Le compteur attaché à ce blog initié en 2013 me l’annonce, ceci est mon cinq-centième billet.
À raison de trois-quatre pages chaque fois, cela ferait un assez gros livre… Et ces articles égrenés « à sauts et à gambades » au fil des rencontres, ces croisements d’effluves ou de courants d’air ont, de fait, nourris plusieurs ouvrages en leur servant de prépublications ou de banc d’essai : Shakespeare ou le Choix du spectre, puis Génération Woody ont vu ici un premier jour… La forme et la périodicité du blog me convient, elle n’implique pas de hâte, ni de contraintes éditoriales particulières, si je la compare aux difficultés de publier aujourd’hui un livre, aux chicanes, aux embarras soulevés par les gate-keepers du papier imprimé.
Quel sujet aborder pour célébrer ce chiffre rond ? Je m’étais dit, depuis les dernières Rencontres philosophiques d’Uriage et mon billet « Le bateau coule », que je devrais davantage rallier ici le camp ou les préoccupations des militants de l’écologie, un courant avec lequel je me trouve en affinités (depuis le numéro de Silex daté de 1980, « La sensibilité écologique »). J’ai plusieurs livres de Bruno Latour sur ma table, qui mériteraient d’être ici développés, mais aussi les ouvrages de plus jeunes chercheurs et militants, Sophie Gosselin, Sylvain Piron ou Baptiste Morizot (ce dernier déjà chroniqué à deux reprises)… Les supports ne manquent pas, avec lequel commencer ?
Mais je me souviens aussi d’avoir consacré plusieurs billets à Victor Hugo, autour des Contemplations particulièrement, mais aussi de Notre-Dame, ou encore des moniales évoquées dans Les Misérables. Un titre auquel on revient toujours. Ouvrons Les Misérables au chapitre 3 du livre troisième, qui condense en trois pages une stupéfiante méditation sur le jardin de la rue Plumet. Le propos d’aujourd’hui prolongera donc ou complètera celui prononcé aux RPU et posté plus haut sur ce blog, « Cultiver son jardin ? ».
Trois pages grandioses donc, à mettre sous les yeux ou entre les mains de tous ceux qui font profession de réfléchir au devenir de notre Terre, ou aux chances qu’a notre bateau de ne pas sombrer corps et biens… Prophétique père Hugo, où puisait-il un tel génie ? Les sources de ce roman sont innombrables, mais celle de ce court chapitre est clairement désignée par son titre, « Foliis ac frondibus », tiré d’un vers du De Natura rerum, « Circum se foliis ac frondibus involventes » (précise Yves Gohin dans son appareil de notes), s’enveloppant de feuilles et de branches… Hugo était un grand connaisseur de Lucrèce avec lequel ces trois pages rivalisent, sur lequel elles surenchérissent.
Il s’agit donc, pour penser la nature des choses, de considérer ce que c’est que l’enveloppement mutuel.
Ce terme fait aussitôt affluer de précises images, par exemple la main dessinant la main d’Escher, placée par Edgar Morin en couverture du tome premier de La Méthode. Mais aussi les sensations et les frissons liés au sentiment d’aimer et d’être aimé. L’amour dans sa manifestation la plus physique, le rut, n’est pas exclu par Hugo mais placé au contraire au centre de ce chapitre où il s’agit de com-prendre, de prendre en étant pris. Le sujet méditant n’est pas séparé ici de son objet d’observation, c’est aux racines de son désir (d’entrer dans la mêlée, de copuler comme d’écrire) qu’il puise et vérifie la vitalité d’une nature exubérante, c’est aux entrelacs végétaux voire cosmiques qu’il reconnaît comment travaillent en lui, bifurquent et s’enchevêtrent dans sa propre nature, ses paroles poétiques ou romanesques avec ses pulsions érotiques.
