Nous avons donc, à Cerisy-la-Salle une semaine durant (14-23 juin), étudié, célébré, sondé l’écho répercuté en chacun par l’œuvre considérable d’Edgar Morin ; nul n’en peut dominer entièrement le massif, et La Méthode en particulier (six volumes, 1977-2004) trouve peu d’assidus lecteurs. Comme l’arc d’Ulysse impossible à bander par les prétendants, son auteur seul en possède le plein emploi. Et s’en sert pour son usage propre, le destin de La Méthode est d’assurer Edgar dans sa pensée, une pensée poussée aux limites, sans rien mutiler, ni négliger des embranchements possibles du savoir ou de l’imagination.
« À quoi sert La Méthode ? – Elle me sert à moi », aurait répondu son auteur à un interlocuteur sceptique devant le bien-fondé d’un pareil monument, « je n’ai pas plus fait mon livre, que mon livre ne m’a fait » (pour citer Montaigne, mais le facteur Cheval dut faire quelquefois cette réponse aux visiteurs incrédules de son fabuleux Palais).
Devant ce chiffre rond, cent ans ! on se dit aussi que le chef d’œuvre d’Edgar, ce qu’on célèbre à l’envi ces jours-ci, c’est sa biographie. Lui-même le suggérait dans sa conclusion, hier, sur la scène de l’UNESCO où venaient de défiler deux tables rondes, et quelques interventions plus officielles (sa directrice générale Audrey Azoulay, ou Anne Hidalgo également remarquables). À tous ces exercices d’hommage et d’admiration, Edgar répondit par une conférence de belle facture, prononcée sans notes et intitulée « Ma voie » – parole ironiquement doublée ou précédée de la chanson « My Way » du crooner Sinatra, qui lui-même l’avait démarquée de « Comme d’habitude » de Claude François…
« Ma voie » retraça donc d’une voix bien assurée, depuis l’expérience de la guerre et de la Résistance, la formation intellectuelle ou morale de son auteur, les péripéties de sa vie tissée d’événements, de rencontres, de bifurcations où les hasards, la chance mais aussi la raison se disputent pour aboutir à cette fière mise en ordre dont Edgar nous déroulait sans faiblir le récit, le chemin, la voie. Nul autre que lui ne l’aura empruntée, le site du sujet est inexpugnable dans sa totale singularité ; et pourtant nous étions nombreux, à Cerisy et plus encore hier, à reconnaître dans ce parcours une manière de mieux vivre, dans cette œuvre une planche de salut. Ces gros livres arrachés à la paresse, au sommeil dogmatique, au suivisme nous posent un défi, nous communiquent un élan ; Edgar nous donne envie d’avancer un peu au-delà de nous-mêmes, un peu au-delà de l’esprit du temps pour tant soit peu comprendre celui-ci, a minima le surplomber.
Pourquoi vas-tu à Cerisy ? me demandait un ami avec une nuance de soupçon, en homme que les fêtes et célébrations de ce centenaire agacent déjà. Et c’est vrai qu’on pense trop, en France, par anniversaires. Edgar pourtant, s’il fait aujourd’hui consensus, n’a pas été vraiment fêté dans sa carrière, qu’il entama au CNRS, en marge d’une université qui se moquait bien de ses livres. Lui-même a cité hier, dans son discours, Michel Serres mais ce dernier a-t-il jamais cité Morin ? Derrida, Foucault, Lacan, étoiles montantes des années soixante, nous ont-ils une fois conseillé de le lire, de le suivre à Orléans, Plozevet, derrière la caméra de Jean Rouch ou au colloque sur « L’Unité de l’homme » ? Il aura plutôt attiré des francs-tireurs que des disciples, les moriniens (pensais-je à Cerisy) se reconnaissent entre eux à leur indiscipline, leurs parcours bifurqués. À ce colloque, nous parlions donc de cinéma, d’observation participante, de prospective (inattendue conférence d’Edith Heurgon qui n’a pas l’habitude de s’engager ainsi dans un colloque), et bien sûr de biologie, d’écologie, d’épistémologie, de « réforme de l’entendement »…
Sous la direction, fort plaisante, de Pascal Ory et Claude Fischler, strange bed fellows qui se complétèrent bien, il y avait là Etienne Klein, toujours féru d’anagrammes et qui proposa « Edgar Morin – mari grondé » dont j’admire la pertinence si je me rappelle, dans les années quatre-vingt, les fâcheries de notre héros avec Edwige, leurs querelles toujours surmontées puis reprises ; mais ces querelles remontent à Violette, si j’en crois le livre qu’en tira leur fille Irène, De la guerre conjugale. Tout couple n’est-il pas « antagoniste-complémentaire », pour citer ab ovo l’un des principes cardinaux de La Méthode ? Rien de plus simple que cette complexité, c’est facile comme vivre, comme respirer, comme cohabiter en couple, toutes performances où La Méhode trouve ses premiers pas ! Rêvant moi-même d’anagramme, je tombais sur « Omni-regard » mais n’osais le proposer à Etienne…
