PARDON pour ces quatre semaines de silence, je rentre d’un voyage en Egypte, suivi d’une escapade dans les îles caraïbes entre Martinique et Tobago Cays (où notre petite famille navigue présentement en voilier). Quelle faute d’avoir abandonné ce blog au moment de le mettre au monde, comme un nourrisson à la fontaine ! J’espère rattraper cette imprudence dans les jours qui viennent en mettant les bouchées doubles, par où (re)commencer ?
Par ce qui fut l’événement majeur du passage par Paris, la ressortie en salle (UGC des Halles) de La Porte du paradis, de l’immense Michael Cimino. J’ai dû voir en trente ans quatre fois ce film, toujours dans sa version longue, car celle proposée en DVD, raccourcie aux normes hollywoodiennes, en mutile des passages essentiels ; la copie « finale » qui ressort aujourd’hui compte 216 mn, sans entracte et sans un seul temps mort. Il faut savoir que ce film faillit lors de sa sortie (1980) ruiner les studios United Artists, et compromit gravement la carrière de son auteur, qui s’était pourtant hissé déjà au pinacle avec Voyage au bout de l’enfer (1978). La revue de presse lisible sur wikipedia est édifiante, le film collectionnant les « oscars de la honte », celui du pire scenario, de la plus mauvaise musique, de l’interprétation, etc. On se demande quels experts ont pu émettre de pareils jugements, en pleine ère reaganienne il faut dire, et touchant une histoire (véridique) qui ne flattait guère le sentiment national, ni la légendaire colonisation de l’ouest. Ce film unanimement détesté aux E.U. peut au contraire figurer, à mon avis, parmi les plus grands (pas seulement les plus longs) jamais tournés, et le Cimino’s bashing donne beaucoup à penser sur les conditions contrastées de la réception d’un chef d’œuvre… J’ai eu plaisir, en lisant la monumentale biographie de Derrida par Benoît Peeters, de découvrir que le philosophe considérait lui aussi Heaven’s Gate comme l’un de ses préférés.
Le Pariscope annonçait une projection « en présence de M. Cimino et d’Isabelle Huppert » ; il vint seul et ne prononça que quelques mots, dans un américain difficilement audible, marmonné dans le micro – mais il salua chaleureusement le public en serrant toutes les mains qui se tendaient depuis le premier rang, et il nous remercia d’être français, d’une culture apparemment plus accueillante que l’américaine, ou mieux en affinité avec sa propre esthétique. La grâce d’Isabelle Huppert inonde ce film et Michael nous proposa de l’acclamer, avant de se retirer guidé dans les marches par une jeune femme qui lui évitait de trébucher car il porte des lunettes noires et semble souffrir des yeux. Quel âge a Cimino ? La rumeur (internet toujours) colporte qu’il aurait changé de sexe (?), et vivrait reclus sur la côte ouest ; à Paris, nous avons vu un vieil adolescent de petite taille sous un stetson blanc trop grand pour lui, porté avec moins d’élégance que celui de Kris Kristofferson à l’écran. Mais comment ne pas envier passionnément ce clône septuagénaire de Michael Jackson d’avoir, avec ces deux films, offert un tel cadeau à l’humanité ? Je donnerais ma vie pour être, ou avoir été, Michael Cimino.
Le hasard m’avait fait voir la veille, dans le même multiplex, Django Unchained de Tarantino, universellement acclamé depuis sa sortie, quel contraste entre les deux films ! Cimino pourrait figurer l’anti-Tarantino, et le tonitruant succès de celui-ci éclaire l’échec (relatif) de celui-là. Django, au demeurant impeccablement conduit, a tout pour plaire (direction d’acteurs, allusions cinéphiliques, morceaux d’horreur et de bravoure…), mais c’est un film post-moderne ou un western post-spaghetti où résonnent fortement la musique de Morricone et les cadrages coup-de-poing de Leone : un entertainment de haut vol, esthétiquement tape-à-l’œil, visuellement et narrativement irrésistible mais pelliculaire et sans réelle épaisseur ; on en sort charmé, voire subjugué par l’habileté toujours légèrement ironique du réalisateur, et par les performances de Christoph Waltz, de Jamie Foxx, de Leonardo DiCaprio au sommet de leur art…, en est-on pour autant « pris » ?
Tentons a contrario de sonder la profondeur singulière du grand western méditatif conçu par Cimino, son film pense mais comment ?