Mais lisons plutôt, ou recopions : « Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. (…) Le jardinage était parti, et la nature était revenue. (…) Rien dans ce jardin ne contrariait l’effort sacré des choses vers la vie ; la croissance vénérable était là chez elle. (…) Troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s’étaient mêlés, traversés, mariés, confondus ; la végétation, dans un embrassement étroit et profond, avait célébré et accompli là, sous l’œil satisfait du créateur, en cet enclos de trois cents pieds carrés, le saint mystère de sa fraternité, symbole de la fraternité humaine. (…) En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui aspire les effluves de l’amour cosmique et qui sent la sève d’avril monter et bouillonner dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums. À midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été. Là, dans ces gaies ténèbres de la verdure, une foule de voix innocentes parlaient doucement à l’âme, et ce que les gazouillements avaient oublié de dire, les bourdonnements le complétaient. (…) On y sentait cette intimité sacrée de l’oiseau et de l’arbre ; le jour les ailes réjouissent les feuilles, la nuit les feuilles protègent les ailes. »
Hugo s’enchante de ces mutualismes qui expriment la grande loi du vivant, nul individu ne peut exister à part ni croître en solitaire, tout conspire et s’attache, nos relations sont premières et ne connaissent pas de bornes. Savons-nous, demande la suite du texte, où s’arrête un corps ? Savons-nous compter combien d’individus héberge un individu ? Savons-nous tracer les affinités reliant le ver de terre aux forêts, le ciron aux étoiles ? Dans un balayage cosmique de nos voisinages et de nos identités, Hugo bouscule la raison ordinaire, cloisonnante, toujours chiche, pour ouvrir nos sens et les pauvres liens de notre logique humaine trop humaine à une vision fractale de l’univers : « (…) et pour que la nature, qui déconcerte les arrangements mesquins de l’homme et qui se répand toujours toute entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi que dans l’aigle, en vînt à s’épanouir dans un méchant petit jardin parisien avec autant de rudesse et de majesté que dans une forêt vierge du Nouveau Monde. »
Car, dès lors que dans l’immense et grouillante nature tout se tient, il n’est pas de petit sujet. Mais chacun découvre son reflet, son émule ou son frère à une autre échelle, dans une autre dimension de l’espace-temps : « Rien n’est petit en effet. (…) le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l’unité. Tout travaille à tout. (…) aucun penseur n’oserait dire que le parfum de l’aubépine est inutile aux constellations. » Epines-confondus, aubépines-constellations, est-ce un hasard ? C’est la deuxième fois dans ce chapitre, remarquons-le avec Jean Maurel, que Hugo rapproche ainsi le con et la pine !
Mais notre minuscule sexualité humaine n’est que l’amorce ou le miroir à notre échelle de fornications autrement formidables, que déroule la suite : « que savons-nous si des créations de mondes ne sont point déterminées par la chute de grains de sable ? » (Lucrèce toujours). « La germination se complique de l’éclosion d’un météore et du coup de bec de l’hirondelle brisant l’œuf, et elle mène de front la naissance d’un ver de terre et l’avènement de Socrate. Où finit le télescope, le microscope commence. Lequel des deux a la vue la plus grande ? Choisissez. Une moisissure est une pléiade de fleurs ; une nébuleuse est une fourmilière d’étoiles. (…) épanouissant tout en Dieu ; enchevêtrant, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse, toutes les activités dans l’obscurité d’un mécanisme vertigineux, rattachant le vol d’un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait ? ne fût-ce que par l’identité de la loi, l’évolution de la comète dans le firmament au tournoiement de l’infusoire dans la goutte d’eau. Machine faite d’esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur est le moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque. »
On n’arrêterait pas de citer. De méditer. Le petit jardin de la rue Plumet s’abouche ainsi aux gouffres, aux genèses primordiales, aux tourbillons d’étoiles qui foisonnent sous la plume de Victor, dans son mouvement ici saisi de vertige. De telles pages profondément nous arrachent à nous-mêmes et nous instruisent, il faudrait les donner en dictées, les placarder sur les murs… Une sensibilité, un éveil à une écologie digne de nous faire rêver, et désirer, passait ainsi circa 1850 par cette rue Plumet.
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