Dans ma conférence ceriséenne, j’insistais pour ma part sur le tourbillon qui donne à cette œuvre sa turbulence mais aussi son énergie, son turbo. Et je passais de là à turba, la tourbe ou la foule, le fond sous les figures, jamais très loin du fonds (fundus) nourricier. J’aime chez Edgar qu’on entende gronder ce fond(s), ce point bas de nos élans riche de ressources, et de reprises d’énergie ; la culture dite « de masse » par exemple, méprisée par l’Ecole de Francfort mais si présente dans L’esprit du temps, ou hier encore quand s’entendait dans le bruit de fond de cette cérémonie un écho de Clo-clo. Edgar brasse, il s’amuse et jubile devant la possibilité même de connaître, de marcher, il ne se contente pas de tourbillonner (au grand dam des gardes-frontières), il trublionne du côté des chansons, des contre-pèteries et des jeux de mots. Quelles parties de fous-rires à Cerisy en 1986, dont je codirigeais le colloque avec Serge Proulx et Jean-Louis Le Moigne (retrouvé hier sur l’écran), quand Edgar parmi ses amis (Castoriadis, Atlan, Jean Daniel, ses potes aussi de la Résistance) pétillait et pétaradait, quelle fête du savoir mais aussi du corps car cette pensée demeure vigoureusement incarnée, on sent toujours chez Edgar un corps éruptif, énergumène, le carnaval chez cet amoureux du Brésil n’est jamais loin… Le contraste à trente-cinq années de distance était évidemment cruel et j’ai ressenti dans les mêmes lieux, au fil de cette deuxième session de la semaine dernière, le deuil de cet Edgar que nous ne connaîtrons plus. Mais dont ses livres portent l’empreinte.
Je découvre, à la faveur de cet anniversaire (peut-être trop célébré), à quel point Edgar m’aura façonné. Mais j’ai reçu aussi tout Aragon en héritage, un communiste jusqu’au bout, qui n’écrivit pas d’autocritique, qui ne se donna pas (je le cite) « les gants de cette boxe devant le miroir »… Dans sa péroraison, Michel Wieviorka évoquait hier la liberté d’Edgar qui eut la force de rompre avec l’étouffoir, la pensée captive du Parti. Je ne le suivrai pas sur ce terrain, connaissant la liberté extraordinaire d’un Aragon, où sa manière de retourner en « liens qui libèrent » sa dépendance amoureuse, politique… Le génie ne fut pas, dans son cas, incompatible avec le service du Parti, une leçon à mettre en face de la voie morinienne, un contre-exemple à méditer
Les détracteurs d’Edgar étaient légion dans mes années de formation, et notamment le célèbre couple « Bourdon et Passerieu » qui, dans Les Temps modernes (numéro 211), assassinèrent littéralement l’auteur de L’Esprit du temps. D’autres lui reprochèrent d’être autodidacte, grief typiquement universitaire de ceux qui se réclament du programme, d’une voie d’avance tracée et formatée. Sa voie à lui fut plus buissonnière, et l’idée du buisson avec ses embranchements, ses niches, ses fourrés peut stimuler ou tenter aussi le chercheur. Autodidactes, nous le sommes tous parvenus à un certain point de décollage où il nous faut bien inventer au-delà de l’école, voler de nos propres ailes, qu’avez-vous à redire contre ça ? Edgar nous apprend à apprendre, chose assez rare, et le tome III de La Méthode, « La Connaissance de la connaissance », en constitue peut-être le point nodal ou le foyer. Ce dernier titre me donne la réponse à la question posée, pourquoi aller à Cerisy ? Par re-connaissance, à tous les sens de ce mot, pour redoubler mes connaissances par cette vigilance toujours indispensable ; une science du phénomène humain suppose d’y inclure sa part de nature (le primate en l’homme, sa vie biologique et écologique) ; inversement, toute étude de la nature renvoie aux catégories et aux schèmes de notre culture. Les sciences de l’homme et de la nature se soutiennent réciproquement, il n’y a de sciences qu’humaines, et toute connaissance passe par une auto-connaissance. Décrire (tel aspect du monde), c’est aussi se décrire, comme dans les oiseaux imbriqués d’Escher (ou la « main dessinant »), espaces récursifs où le fond et la figure, la cause et l’effet se définissent réciproquement.
Vertige de ces impensables mains, laquelle exactement y fait quoi, ou précède l’autre, quel est l’objet, et le sujet, comment ponctuer une pareille agentivité ? Cette question rebondira avec la relation de l’organisme à son milieu, où chacun crée l’autre par une récursion centrale à la démarche de Morin, qui ne sépare jamais l’objet et le sujet de la connaissance. Toujours il faut que l’observateur s’observe, que le contrôleur se contrôle… Et cette notion (cybernétique) de contrôle ne débouche pas forcément sur une société policière, mais sur des relations entre sujets mieux tempérées, hors desquelles c’est l’hubris qui menace, ou la démesure.
Le jour de ton anniversaire, le 8 juillet prochain, je t’enverrai peut-être un texto avec ces deux vers de notre cher Totor, tu sais dans « Booz endormi », Car on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, / Mais à ceux du vieillard on voit de la lumière… Te sens-tu ces jours-ci plutôt flamme, ou plutôt lumière ? Ou les deux, comment distinguer ?
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