Le Second manifeste convivialiste, Pour un monde post-néolibéral vient de paraître (éditions Actes sud), sept ans après le premier, et c’est un événement pour tous ceux qui, confrontés aux urgences présentes et à la domination des choix néolibéraux, ne savent plus vers quels remèdes ou quelles doctrines se tourner.
Car il n’est pas question de revenir aux anciens mots en -isme : socialisme, marxisme, anarchisme, libéralisme…, ont fait leur temps et prouvé leurs insuffisances. Aucune de ces idéologies n’est à la hauteur des défis actuels, et le convivialisme ici proposé n’est pas un -isme de plus.
J’ai, dans deux billets précédents, « Combattre la démesure » et « Pourquoi je viens au convivialisme », déjà présenté ce courant qui, s’il est doté désormais d’un programme, ne constitue ni un parti ni une idéologie. Une somme des réflexions et des discussions, plutôt, issues des livraisons successives de la Revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales) et des écrits d’Alain Caillé, par un groupe d’intellectuels français et étrangers dont on trouvera les signatures à la fin de l’ouvrage. Dans cette liste de trois-cents noms, je relève avec plaisir ceux de chercheurs aussi robustes et respectés qu’Edgar Morin (qui se présente comme « médiologue », heureux effet de sa complicité avec Régis Debray, hélas absent de notre panel ?), Mireille Delmas-Marty, Philippe Descola, Dany-Robert Dufour, Jean-Pierre Dupuy ou Bruno Latour… La pensée ou percée convivialiste n’est donc ni la lubie d’une secte, ni une utopie de café du Commerce. Mais la présentation soigneusement pesée par ce collectif des dangers qui nous assaillent, et l’examen raisonné des remèdes ou des mesures à prendre pour éviter le pire.
Quoique sollicité et tenu informé des différents états du texte, je n’ai pas personnellement participé à sa rédaction, trop occupé par des travaux de déménagement à l’automne dernier ; j’espère me rattraper ici en aidant du moins à la diffusion de cet effort remarquable de synthèse, et de courage intellectuel. Bon nombre de personnes sont en effet partagées, devant l’état de notre monde, entre le déni sceptique (« le réchauffement climatique, quelle blague ! ») et le catastrophisme des collapsologues, deux attitudes qui rendent également impuissants, ou poussent au statu quo. Le premier mérite de ce Manifeste est de nous outiller intellectuellement, et moralement. Oui, les obstacles sont quasi insurmontables puisque le dérèglement climatique, et tout ce qu’il entraîne, n’est pas chose locale mais mondiale : seule une internationale de penseurs et d’acteurs coordonnés peut être à la mesure des dangers. Et le climat lui-même n’est qu’une facette d’un processus multi-factoriel, ancien, qui a pour lui l’évidence de la routine et des recettes éprouvées. C’est contre cette paresse, et ce confort de pensée, que le Convivialisme nous invite à réagir ; ce n’est pas chose aisée, et ce petit livre est tout sauf simpliste.
Reprenons donc ses principales thèses, pour tenter de le mettre comme il le mérite (et l’exige) « entre toutes les mains ». Une première question, celle qu’on se pose invinciblement à l’ouverture de l’ouvrage, est d’évaluer son pouvoir d’entraînement : tout ce qu’il avance est juste sans doute, mais comment propager dans le public, comment étendre ces dérangeantes vérités et transformer ses lecteurs en acteurs ? Car informer ne suffit pas, et les chemins de la persuasion sont obscurs. « Je sais bien, penseront nombre de sympathisants, mais quand même… » L’acte même de la lecture suppose un isolement, sinon une séparation, contre laquelle l’ouvrage s’élève dès ses premières pages en martelant le mot ensemble : écrit par un collectif, le Manifeste s‘attache à en façonner un autre, celui des agents (internationaux) décidés à prendre en mains pour le redresser le (désastreux) cours des choses. Il s’adresse à la foule immense de ceux qui ne demandent pas la lune – mais le respect de leur simple humanité. Par exemple en ne tolérant pas davantage l’abjection de la misère que celle, également insupportable, de l’extrême richesse.
On a raison d’écrire des livres, d’argumenter et de penser contre le désordre dominant, de se dresser contre ceux d’en face, les tenants de l’idéologie néolibérale, soit d’un capitalisme délivré de ses entraves keynésiennes, et qui recherche désormais le profit à l’état pur. La bataille, insiste le Manifeste, se joue aussi à coups de mots, d’idées, de façon de nommer les choses et de raisonner. Au paradigme ridiculement étriqué de cette économie financière et rentière qui triomphe aujourd’hui partout, il est urgent d’opposer d’autres façons de compter, de désirer et surtout de partager. Urgent de démentir Thatcher et son fameux TINA : « There is no alternative ». (On lira page 12 le résumé lumineux, en six thèses, de ce catéchisme néolibéral qui fait tant de mal, et auxquels les convivialistes s’opposent point par point. Rien ne serait pire, dans la situation actuelle, que d’en rester à une indignation de surface, à une déploration sans cible ni opposants. D’une façon constante, ce petit livre pugnace, et toujours très clair, nomme l’adversaire et le réfute pied à pied.)
Face à une situation d’hégémonie (au sens de Gramcsi), le Convivialisme s’attache donc à construire ce qui pourrait devenir un paradigme alternatif, qui soit à la fois politique, économique, moral ou anthropologique. Projet trop ambitieux ? Il mérite mieux que le dédain ou la moquerie de principe. Imaginez l’ouvrage tombant entre les mains d’un habitant d’une Terre dévastée, autour de 2060, qui découvrirait trop tard, et avec quelle colère, ces avertissements d’une époque où il était encore temps, du temps que les convivialistes avaient raison !