La Porte du paradis, comme déjà Voyage au bout de l’enfer, s’organise en trois volets, et met pareillement en scène des immigrants venus des marches de la Russie. Le premier acte situé à Cambridge (Massachussets) en 1870 s’ouvre sur l’academic pride, vision heureuse et chahuteuse d’un grand collège de la côte est célébrant une promotion d’étudiants. L’écran s’éclaire au petit matin (et nous assistons en effet au matin d’une jeune nation), dans les rues du campus encore désert où défile fièrement le cortège étudiant, précédé d’une fanfare jouant avec éclat « The Battle Hymn of the Republic » ; tous pénètrent sous une coupole pour y entendre les discours contrastés d’un révérend, prononçant d’une voix noble quelques sonores lieux communs de l’autorité universitaire, suivi de la parodie de ce discours par le jeune Bill Irvine, qui boufonne depuis la tribune à la grande joie de ses camarades ; à cette espièglerie s’enchaîne une valse brillante sur les pelouses du campus, où les jeunes gens s’étourdissent à la musique de Strauss. Impossible de ne pas songer que Cimino répond par cette scène à la valse des sphères dans 2001, A Space Odyssey de Stanley Kubrick (1968), ou au long bal du Guépard de Visconti (1963) ; cette valse, elle-même suivie de l’assaut (sanglant) donné autour de l’arbre central par les jeunes hommes s’escaladant les uns les autres pour la capture du bouquet, est une scène-clé du film, elle annonce en effet les mêmes cercles d’une bataille qui opposera, à la fin de la seconde partie, deux camps irréconciliables ; mais la valse suggère aussi, par sa grâce noble et sentimentale, qu’elle n’est qu’un luxe ou la parade éphémère d’un ordre idéal qu’on verra bientôt déchu et piétiné. Toute valse est un peu « des adieux », et le charme poignant de celle-ci est de souligner discrètement que l’accord parfait des jeunes corps, comme l’éclat trompeur du collège, ne pourront qu’être cruellement démentis par le cours ultérieur de l’histoire.
De fait, le jeune patricien vainqueur de cette course au bouquet, Jim Averill (Kris Kristofferson) se trouve sans transition, vingt ans plus tard (1890), versé dans le bruit et le chaos d’une gare du Wyoming où débarquent les immigrants de la seconde vague (qui voyagent dans la fumée des locomotives, juchés sur le toit des wagons), à la grande fureur des premiers occupants, regroupés dans une riche association d’éleveurs de bétail. L’intrigue principale du film se noue autour de ce conflit, qui tournera à une véritable guerre civile entre les arrogants landlords et les miséreux (polonais ou slaves) de la seconde vague auxquels on concède une terre ingrate qu’ils s’épuisent à cultiver, en volant aux premiers quelques vaches pour ne pas mourir de faim. L’animation de la foule autour de la gare est un chef d’œuvre de mise en scène, par le brassage des conditions sociales, la richesse de la bande-son où résonnent plusieurs dialectes, l’empilement et la bigarrure du general store où les hommes s’approvisionnent en armes, en alcools ou en complets-vestons… Je ne connais pas de film où la fureur mais aussi l’ouverture et la fièvre liées à ce mot magique, l’ouest, soit pareillement saisies en un grouillant microcosme. A l’écart de cette gare, l’arrivée des migrants tirant leurs charettes sur un chemin de terre, dans le cadre majestueux des Rocheuses enneigées, marie le western éternel aux diagonales épiques d’Eisenstein ; le paysage, au cours de pareilles scènes, s’impose comme un acteur – et Cimino excelle à nous faire toucher des yeux la route interminable, la boue, la rivière ou le froid. Mais un premier drame survient dans la cabane d’un de ces nouveaux arrivants, qui s’affaire à dépecer une vache ; à travers la toile du drap déployée pour cacher son larcin se profile la silhouette d’un tueur (Christopher Walken), qui calmement l’ajuste et fait feu, crevant littéralement l’écran tendu sous nos yeux. Cet épisode d’une cruauté inoubliable donne à l’histoire son ouverture (ou sa trouée) tragique, l’immigration tourne à la guerre, qui mêle les tripes de l’homme à celles de la vache, et le sang n’arrêtera plus de couler – bien loin du cadre idyllique du premier acte dont les naïves promesses (académiques, amoureuses) ne pourront être tenues.
Impossible de résumer ici la suite ; on y voit Averill (Kristofferson superbe de classe et de sang-froid aristocratique) affronter cette guerre en tentant de prévenir le plan criminel des éleveurs, qui ont dressé une liste de 125 hommes à abattre, et recruté des mercenaires. Il affronte également l’incertain Nate Champion (Christopher Walken) qui se désolidarise du clan des conspirateurs par amour pour Ella Watson ; celle-ci, tenancière du bordel local où l’on paye cash or cattle, est jouée (adorablement) par Isabelle Huppert alors dans sa fleur ; les scènes des retrouvailles au lit entre Ella et Jim, ou le bain d’Ella dans la rivière scintillante, ou les promenades en calèche, fixent des moments de pur bonheur, érotique autant que cinématographique. Autour d’Ella gravitent les deux hommes qui lui proposent également l’amour, mais pas forcément le mariage. Par le thème musical, par des jeux enveloppants de la caméra ou d’une lumière bistre se coulant parmi les couettes et les coussins brodés, Cimino a creusé physiquement ce monde douillet du bordel comme un prolongement de la chair féminine, havre et rempart contre les menaces extérieures de la guerre ; comme dit l’un des immigrants victime des éleveurs, « la femme et le fil de fer barbelé sont les deux facteurs de la civilisation » !
