Grand Opéra nous rappellent en passant à quel point Mozart est inatteignable, ou quel concours de discipline, d’efforts, de dépenses et d’intelligence exige, pour simplement advenir, ce très grand art – dont les contorsions de la baronne n’offrent que la grimace.

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Une Marseillaise

Parmi cette cour qui se moque d’elle, il faut mettre à part le couple formé par Lucien, le journaliste de Comoedia (démarqué d’Aragon qui écrivait alors dans Paris-Journal ?), et Kyril le poète dadaïste au monocle manifestement inspiré de Tzara. L’enthousiasme de ce dernier n’est pas feint, car il rêve de ridiculiser ou, mieux, de profaner ces soirées bourgeoises, point d’honneur spiritualiste d’une société exécrée mais dont cependant il vit – comme il escompte de la baronne quelques achats juteux de tableaux ou de manuscrits. Il applaudit donc sincèrement Marguerite, promue héroïne dadaïste qu’il invite à ce titre à se produire dans une de ces légendaires et grotesques matinées ou soirées Dada, où l’on annonçait pour attirer les gogos la participation de Charlie Chaplin, ou que les dadaïstes s’y feraient raser les cheveux… Le répertoire de la baronne s’y limitera à un morceau, dont elle répète consciencieusement les paroles, une Marseillaise bien faite pour jeter dans un pareil cadre un pavé de provocation dadaïste dans la mare, et susciter ainsi interprétée la fureur immédiate des anciens combattants.

Or il existe une anecdote, rapportée par Aragon dans ses notes aux Aventures de Télémaque (1922), d’une « charmante cantatrice » Hania Routchine, invitée pareillement à vocaliser innocemment dans ce lieu (la scène du Théâtre de l’œuvre rue de Clichy) des mélodies de Duparc ou Fauré, et qui devant les huées se replia en larmes dans la coulisse, où un Aragon révolté par la cruauté du piège raconte s’être jeté à ses pieds… (Voyez page 243 et ma note pages 1074-1075 de l’édition Pléiade des Œuvres romanesques complètes tome 1).

Ces manigances dadaïstes autant que la conspiration des « amis », du professeur de chant et du mari, tissent autour du mensonge que Marguerite s’inflige à elle-même une toile étouffante dont elle finira par mourir, expirante au son fatal du phonographe. Il faut relever cependant à ses côtés la présence bienveillante du serviteur-chauffeur-photographe noir Madelbos, magnifiquement campé par Denis Mpunga, qui réincarne ici dans le rôle du bon génie la garde vigilante du cerbère Eric von Stroheim auprès de sa patronne dans Sunset boulevard. Et une escorte de freaks qui papillonnent autour du « paillasse » Michel Fau, parmi lesquels une femme à barbe tireuse de cartes, Félicité, qu’on n’est pas près d’oublier.

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Un film tragique et réjouissant vraiment, et qui sans faire de foin donne profondément à penser !

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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