Car, le Manifeste y insiste, il n’est pas trop tard, et quantité d’initiatives associatives ou de raisonnements parmi nous vont dans le bon sens (on lira pages 21-25 la recension partielle de ces alliés, depuis les travaux du GIEC jusqu’aux AMAP de mon quartier). Une bataille très rude est engagée, qui passe aussi par les idées, qui exige un sursaut philosophique capable de nous faire « sortir du carré » ; ou, comme demandait Nietzsche, une transmutation des valeurs, dont l’émergence demeure incertaine : quelles sont nos marges de chance, de combien de temps disposons-nous encore ? Le premier score à marquer contre l’adversaire, qui veut nous enfermer dans le fatalisme, est d’affirmer qu’il existe une alternative, un autre programme, un paradigme ou une philosophie de substitution (à défaut d’une planète de rechange !) ; il convient d’énumérer les articles de ce programme point par point.
La première des « valeurs » à combattre chez l’adversaire est l’avidité, son affirmation que « greed is good » ou que, par ruissellement, la cupidité des uns fera le bonheur de tous. Le catéchisme néolibéral ne met pas de limites à l’hubris, cette démesure tant dénoncée chez les Tragiques grecs et qui aboutit, par exemple, à une Terre où les quarante personnes aujourd’hui les plus riches ont autant de fortune que quatre milliards d’autres hommes – où un homme peut donc peser ou « valoir » autant que cent millions de ses congénères ! On mesure par de tels chiffres, ou par la carrière chez nous d’un Tapie ou d’un Carlos Ghosn, à quel point les inégalités ont explosé, depuis l’âge classique du capitalisme qui, pour un Franklin Roosevelt, tolérait dans une entreprise des écarts de salaires de 1 à 20. Laissés à eux-mêmes sur un marché où domine l’extrême individualisme, ses opérateurs perdent tout respect du commun, et du sens commun, seul compte un désir qui, très au-delà du besoin, n’a plus de frein dès lors que les hommes se comparent et s’envient mutuellement. L’énigme du désir, quand il caracole sans aucun cran d’arrêt, est au cœur de ce petit livre (à la façon dont René Girard, ou Jean-Pierre Dupuy, en ont fait le pivot de leurs pensées).
J’ai dit que le convivialisme ne s’avançait pas comme un -isme de plus. Il réalise plutôt une accolade entre les propositions des -ismes précédents, il se présente comme leur « fond doctrinal minimum commun », en formulant cet art de vivre ensemble qui valorise la relation et la coopération, de façon à s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la Nature (page 38). Soit l’énumération des cinq principes (pages 42-45), désormais canoniques, qui fondent ce nouveau paradigme, principe de commune naturalité, de commune humanité, de commune socialité, de légitime individuation et d’opposition créatrice (ces deux derniers principes prévoyant et encourageant même le conflit – dans les limites du bien commun et de la proscription de l’hubris). Le rappel insistant du ou des communs s’oppose donc en tous points à l’individualisme néolibéral.
Ouvrage où se trouve formulée pour la première fois
la théorie du » ruissellement »
Accolade me semble le mot juste pour résumer l’effet, sur moi, d’un corps de doctrine qui en effet m’accueille ou m’enrôle, avec le sentiment non de l’extrême nouveauté mais d’y reconnaitre un fond ou un fonds anciens, ou résonne l’héritage des Grecs, du christianisme, de Nietzsche (la transmutation des valeurs) et bien sûr et toujours de l’écologie. Différentes sagesses se croisent ici, avec bonheur et profit. Quel bonheur par exemple de rappeler, contre tous les profiteurs à front bas, que la plus grand richesse naît de nos relations intersubjectives, que le don et la coopération nous rendent plus forts que la rivalité de tous contre tous, que le sentiment d’aisance ou de vie bonne n’est pas lié à la richesse comptable, que le calcul économique quand il s’arrête à la valeur marchande est une restriction de pensée qui conduit droit à la géhenne sociale et à l’étouffement psychologique et moral, etc !
Le néolibéralisme, cet analphabétisme politique et social, conduit sur tous les plans notre monde à sa ruine ; le convivialisme en retissant les anciens liens, les anciens soins, nous redonne un abri, une maison hors des eaux glacées du calcul égoïste.
Alain Caillé
Beaucoup de points seraient à développer dans cette trop courte présentation d’un petit livre majeur, par exemple quand celui-ci renvoie dos à dos la fausse alternative de l’universalisme et du communautarisme (comment convivre avec des intégristes et des femmes voilées ?), en introduisant la pensée d’un nécessaire « pluriversalisme » (page 72) ; ou encore quand il discute, de façon pour moi convaincante, des moyens et des chances d’une fiscalité plus équitable. La revue du MAUSS a été portée par des sociologues et des économistes qui, tout en dénonçant la tyrannie des chiffres, ne plaisantent pas avec eux, et je leur fais sur ce point confiance.
Emparez-vous de ce Manifeste, discutez-le, propagez-le, efforcez-vous de l’enrichir, de le dépasser ou au minimum de le copier… Le vœu le plus cher de ses rédacteurs est d’être récupérés, ou fondus dans un ensemble plus large : dans la foule, encore trop éparse, anonyme et sentimentale, de tous ceux qui sentent à quel point cela ne peut plus durer, et va craquer, à quel point il faut que cela change !
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