L’autre refuge d’abord récréatif s’ouvre sous l’ample chapiteau de la salle baptisée Heaven’s gate, vouée à l’activité « morale et récréative » du patin à roulettes. La plus belle scène du film, écho elle aussi de la valse initiale, déroule la danse frénétique des villageois sur leurs patins, bacchanale dans laquelle Cimino – qui excelle décidément à filmer les foules – verse pêle-mêle les petits et les grands, les femmes et les enfants, les immigrants et le couple royal d’Averill et d’Ella, entraînés par le violon endiablé (et acrobatique) du fiddler. L’avocat-marshall a déjà dans sa poche la liste noire des 125, mais il ne la divulguera ici-même que le lendemain, voulant laisser ses protégés « profiter de leur dimanche » dans le pur bonheur de la danse, l’insouciance au seuil de la catastrophe. Celle-ci – siège et incendie de la cabane de Nate, assaut final des villageois tourbillonnants sur leurs chevaux autour des éleveurs retranchés – occupe l’heure suivante du film, saturée d’épisodes dramatiques et d’une bravoure spectaculaire. Ni le décor, grandiose, ni le grand spectacle de la mêlée collective n’effacent la cruauté des destins individuels : la mort d’Irvine, pantin bavard et dérisoire, la bravoure d’Ella, la jambe d’un homme brisée sous la roue d’une charrette ou la douleur de la femme qui, alors que le feu a cessé, se donne elle-même la mort devant l’étendue du désastre.
Le troisième volet est étrange. Sans transition (1902) nous sommes projetés en baie de Newport, à bord du steamer d’un Averill vieillissant. La jeune étudiante devenue matrone, séduite par lui lors de la première valse et dont la photo l’a accompagné dans le Johnson county, lui demande en silence une cigarette, tandis qu’il s’éloigne pour fumer la sienne sur le pont, où nous le voyons méditer durement dans une lumière crépusculaire. Sur cette fin énigmatique et d’une froideur tombale s’éteignent les fanfares triomphales, les galops et les coups de feu d’une « histoire pleine de bruit et de fureur », shakespearienne donc, mais racontée par un cinéaste qui est tout le contraire d’un idiot. Chapeau, Mister Cimino !
Je n’ai encore rien dit de la musique, due à David Mansfield ; depuis que j’ai revu ce film, je n’entends qu’elle, les premières notes égrenées à la guitare dès le générique, le thème d’Ella, la danse jouée par le fiddler ou les mesures lancinantes du Beau Danube bleu – leitmotiv universitaire – qui reviennent en sourdine ponctuer la nostalgie des protagonistes. Pourquoi ce film est-il inoubliable, contrairement peut-être à celui de Tarantino ? Parce qu’il ne cherche jamais l’effet mais des caractères, des situations morales et des cas de conscience. Cimino, très délibérément classique, demande au cinéma un dévoilement émotionnel de ses personnages : la faconde spirituelle du cocasse (mais lâche) Irvine ; le taiseux Averill (quasiment seul à l’écran dans la troisième partie, il garde le silence mais avec quelle classe toujours !) ; l’impitoyable puis pitoyable Nate, déchiré entre son amitié et son amour qu’il griffonne pour finir dans les flammes ; la ravissante, coquette, impétueuse, inquiète et toujours brave Ella, qui tient tête aux soudards et saute de la calèche sur le cheval pour traverser la mitraille… Proposition à mes collègues désireux de rafraîchir l’exercice obligé du programme : ne donnez plus à comparer aux élèves Racine et Corneille, mais Tarantino et Cimino, le postmoderne et l’humaniste, l’esthète ironique et le poète lyrique ! Les affrontements chez l’auteur de Django sont surjoués (et des plus réjouissants), ils cherchent l’entertainment plus que la vérité psychologique ou morale, ils s’amusent de leurs propres codes et d’une culture cinéphilique, c’est un cinéma qui décoiffe et décolle ; Cimino reste grave, et sobre ou économe de ses moyens (même si son film coûta follement cher), il ne cède pas à l’ivresse du plan à faire, il passe d’une scène à l’autre en épousant les nécessités de l’action, et d’une histoire cruelle, difficile à raconter ; il nous entraîne à travers les méandres de ses personnages (qui ne sont pas typiques mais compliqués, et pleins d’incertitudes) à saisir les nuances de la méditation, de la compassion, mais aussi du courage, de la rage bravant l’injustice, ou de l’enthousiasme amoureux ; et au contact du corps d’Averill, éclatant de jeunesse au collège, étonnamment vieilli sur le steamer final, il nous fait traverser trois âges de la vie.
Sur quoi médite le lonesone marshall au cours de cet étrange final crépusculaire ? C’est la question que j’aurais voulu lancer au réalisateur si la soirée de l’UGC l’avait permis, mais y aurait-il répondu ? Les grandes œuvres nous laissent devant l’abîme, l’inexplicable, elles nous somment d’imaginer par nous-mêmes, interminablement.
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