Nous vivons sur une idée simple de notre raison, assimilée depuis Descartes (voire Aristote) à l’analyse, et appliquée à la résolution de nos moindres problèmes : voulez-vous comprendre le monde, ou ce qui vous arrive ? Il vous faut, comme le formule avec une souveraine clarté le Discours de la méthode, toujours bien « diviser une difficulté en autant de parties qu’il sera nécessaire pour la mieux résoudre ». Ce que vérifient les circonstances les plus triviales du quotidien, je découpe mon bifteck et je le mastique en autant de parties qu’il sera nécessaire pour le mieux avaler, je grimpe les marches d’un escalier et divise par elles la hauteur à franchir en autant de parties qu’il sera nécessaire pour la mieux gravir, etc. Cette maxime est tellement évidente que nous n’imaginons pas d’autres alternatives, la nature nous oppose en tous lieux une certaine portion d’étendue qu’il suffit d’isoler partes extra partes pour la mieux comprendre, et maîtriser. Nous appliquons ce même schéma aux gens de rencontre, ou aux circonstances de nos vies quand il s’agit de démêler leurs parties constitutives. Et ce modèle de la division, qui a fait ses preuves dans les sciences de la nature, a contaminé, je le crains, jusqu’à la psychanalyse dont l’objet (le sujet) ne relève certainement pas de ce type de raison, ou d’explication.
Le dernier livre de François Jullien, Ce point obscur où tout a basculé (L’Observatoire, mars 2021), oppose à ce précepte-paradigme de la division l’opération de cliver, par laquelle c’est en épousant les veines et les fissurations intimes d’un bloc minéral qu’on parvient à le tailler. Autre modèle d’une pensée qui épouse, qui accompagne le feuilleté intime des choses (ou des circonstances) pour mieux les pénétrer, les travailler. À la raison, qui impose d’en haut son quadrillage au monde, Jullien oppose ainsi une connivence avec le matériau dont il s’agit de suivre les fibres, de démêler les nœuds : l’opération est moins orientée par la vérité, la mise en évidence, que par la viabilité qui décèle les veines, les souffles, les linéaments du tao. On n’explique pas (du dehors), on épouse et on suit une configuration repérée. Le lexicographe Xu Shen déclarait, aux environs de l’an 100 : « Raisonner, li, c’est travailler le jade » (page 51). C’est en descendant aux ramifications intimes des choses, en décelant ce qui secrètement les fissure qu’on pénètrera leur compacité, pour plus commodément opérer.
Jullien avant d’en venir au jade consacre un chapitre éclairant au partage, et notamment à la ligne de partage des eaux, invisible mais signalée sur l’autoroute de Bourgogne, quelque part du côté de Beaune. J’avais moi-même rêvé à ce verbe, partager qui signifie à la fois mettre en commun et diviser ; si je mentionne par exemple mes « nuits partagées », l’expression renvoie à la fois à celle qui m’accompagne au lit, mais aussi aux heures d’insomnie qui coupent le sommeil, et donnent occasion de ruminer en essayant des positions pour me rendormir. Le même verbe désigne la continuité, et l’interruption, une communauté assez merveilleuse (apprendre à dormir ensemble !), et son morcellement… Mais revenons à Jullien : le partage des eaux, irréversible (le petit ru depuis un point donné coulera sans espoir de retour vers l’océan, la Manche ou la Méditerranée), a ceci d’émouvant que le vallonnement qui en décide paraît indécelable ; une ondulation ordinaire fait basculer, à tout jamais, le courant sur tel versant ; une propension, qu’on ne discerne pas, est à l’œuvre et opére sans faillir.
« Propension » est un terme qui ne divise pas, qui n’isole ni ne tranche, mais qui respecte la processualité des choses, qui suggère un cheminement transitoire entre être et non-être, il y a et il n’y a pas… Nos vies présentent à l’évidence de telles failles, ou lignes de force ; et bien souvent ce que nous appelons volonté, sujet, désir ou délibération n’est que l’effet de ces secrètes et actives propensions. Nous aimerions, dans la continuité d’une vie, isoler le moment décisif, « ce point obscur où tout a basculé », choix d’un métier, d’un amour, ou plus douloureusement début d’une maladie… Le propre de la « vie » peut-être est de déjouer ces faciles chronologies, de moquer cette illusoire topographie. On voudrait, comme chacun dit, faire le point mais – il n’y a pas de point, conçu comme un atome d’espace ou un grain de temps. « Point » est le fantasme, simplificateur, de notre raison analytique appliquée à des processus, à des plis ou des écheveaux de fils à suivre. « La vie dans les plis », titre très bien Henri Michaux, suggérant qu’il n’y aura pas d’ex-plication, pas de sortie hors de cet abri nourricier des plis, de cet appareil de nervures et de fibres orientées.
Dans l’opéra Cosi fan tutte de Mozart, Guglielmo (qui plus que son camarade Ferrando sera la dupe de cette histoire) chante un air où il invoque, avec une énergie qui confine à la rage, la recherche d’un gran perche, « d’un grand pourquoi ». L’amant aussi trompeur que trompé ne sait à quelle raison se vouer, l’amour ou les femmes sont taillés dans un jade pour lui trop opaque, il n’en discerne pas les veines et les chemins secrets. Il arrive qu’un opéra nous rappelle ainsi, merveilleusement, les limites de notre entendement, et la balourdise de nos raisons. J’en faisais la remarque hier, à propos du film Husbands and wifes de Woody Allen ; Mozart (avec da Ponte), Woody savent délicatement tailler le jade, et leurs œuvres regorgent là-dessus de leçons. Combien de fois nous obstinons-nous à chercher le pourquoi, le point de départ, à plaquer une chose sur la cause qui a tout décidé ? Le jeu des implications, substituées à l’explication, serait une vue plus sage (pages 66-67) ; et ce que nous nommons événements mériterait mieux le nom d’avènement. À la façon, forçons le trait, dont une révolution (grand mot, point de non-retour dont notre histoire se gargarise) n’est le plus souvent qu’une révélation, la montée en ligne d’une couche sous-jacente.
Petite parenthèse : Jullien consacre son livre à la notion d’événement, en s’obstinant à l’orthographier (fautivement et partout) évènement, par contamination de l’avènement ?
« Nous ne pouvons rien « expliquer » de nos vies qui soit intimement convaincant » (page 76). Et les grands événements que nous nous plaisons à y distinguer sont rarement des commencements, mais plutôt des constructions, des rationalisations après coup. Cause, fin, sujet, volonté, point de départ, ou d’arrivée…, tout ce bagage intellectuel nous encombre, en nous retenant de penser les processus, les connexions et les conspirations, les résonances et les milieux, les filons enchevêtrés au creux des corps et des esprits, en un mot (ressassé ?) la vie ! « L’homme pense, Dieu rit », résumait Kundera.
J’ai pensé à ce rire en lisant Jullien, qui re-pose bien pour finir (mais il en a déjà si souvent traité) la question des murs de notre esprit. Comment savoir ce que notre langue nous force à penser, et ce qu’inversement elle nous dérobe, nous cache, nous détourne de chercher, en nous enfermant dans son système, ses raisons que nous hypostasions en clé universelle ? L’examen de conscience, le doute cartésien, la réflexion ou la réflexivité ne nous avancent guère, à proportion qu’ils opèrent dans l’élément de cette chère vieille langue qu’il s’agit justement de quitter, de critiquer. Tout effort pour se retourner contre elle en utilisant ses propres ressources, nous enfonce dans la même voie, ce n’est pas une alternative mais plus de la même chose… L’ouverture ne vient que par le détour, l’écart, l’exploration des autres langues. Toutes veinées d’autres fibres, de corridors secrets où Jullien nous guide, qu’il prend plaisir à tailler comme le jade.
S’extirper, surplomber le monde pour mieux le penser ?
(Tableau de Caspar-David Friedrich
François Jullien, Ce point obscur d’où tout a basculé (L’Observatoire, mars 2021, 160 pages, 18 €).
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